La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 58

Mercredi 20 avril, 0 h 7

            Qui peut bien vouloir me rencontrer à cette heure ? Des collègues ? Peu probable, car après la tempête Dedieu, nous avons bien besoin de prendre du repos, et rien ne semble nécessiter de traverser la ville de nuit quand un coup de fil peut suffire. Intrigué, les membres alourdis par l’alcool, je me traîne jusqu’à la porte et regarde par le judas. Dans le couloir, un homme et une femme vêtus de noir, costume pour l’un et tailleur pour la seconde.

            Je ravale ma salive en reconnaissant leurs visages. Il s’agit des deux agents de la DCRI. Christian Werner et Flora Nédélec, si ma mémoire est bonne. Que me veulent-ils, à cette heure ? C’est peu de dire que je n’ai pas toujours vécu des moments agréables avec des gens de leur engeance, notamment dans l’affaire Conti. Flora Nédélec s’approche de la cloison pour sonner.

            — Ouvrez, Bussy ! fait son collègue. Nous savons que vous êtes là.

            Je ferme les yeux, hésitant, puis rassemble un sursaut de lucidité pour comprendre que c’est inévitable.

            — Qu’attendez-vous de moi ? je leur souffle à travers la porte.

            — Juste vous parler, fait Werner. Nous désirons vous rencontrer hors du commissariat.

            — Pourquoi ?

            — Laissez-nous entrer, vous verrez bien.

            Un soupir plus tard, je déverrouille la serrure et les deux se retrouvent bientôt assis sur mon canapé, avec moi les dominant sur une chaise installée face à eux. J’ai un peu honte de mon intérieur qui n’a rien de cossu, recevant le mobilier minimum et toujours des piles de cartons contre un mur. La bouteille de whisky entamée des heures plus tôt trône sur la table basse qui nous sépare, mais je m’empare de la carafe d’eau que j’ai rapportée de la cuisine pour remplir trois verres.

            — Bon, qu’est-ce qu’il y a ? maugrée-je, m’attendant déjà à devoir supporter leurs reproches sur la manière dont nous avions soldé l’affaire Jarric sans les prévenir.

            Les deux se regardent en souriant. Cette fois, la jeune femme prend les devants.

            — Nous avons une proposition à vous faire, déclare-t-elle en plongeant ses yeux clairs dans les miens.

            De quoi me troubler. Faut dire que je ne multiplie pas les occasions d’entendre de tels mots dans la bouche d’une dame, ces derniers temps. Et quand malgré tout j’ai cette chance, ça ne m’apporte que des soucis. Alors je reste vigilant et maintiens mes lèvres closes.

            — Nous savons que vous avez continué à fureter sur le darknet, ajoute-t-elle, confirmant mes craintes.

            Je demeure stoïque et ne tente pas de nier. Je me demande juste à quelle sauce ils vont me manger. Quelle sanction devrai-je subir ?

            — Ce n’est pas très correct, enchaine-t-elle. Même si ça ne nous a pas surpris.

            Je me repositionne contre le dossier de ma chaise. À partir du moment où ils ont été informés de notre découverte, ils nous ont sans doute espionnés de la même manière que nous surveillons nos cibles.

            — Je vois, murmuré-je. Dois-je commencer à préparer ma défense pour une future procédure disciplinaire ?

            — Mais non ! fait Nédélec. En fait, c’est tout le contraire !

            — Comment ça ?

            — Nous sommes ici pour vous proposer un recrutement, intervient son collègue. Comme cette histoire de cybercrimalité semble vous tenir à cœur, il nous paraît plus opportun d’exploiter vos compétences que de tenter de les brider.

            — Je n’ai pas l’intention de changer de poste, je lui rétorque.

            — Il n’est pas question d’une mutation, précise la policière. Nous avons juste besoin de relais dans les territoires pour lutter contre ce fléau.

            — Nous sommes venus directement vous trouver pour nous assurer que cette option peut vous intéresser avant d’en informer votre hiérarchie, ajoute Werner, concentré, les sourcils froncés.

            Sans me soucier de leur avis, je m’empare d’une cigarette roulée et l’allume dans la foulée. La dose de nicotine m’aide à remettre quelque peu mes idées en place.

            — Mais concrètement ? m’inquiété-je, entre deux bouffées de fumée. Quel serait mon rôle dans tout ça ?

            Un autre échange de regards entre mes deux visiteurs, juste avant que la jeune femme me rétorque :

            — Vous seriez responsable d’un groupe sur Toulouse. Votre mission serait d’enquêter sur des éléments que nous vous transmettrions.

            — En fait, renchérit Werner, il s’agit d’une subdivision d’une direction un peu spéciale ayant vocation à s’étendre à l’ensemble du territoire. Elle n’a pas de nom, n’apparaît nulle part sur l’organigramme de la police nationale, mais entre nous, nous l’appelons la BCP.

            — La Brigade des Crimes Parfaits, précise Nédélec.

            Ils affichent des sourires satisfaits, déjà persuadés que je vais accepter leur offre. C’est vrai qu’elle est alléchante. De plus, je ne trouve pas abusif le qualificatif dont s’est affublé cette équipe cultivant le secret, tant les voyous qu’elle poursuit peuvent être difficiles à appréhender, une fois que leurs exactions sont passées à la moulinette de l’application numérique.

            — Nous avons connaissance de l’intégralité des services sollicités via le site de l’Alliance, reprend Werner. Bien sûr, il nous est impossible de tous les empêcher sous peine de révéler à ses membres qu’ils sont surveillés, mais nous pouvons néanmoins choisir d’éviter les plus graves, ou encore assumer ceux qui faciliteront l’identification des profils composant les plus hauts degrés de la pyramide. Nous utilisons du reste la même méthode que vous avez déjà expérimentée avec le syndicaliste. Quand une affaire concernera votre juridiction, nous accepterons le crime sur le darknet puis nous vous contacterons pour placer la victime à l’abri après avoir mis en scène son faux assassinat. Vous serez ensuite chargé de l’enquête qui consistera à en démasquer les vrais commanditaires, nous permettant progressivement de remplir les cases vides de leur organigramme.

            Je suis d’emblée enthousiasmé par ce programme. C’est d’ailleurs celui que je désirais suivre, mais avec des moyens beaucoup plus limités.

            — Il s’agit d’une guerre de longue haleine que nous vous proposons de mener avec nous, conclut Nédélec, d’un air austère, tout en hochant son joli visage auréolé d’une couronne blonde.

            Oui, mais l’armée qu’ils me suggèrent de rejoindre n’est-elle pas déjà viciée à son sommet par des infiltrés du camp adverse ? Ce que je connais de l’Alliance Palladium m’impose de ne pas faire preuve de naïveté. Cette organisation bénéficie de ressources si considérables que l’intégrité de cette fameuse « Brigade des Crimes Parfaits » tiendrait du miracle. Mais comment savoir ? De toute façon, ces gens semblent disposer d’un tableau complet de nos découvertes, y compris l’ouverture d’une autre porte sur l’univers contrôlé par nos ennemis. Si je refuse, ils ne se gêneront pas pour la fermer, elle aussi, et alors nous ne serons pas plus avancés. Bref, leur offre est alléchante, mais nécessite peut-être des garanties. D’ailleurs, une me vient tout de suite à l’esprit.

            — Je dois convenir que c’est tentant, murmuré-je.

            Les deux hochent la tête dans une coordination idéale, les yeux rivés à mon visage. C’est un peu flippant.

            — Mais avant d’accepter, je vous prie d’écouter mes conditions, précisé-je, sur un ton plus haut.

            — Ça ne nous surprend pas, commente Werner. Quelles sont-elles ?

            — D’abord, je souhaite que tous les enquêteurs qui travaillaient avec moi sur le dossier Jarric intègrent ce nouveau groupe.

            Ils échangent un regard. Ils devaient s’y attendre, car Werner répond très vite :

            — Pas de soucis. Comme ils sont déjà affranchis, nous n’y voyons que des avantages.

            Il s’interrompt, avide de connaître ce que je leur réserve en suivant.

            — Damien Bordère doit également faire partie de l’équipe, ajouté-je. Il appartient à la Division de la police technique depuis peu et il s’est occupé du côté informatique de l’affaire Jarric. Donc il est aussi au courant que nous, si ce n’est plus.

            — Ça ne devrait pas poser de difficultés, rétorque toujours Werner, m’apparaissant de plus en plus comme étant le plus gradé des deux. Nous en parlerons à Gaudin.

            — À ce sujet, rebondis-je, je dois avoir l’assurance de ma hiérarchie qu’elle déchargera mon groupe des tâches courantes quand une enquête liée à l’Alliance Palladium s’imposera.

            — C’était prévu, intervient la jeune femme, trop heureuse d’apporter sa pierre à l’édifice.

            — Bon, tente Werner, pressé de conclure. Je pense qu’on a fait le tour, non ?

            C’est maintenant ou jamais. Ma manœuvre comporte des risques, mais les avantages que je peux en retirer les compensent largement. Du moins, c’est ce que je crois. Et comme je ne vois pas comment arriver à mes fins d’une autre façon, autant jouer cette carte tout de suite. Leurs réactions me permettront en outre de les cerner un peu mieux.

            — Pas tout à fait, je lui réponds.

            Werner baisse les yeux alors que Nédélec s’adosse au canapé en croisant les bras. Content de mon petit effet, je les laisse un peu mariner avant de leur annoncer :

            — Je souhaite que vous placiez une personne sous surveillance numérique et que les données récoltées soient transférées sur un des ordinateurs de mon groupe.

            Ils restent stoïques. Il leur en faut plus. Je m’exécute :

            — Il s’agit d’Hervé Labrousse.

            Là, j’ai retrouvé toute ma lucidité pour bien analyser leur comportement, prompt à noter le moindre clignement de paupières, froncement de sourcil ou autre rictus pouvant me révéler qu’ils connaissent cet homme. Mais je ne repère rien de tel, juste deux visages circonspects en attente de renseignements supplémentaires pour pouvoir se prononcer.

            — Qui est-ce ? se décide à me demander Werner.

            — Le PDG de FTR.

            Toujours le même questionnement modelant leurs traits.

            — FTR ? répète Nédélec.

            — L’acronyme de Felix Temporum Reparatio. Une locution latine signifiant « le retour des jours heureux ».

            Je viens d’aiguiller leur intérêt. La jeune femme réagit enfin.

            — Il s’agit d’une société de sécurité, murmure-t-elle.

            Nos regards se croisent.

            — J’ai lu ce nom dans votre dossier, ajoute-t-elle, peut-être un peu trop vite au goût de son compagnon qui se crispe à ses côtés.

            Elle estime préférable de préciser :

            — Nous avons dû rassembler quelques informations à votre sujet avant de descendre à Toulouse, la première fois.

            — Je comprends, répliqué-je, conciliant.

            — Pourquoi voulez-vous placer sous surveillance cet homme ? intervient Werner.

            — J’ai des raisons de penser qu’il appartient à l’Alliance Palladium.

            — Qu’est-ce qui vous le fait croire ?

            — Je vous le dirai si vous acceptez mon marché.

            — Nous n’avons pas tous les droits, capitaine Bussy, insiste mon interlocuteur. Comme vous, nous devons justifier une telle démarche auprès des magistrats avec qui nous travaillons sur le démantèlement cette organisation.

            Je me lève et m’approche de la grande table du salon où j’ai installé mon bureau personnel, avec portable et divers tas de documents. Je repère assez vite la chemise cartonnée confiée par Salvatore Conti. Je retourne vers le canapé avant de la poser entre les deux verres de mes invités.

            — Jetez-y un œil, je leur propose. Et l’on en reparle après.

            Werner soupire, certainement parce qu’il ne s’attendait pas à ce que cette visite s’attarde autant, mais Nédélec s’empare du dossier pour en sortir des feuilles agrafées. Je les connais par cœur. Il s’agit des impressions-écrans réalisées par le pirate qui a espionné l’ordinateur d’Hervé Labrousse pour le compte de Salvatore Conti. On peut y lire la liste des services rendus et reçus par ce dernier grâce à l’application informatique criminelle, des messages échangés avec ces correspondants secrets, un aperçu partiel du tableau compilant toutes les demandes d’exactions quand le PDG de FTR les consultait et autres perles du même genre. Si toutes ces informations doivent faire l’objet d’une analyse poussée associée de recoupements pour tenter d’en éclaircir le sens et surtout trouver qui se cache derrière chaque pseudonyme, il n’en demeure pas moins que les deux agents de la DCRI restent collés un bon moment à cette liasse.

            — Tankred105 ? lit Werner, avant de me considérer.

            — C’est son petit nom sur le site.

            — Pourquoi vouloir qu’on l’espionne, si c’est déjà le cas ? s’étonne Nédélec.

            — Parce qu’il a repéré le virus et l’a éjecté. Ce n’était pas l’œuvre d’un des nôtres, mais d’un pirate.

            — Qui ? demande Werner.

            — Je ne sais pas.

            — Alors qui vous a donné ces papiers ?

            — Une source que je tiens à préserver.

            Leurs regards se croisent. Je devine un sourire vite effacé sur le visage de Nédélec. Si elle ne semble pas être à la tête de cette fine équipe, elle me paraît être celle qui a le plus bossé, car elle se retourne vers moi et me propose :

            — Ne serait-ce pas votre ami Salvatore Conti ?

            — Il n’est pas mon ami, répliqué-je en me raidissant. Juste une personne sur qui j’ai enquêté. Et je ne confirme pas son implication en l’espèce.

            — Peu importe, fait Werner. Ces documents sont confondants. Peut-on les emporter ?

            — Si vous acceptez ma requête.            

Werner se lève et sa collègue l’imite avec un temps de retard. Il tend sa main droite vers moi.

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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