Je gare la voiture devant la maison, au numéro treize. Il fait nuit, mais l’éclairage public installé dans ce lotissement de Caraman nous permet d’observer les alentours. Personne en vue, juste d’autres véhicules stationnés sur les places collées au trottoir. Serge grogne à mes côtés, pressé d’en découdre. C’est que nous sommes sur le pont depuis le matin, avec tous les membres de notre groupe, et nous savons tous deux qu’il va encore s’écouler bien des heures avant de pouvoir regagner nos lits. Je jette un œil sur l’horloge du tableau de bord. Vingt-trois heures. C’est à nous de jouer.
Je m’extrais de l’habitacle et la température glaciale me saisit. Serge me rejoint et nous marchons vers la propriété, une maison classique de couleur indéterminée et cernée d’une murette surplombée d’un grillage. Elle semble avoir été construite récemment, comme toutes celles qui l’entourent. Le marché de l’immobilier se porte bien dans notre région, dopé par l’économie florissante de l’industrie aéronautique.
Je me fige devant le portillon et observe le jardin situé au-delà, espace traversé par un chemin gravillonné qui mène jusqu’à une terrasse couverte protégeant le seuil de l’entrée. Je le trouve bien négligé, les herbes folles atteignant des hauteurs indignes d’une pelouse entretenue dans les règles de l’art. La tonte bimensuelle des périodes estivales ne doit pas être la préoccupation première des occupants de ce lieu. Sentiment confirmé à la vue des haies qui séparent cette propriété de celles qui la bordent, également privées de coupe depuis des lustres.
Serge tourne la poignée et pousse le battant métallique vers l’avant, dégageant le passage. Nous n’avons pas affaire à des fanatiques de la sécurité. Je le suis jusqu’à la porte de l’habitation dont certaines fenêtres sont éclairées. J’entends aussi de la musique, un rock alternatif assez musclé que je ne parviens pas à attribuer à un groupe de ma connaissance. Tout en appuyant sur la sonnette, je respire profondément, conscient que le destin de ces gens va se jouer dans les trois prochaines heures et qu’il dépendra essentiellement de notre capacité à résoudre l’énigme qui les touche. Je perçois un carillon étouffé, mais le morceau ne s’interrompt pas pour autant. Après quelques secondes d’attente, je réitère pour le même résultat.
— Fait chier ! râle Serge. Qu’est-ce qu’ils foutent ? On se les gèle !
Agacé, il décide d’employer les grands moyens en frappant des deux poings le bois lasuré. Cette fois, la musique saturée de basses s’éteint assez vite, puis une lumière s’allume derrière le verre dépoli. Bientôt, une silhouette s’y découpe en ombre chinoise.
— C’est pour quoi ? fait la voix d’un homme.
— Ouvrez-nous, monsieur Blanchet, je m’empresse de lui répondre. C’est la police. Victor Bussy et Serge Gayral, du commissariat de Toulouse.
Prudent, notre interlocuteur se contente de déverrouiller la petite fenêtre nichée dans la porte. La lucarne est protégée par deux barreaux ouvragés. Jérôme Blanchet me domine d’une bonne tête. Svelte, cheveux bruns, courts et bouclés, barbe mal taillée et anneau en or à l’oreille gauche, le tout compose un look d’aventurier. Il est vêtu, pour ce que j’en vois, d’un simple teeshirt noir à manches longues. J’extrais ma carte professionnelle de mon caban et la place à hauteur de son nez. Serge ne se donne pas cette peine, répugnant à sortir ses mains des poches de son épais manteau sombre. Le résident prend son temps pour examiner mes papiers avant de reporter un regard soupçonneux sur nous.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demande-t-il.
— Nous vous l’expliquerons à l’intérieur, je lui réponds, en rangeant ma carte.
— C’est une question de vie ou de mort, ajoute Serge, adepte de la psychologie de boucher.
Notre gars blêmit, ses sourcils dessinant deux parachutes au-dessus de ses yeux clairs. Ses lèvres esquissent un ovale vite disparu. Puis il déglutit et déverrouille le battant avant de l’ouvrir. Il s’écarte et nous nous empressons de pénétrer dans un couloir. Il referme la porte derrière nous.
— Alors ? s’enquit-il, les bras croisés, semblant répugner à nous permettre d’explorer plus avant son intimité.
— Vous êtes seul ? je lui rétorque.
— Pourquoi ?
— Parce que notre démarche intéresse tous ceux qui se trouvent ici en ce moment.
L’homme secoue la tête, la mine grave.
— Je ne comprends pas.
— Vous saisirez plus tard. Mais d’abord, répondez-moi.
Son regard devient fuyant. Il paraît embarrassé.
— Audrey est là, se décide-t-il finalement à nous dire.
— Audrey comment ?
Il baisse les yeux.
— Loubet-Bernat, marmonne-t-il.
— Épelez-moi, je lui demande, en sortant mon petit calepin rangé non loin de ma carte tricolore.
Il s’exécute et je me concentre pour ne pas faire d’erreur, ne rechignant pas à lui faire répéter la série de lettres pour être sûr.
— OK, murmuré-je en le fixant. Allez la chercher.
— Mais elle est déjà couchée…
— Je vous en prie…
Il soupire et s’enfonce dans le couloir avant de disparaître sur la droite. Nous en profitons également pour progresser et pénétrons bientôt dans une vaste pièce abritant cuisine et salle à manger. Les habitants de cette maison ne placent pas la décoration au sommet de leurs préoccupations. Aucun tableau pendu aux murs et de simples planches posées sur des briques accueillent une infinité de bouquins. Pas très étonnant, pour un prof de français, comme nous avons pu le déterminer dès que notre commanditaire nous a donné l’adresse de la victime, à peine deux heures plus tôt.
Je m’empare de mon portable, un de ceux appartenant à la nouvelle série de jetables achetés par Jessica, et appelle celui de Damien, en poste dans notre repère, le cagibi de l’Embouchure. Il décroche à la première sonnerie.
— J’écoute, commence-t-il.
— Fais une recherche sur Audrey Loubet-Bernat.
Je prends soin d’épeler à mon tour.
— C’est bien noté ? m’inquiété-je.
— Ouaip, ça roule.
— OK, je reste en ligne.
Je l’entends pianoter de l’autre côté des ondes. Quand Jérôme Blanchet revient, il me trouve avec le téléphone collé à l’oreille. Je lui souris pour lui signifier que tout va bien. Il regarde Serge et lui propose d’un geste de la main de s’asseoir autour de la table en bois massif trônant au centre de la pièce. Mon collègue ne se fait pas prier et je l’imite. Notre hôte également, juste avant qu’une jeune femme apparaisse dans l’embrasure de la porte. La trentaine, taille moyenne, elle bénéficie de mensurations avantageuses, excessives à point au niveau de la poitrine. Cheveux châtains à la fois fins et denses attachés sur la nuque, yeux noirs inquiets braqués sur moi, son visage délicat m’enchante même s’il se présente au naturel, sans maquillage. Elle a pris le temps de passer un bas de survêtement et un sweat à capuche. Elle s’installe à côté de son compagnon.
— C’est une prof d’anglais, déclare Damien à mon oreille. Elle travaille aussi au lycée Bellevue, comme Jérôme Blanchet.
Courte pause. Les autres restent silencieux, leurs regards rivés sur moi.
— C’est quand même étonnant qu’elle soit là, ajoute mon collègue. Elle est toujours domiciliée à Saint-Orens, avec son mari Christophe Loubet et ses deux enfants.
— Fouille de ce côté-là, s’il te plait.
— OK, patron. Je vous rappelle.
Je pose mon téléphone sur la table, puis souris à la jeune femme.
— Nous sommes vraiment désolés de vous déranger à cette heure, mais nous n’avons guère eu le choix, je lui dis.
— Qu’est-ce qui se passe ? me demande-t-elle, les sourcils froncés.
Je devine qu’elle doit s’inquiéter pour sa famille, imaginant déjà être frappée par un coup du destin. Je soupire avant de placer, à côté de mon portable, une clé et une télécommande ressemblant à celles ouvrant les portières des voitures.
— Je suis au regret de vous informer que vos têtes sont mises à prix, déclaré-je, en concentrant mon attention sur le charmant visage.
Mes mots semblent glisser sur elle, comme si elle ne les comprenait pas.
— Quelqu’un veut vous tuer, j’insiste. Et nous sommes là pour empêcher ces crimes.
Cette fois, le sang abandonne la face de la malheureuse.
— C’est du délire ! s’insurge son ami, penché en avant, les coudes posés sur la table.
— Hélas non, je lui rétorque. Et nous avons quatre heures pour déterminer qui souhaite vous supprimer, faute de quoi nous devrons simuler vos décès, car il ne nous restera plus alors que cette option pour vous sauver.
Pendant que Jérôme Blanchet secoue le crâne, incapable de souffrir mes propos, sa compagne place sa main droite sur son épaule opposée. Il va leur en falloir plus pour me croire et je me prépare à leur sortir, du mieux que je peux, l’exposé que j’ai répété quelques heures auparavant.
— Un individu a commandité vos assassinats via un site caché sur internet que nous avons réussi à infiltrer. Il aspire à maquiller ces crimes en simples conséquences tragiques d’un accident domestique. Malheureusement, quelqu’un a accepté cette mission macabre contre une rémunération substantielle et il s’est arrangé pour dissimuler trente-cinq litres de monoxyde de carbone liquide dans vos combles. Ce gaz est inodore. À forte concentration, il peut provoquer la mort en quelques minutes. La bouteille est branchée à l’arrivée d’air de votre VMC double flux.
Je regarde la télécommande et la montre du doigt.
— Cet appareil permet de diffuser des émanations dévastatrices dans votre système d’aération. Nous sommes censés appuyer sur le bouton à trois heures du matin.
Je reprends ma respiration. Leurs yeux écarquillés ne me lâchent pas. Je poursuis :
— Nous pourrons monter dans le grenier pour vérifier, mais je dois auparavant achever mon histoire. Vous devez vous demander pourquoi la police intervient à la place des tueurs, non ?
Comme ils ne me répondent pas, je continue :
— Nous avons infiltré cette mafia numérique et nous avons donc pu repérer le service convoquant votre assassinat. Nous l’avons accepté pour éviter qu’un autre criminel vous visite cette nuit. Malheureusement, nous n’avons été destinataires des informations concernant l’adresse de la maison ciblée, la vôtre, qu’aujourd’hui à vingt et une heures, ce qui nous a empêchés de vous avertir plus tôt. Les gens qui vous en veulent prennent leurs précautions.
Je regarde Serge sans parvenir à deviner ses sentiments derrière son visage impassible. Je fronce les sourcils avant d’aborder la partie la plus délicate de mon exposé.
— Vingt minutes après avoir saturé votre domicile de gaz létal, nous devions arrêter le mécanisme et attendre encore une bonne demi-heure afin que toute l’atmosphère intérieure en soit purgée. Ensuite, il nous suffisait d’utiliser cette clé pour pénétrer dans votre demeure, bien nous assurer du résultat, achever de vous étouffer dans l’éventualité peu probable où vous auriez survécu, puis aller jusque dans votre cellier pour endommager votre chaudière en respectant les instructions qui nous ont été envoyées préalablement, de manière à conforter la thèse d’un accident domestique.
Les deux victimes en puissance, un peu sonnées, baissent les yeux vers la table. Mes mots ont engendré des images dans leurs crânes, celles de leurs propres morts, et ils éprouvent quelques difficultés à s’en détacher. Il est temps de les y aider.
— Voilà tout ce que nous savons pour l’instant, leur avoué-je, un ton plus bas.
— T’as oublié de mentionner qu’on devait aussi faire disparaître tout l’attirail dans le grenier, marmonne Serge.
— C’est juste. Pardon pour cette erreur…
Serge hausse les épaules. Je fixe de nouveau mon attention sur Jérôme Blanchet, puis sur la jeune femme.
— Maintenant, nous avons besoin de votre coopération pour identifier la personne qui souhaite vous tuer. Nous devons également comprendre comment une bouteille de gaz a pu se retrouver installée dans vos combles et aussi par quel procédé ces criminels ont réussi à se procurer la clé de votre domicile et ainsi connaître le modèle exact de votre chaudière à fioul.
Je m’interromps, un peu embarrassé de constater à quel point mon exposé a affecté le couple assis face à moi. Jérôme Blanchet prend son visage à deux mains et des larmes commencer à inonder les joues de sa compagne. Sur la table, l’écran de mon portable s’éclaire et affiche le nom de mon correspondant. Je m’empresse de décrocher.
— Patron, fait Damien. Christophe Loubet, le mari de la femme qui est avec vous, est ingénieur informatique et fondateur d’une start-up abritée par une pépinière d’entreprises de Labège. Il a déjà amassé une petite fortune.
— Entendu, je lui rétorque, satisfait des éléments récoltés qui me permettent de brosser un tableau assez réaliste de la situation. Reste près du téléphone.
— Comptez sur moi.
Je coupe la communication. Même si je suis pressé de les solliciter, je préfère leur octroyer quelques secondes supplémentaires pour se ressaisir. Serge me montre le plafond de l’index de sa main droite. J’acquiesce d’un signe de tête. Rien de tel que de retourner au concret pour se remettre les idées en place.
— OK, fait mon coéquipier, avant de se lever. Monsieur Blanchet, allons jeter un œil à vos combles, d’accord ? Il y a une trappe pour y accéder ?
— Oui, répond notre hôte en relevant le menton. C’est dans le garage.
— Vous m’y conduisez ?
Un soupir et le malheureux se lève à son tour. Les deux hommes disparaissent bientôt dans le couloir, me laissant seul avec la jeune femme qui continue à sangloter doucement, le regard rivé à une fenêtre qui donne sur la rue éclairée par un lampadaire municipal.
— Madame, je la sollicite, préférant m’adresser à elle sans évoquer le nom de son mari. Je suis vraiment désolé, je me répète, mais vous devez m’aider à comprendre. Comme je l’ai dit, si nous n’arrivons pas à identifier l’individu qui est derrière tout ça, nous n’aurons pas d’autres choix que de simuler vos assassinats. Ces gens disposent de moyens considérables, je vous assure, et ils s’acharneront à vous éliminer s’ils savent que vous en avez réchappé. En revanche, si nous débusquons le commanditaire rapidement, nous pourrons le forcer à leur mentir. Il pourrait ainsi leur raconter une histoire comme quoi il s’est rétracté au dernier moment et qu’il s’est arrangé pour vous faire sortir de la maison cette nuit. Bien sûr, même s’il renonce à son projet macabre, il devra payer les sommes promises pour le mettre en œuvre, mais ça devrait suffire à supprimer le danger pesant sur vos vies. De cette façon, vous pourriez continuer à voir vos enfants.
Je n’ai pas conclu mon propos par hasard. L’évocation de ses gamins lui arrache un hoquet, puis elle déglutit et frappe la table des deux mains.
— L’enfoiré ! jure-t-elle. Et qu’est-ce qu’il va lui arriver, à lui ?
— A qui ?
— Mon mari ! Je suis sûre qu’il est impliqué !
Elle secoue la tête, les mâchoires serrées.
— Si c’est le cas, il ne s’en tirera pas si facilement, je lui réponds.
— C’est lui…
— D’accord, mais il faut d’abord m’expliquer pourquoi vous le pensez…
Elle baisse les yeux, cherchant certainement ses mots, puis commence à me raconter une histoire au demeurant fort banale avec un amour qui s’essouffle, un conjoint qui songe plus à amasser de l’argent qu’à entretenir de bons rapports avec sa femme, un homme qui change, avec qui elle parle de moins en moins, qu’elle se surprend progressivement à regarder comme un étranger, un individu de plus en plus insupportable, arrogant et méprisant vis-à-vis de ceux qui ne réussissent pas comme lui, adoptant comme seule mesure de la valeur d’un être sa capacité à construire une fortune financière. Et le désir se tarit, indépendamment de sa volonté. Elle lutte pourtant pour le préserver, ne rechignant pas à s’aveugler, à se mentir, à se traiter d’ingrate et de folle, de mauvaise épouse, s’ingéniant à inventer toute sorte de subterfuges pour rallumer la flamme, mais finalement en vain, rien n’y fait, bientôt elle n’accepte même plus qu’il le touche. Elle s’en veut de s’être fourvoyée à ce point et de ne réaliser son erreur qu’après avoir mis au monde deux enfants magnifiques. Elle croit d’abord qu’elle mérite son sort et que sa punition sera de taire ses idées malsaines quitte à devoir tolérer cet inconnu jusqu’au crépuscule de sa vie. Mais ce n’est pas si facile et la dépression la guette. La rencontre avec Jérôme Blanchet, un jour de rentrée de classe, sera sa bouée de secours. Elle relève la tête.
— Je l’ai quitté avant de le tromper, déclare-t-elle, un air de défi dans les yeux. Bien sûr, Christophe n’a rien vu venir et il n’a pas bien pris la chose quand je l’ai appelé, en mars dernier, pour lui dire que je ne reviendrai pas à la maison.
Son point de vue me semble limpide, d’une logique implacable, et je me retiens de justesse de lui souffler qu’elle a eu raison d’interrompre cette relation qui ne la rendait pas heureuse. Je ne suis pas là pour ça. Cela dit, je ne peux m’empêcher de me mettre à la place de son mari et de ressentir avec lui un sentiment insupportable de trahison. D’autant plus que j’ai vécu une expérience similaire dans un passé récent. Je connais mieux que quiconque la fureur qui peut vous emporter à un point tel que les barrières de la morale s’estompent. Comment imaginer frapper l’imposteur devient une obsession et combien il faut lutter pour ne pas libérer sa violence. La différence est d’ailleurs peut-être là, entre cet assassin et moi. J’ai réussi à me dominer alors qu’il a décidé de passer à l’acte. Je me demande juste ce qui fait que l’un plonge quand l’autre se ressaisit. Est-ce mon éducation, les règles inculquées par mes parents ? Ou bien l’amour que je porte à Sophie ? Car je dois bien le reconnaître, malgré le calvaire de ces derniers mois, j’éprouve encore des sentiments pour elle. Mais une ultime question s’impose et me trouble. Aurais-je été si raisonnable si j’avais su pouvoir éliminer mon rival sans être mis en cause ? Parce que c’est dans cet état d’esprit que Christophe Loubet se trouvait avant de commanditer le double meurtre de sa conjointe et de son amant. Il savait qu’il pouvait résoudre ses soucis en se contentant de débourser une somme d’argent qui ne représentait certainement que peu de choses au regard de sa fortune personnelle. Voilà de quoi m’offrir un surplus de motivation pour supprimer cet outil qui permet si facilement aux puissants de s’affranchir de toutes règles morales, même si rien ne me laisse supposer que, privé de l’Alliance Palladium, ce type n’aurait quand même pas imaginé un autre moyen pour tuer son épouse.
Je chasse ces pensées dérangeantes alors qu’elle me raconte comment son mari a été emporté par le ressentiment. Il l’a même frappée une fois, mais elle a décidé de ne pas porter plainte, surtout pour épargner ses enfants. Elle est maintenant incapable de soutenir une discussion normale avec lui. Tout est prétexte à disputes, à insultes. D’autant plus qu’elle a entamé récemment les démarches pour divorcer et qu’il a compris qu’il devrait lui verser une prestation compensatoire conséquente pour qu’elle puisse maintenir son train de vie. Et qu’elle tirerait surement un bénéfice de la vente de leur maison de Vieille-Toulouse…
— Il ne cesse de hurler que je n’aurais rien, que du malheur, m’avoue-t-elle, toujours les larmes aux yeux.
Elle s’interrompt en voyant Serge dans l’encadrement de la porte.
— On a trouvé la bouteille, marmonne mon collègue en regagnant sa place, Jérôme Blanchet dans son sillage. On l’a débranchée.
— OK, dis-je, en regardant Audrey Bernat. Je crois qu’on a identifié notre suspect numéro un. Il est temps de lui rendre une petite visite…
— Que va-t-il lui arriver ? me demande-t-elle.
Je réfléchis, conscient qu’elle n’appréciera pas forcément notre plan. Puis je me décide à lui révéler la vérité.
— D’abord, il devra tromper ses complices. Notre priorité étant de démanteler cette organisation criminelle, il deviendra un de nos indics.
— Vous ne l’arrêterez pas ?
— Pas tout de suite…
— Vous rigolez ?!
— Non. Si nous l’appréhendions, les membres de cette mafia numérique comprendraient immédiatement qu’ils sont espionnés et ils prendraient des mesures pour nous échapper. Ce n’est pas une option, car alors nous compromettrions notre capacité à sauver des gens comme vous…
Elle me fusille du regard. Malgré le bon sens de notre démarche, elle déteste certainement l’idée de savoir son mari en liberté alors qu’elle ne voit désormais en lui qu’un assassin. À côté d’elle, son amant reste impassible. Je me demande ce qu’il pense de tout ça et surtout s’il arrivera également à maîtriser la pulsion qui lui commandera bientôt d’aller rendre une petite visite au gars qui a voulu les tuer. On marche sur des œufs et je ne peux me raccrocher à mon expérience professionnelle. Rien ne nous a entrainés à gérer ce genre de situations. Nous sommes des explorateurs.
— La justice s’occupera de lui dès que possible, je vous assure. D’une manière ou d’une autre, il paiera. Mais en attendant, il nous offrira un point d’accès. Je peux aussi vous certifier que vous n’aurez plus jamais à le côtoyer et il ne pourra voir vos gamins que sous l’œil attentif des services de l’enfance.
Je soupire, conscient que mes propos pèsent bien peu dans la balance.
— Et puis, je vous en prie, pensez un peu à vous et à votre famille, murmuré-je, un peu honteux de ce que je m’apprête à dire. Que gagnerez-vous à le savoir derrière les verrous ? Imaginez la réaction de vos gosses, de vos proches…
Elle grimace, commençant à exprimer son désaccord, mais je lève la main pour lui intimer de garder le silence. Même si mes prochains mots vont piétiner toutes règles morales, je suis convaincu de l’aider en les prononçant.
— Tout ça, vous pourrez vous l’épargner au moins dans un premier temps et ça laissera à vos enfants du temps pour grandir. Dans l’intervalle, si votre mari est malin, il continuera à faire fructifier son affaire et donc à vous reverser une part de ses bénéfices, alors que vous ne percevriez rien s’il était poursuivi.
— Je crois que je préfèrerais, se crispe mon interlocutrice.
— Je comprends. Je ne fais que souligner les quelques avantages de la situation. Bien sûr, si vous pensez dès à présent contester notre démarche en justice, alors nous serons contraints de prendre d’autres mesures… Car nous avons besoin de votre accord.
— La place de cet enfoiré est derrière les barreaux, me rétorque-t-elle. Vous pensez aux gens qu’il va côtoyer, ses amis, ses employés ? Vous les condamnez à vivre avec un meurtrier. Et c’est pareil pour mes gosses ! Il les garde, en ce moment même…
— À partir de maintenant, il ne quittera plus jamais nos écrans radars. Il ne pourra rien nous cacher. Voilà une peine bien plus grande que la prison, songez-y…
— Vous ne le connaissez pas ! Il est retors, diablement intelligent ! Il arrivera à vous berner !
Elle fronce les sourcils.
— Et que ferez-vous s’il prévient ses complices ? demande-t-elle.
— Impossible. Une fois qu’il aura accepté de collaborer avec nous, et nous ne lui laisserons pas le choix, il deviendra un traitre vis-à-vis de l’organisation à laquelle il a sous-traité vos assassinats. Si ces gens l’apprennent, ils le tueront.
La sentence l’impressionne. Elle recule sur sa chaise et fixe son amant. Plus que tout autre argument, je sens que je viens de la convaincre. D’imaginer son mari avec une épée de Damoclès lévitant à deux centimètres de sa nuque semble satisfaire son besoin de justice.
— Alors on est d’accord ? tenté-je. Le temps presse…
Les deux échangent un dernier regard. Elle se retourne vers moi.
— C’est bon, maugrée-t-elle. Occupez-vous de ce salaud.
Pendant que je m’empare de mon portable, Serge extrait les documents d’une poche de son manteau et les pose sur la table. Je recherche Estelle sur la liste déroulante et appuie sur l’image du petit téléphone vert.
— C’est pas trop tôt, râle ma collègue, après avoir décroché.
— On fait ce qu’on peut.
— Ouais, c’est ce qui m’inquiète.
— Charmant.
— T’as raison, c’est le qualificatif qui me va le mieux.
— T’es sûre d’être si pressée ?
— Accouche.
— Le suspect se nomme Christophe Loubet. Damien vient certainement de rassembler un maximum d’infos à son sujet. Consultez-les sur le trajet. Et ne merdez pas sur ce coup-là, il faut le terroriser.
— J’ai Moki avec moi, me rappelle-t-elle.
— Alors ça roule.
Le jeune colosse me fait penser à sa partenaire habituelle.
— Des nouvelles de Jessica et Manu ? me soucié-je.
— Ils tournent dans le lotissement. Tout est calme. Apparemment, le planificateur des assassinats s’est dispensé de dépêcher une seconde équipe pour vérifier que la première exécute bien ses ordres.
— Il a dû sacrifier cette précaution pour en tirer plus de bénéfices.
— L’appât du gain le perdra. A tout à l’heure, Vic, je te recontacte.
Elle raccroche. Je soupire, estimant que notre première enquête pour la BCP semble engagée sur les bons rails. Ils ne nous ont prévenus qu’une semaine auparavant et nous avons utilisé le profil d’Antoine Kœnig, l’employé de l’entreprise de plomberie, pour accepter l’indulgence. Nous avons su exploiter ces quelques jours pour nous organiser. Je regarde à nouveau la jeune femme dont le visage exprime à présent plus de curiosité que de peine.
— Très bien, lui dis-je. Maintenant, essayez de vous souvenir. À qui avez-vous confié vos clés, ces derniers mois ?
— FIN —
Pour multiplier le Noir au carré, abonnez-vous et recevez, en cadeau, le ebook de Couru d’avance :