La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 57

Mardi 19 avril, 23 h 35

            Comme un éternel retour, je me retrouve devant une bouteille de scotch dans mon appartement de Borderouge avec Springsteen qui passe en boucle sur mon ordinateur. Là, il interprète The River pendant un concert donné au début des années quatre-vingt du siècle dernier. Mon esprit divague et son chant rauque, chaud, chargé d’émotions, évoque mes balades avec Sophie sur les sentiers des Pyrénées, deux décennies plus tôt, quand nous remontions cette petite vallée au-dessus de Pau. Un chemin serpentant au fond d’une gorge humide grouillant de salamandres jaune et noir. Ma mémoire doit me jouer des tours, car je ne me souviens que d’un sentiment de plénitude alors que je sais que ces années charriaient également leurs lots de soucis, et en tête la mort récente de mes parents dans un crash aérien qui m’avait laissé seul dans l’existence, avec pour premier impératif de subvenir à mes besoins. Pourtant, rien de tout cela ne me revient à l’écoute des paroles du Boss et je ne me rappelle que de notre amour naissant, la certitude que le futur ne ferait que prolonger notre bonheur, les projets qui nous tenaient à cœur, achever nos études puis se construire un nid douillet pour accueillir les enfants que nous ne manquerions pas d’engendrer. Parce que je souhaitais m’adonner à la vie et en accepter toutes les implications, en explorer tous les sentiers, comme pour me venger du destin qui m’avait accablé trop tôt en me privant de deux êtres aimés. Depuis, j’ai trouvé ma place en ce monde, me spécialisant dans la lutte contre les forces de l’entropie, la destruction, à défaut de savoir célébrer la vitalité d’une relation épanouissante avec la mère de mes filles. Tant pis, je suis sans doute du mauvais côté, un peu perdu dans ces espaces chargés d’ombres, mais je ne m’épargne pas pour tenter de les endiguer. Cet engagement, je l’ai choisi et je suis prêt à en payer le prix. Le bonheur n’est probablement pas pour moi, mais si par mes actes j’arrive à favoriser celui de mes contemporains, et d’abord celui de mes princesses, alors je pourrais éprouver un jour, pourquoi pas, une certaine paix intérieure.

            La playlist lance le morceau suivant, Nothing Man, composé en l’honneur des pompiers du Onze septembre. Pas de quoi me remonter le moral, même si la balade me parait toujours aussi magnifique dans sa douce retenue. Le drame des tours jumelles me rappelle que le monstre contre lequel je me bats vit encore. L’hydre n’est pas morte, loin de là. Nous avons juste réussi à lui trancher une tête, une de celles officiant dans ma ville. Je me console à cette idée, alors que nous ne sommes pas parvenus ces derniers jours à découvrir le moindre indice nous permettant de résoudre la disparition de Thomas Jarric. Depuis l’abandon de son téléphone portable dans la rue, il a disparu. Littéralement évaporé de la surface du globe, ou plutôt certainement enseveli six pieds en dessous, quelque part, dans un lieu qu’il nous sera très difficile de retrouver. Personne n’a assisté à son enlèvement. Nous sommes bien allés enquêter au café Luce, mais aucun des cinq employés ne se souvenait de la personne qui avait déposé l’enveloppe contenant la clé de la chambre 38. Peut-être qu’un d’entre eux appartient à l’Alliance Palladium, mais j’ai préféré m’abstenir de solliciter la juge d’instruction pour obtenir l’autorisation de les placer tous sous surveillance numérique. Par acquit de conscience, j’ai demandé à Jessica et Moki de prendre la femme de Jarric en filature, mais là encore cette piste n’a rien donné, l’ancienne mannequin n’ayant jamais tenté de s’éclipser pour rejoindre son conjoint. Bien au contraire, elle semble peu affectée par son absence et mène grand train dans leur villa de Cugnaux.

            Bref, l’enquête patine et je ne vois pas comment la relancer pour provoquer sa seule conclusion acceptable, l’arrestation du coupable. Et dans ces conditions, il est certainement temps de consacrer nos énergies à d’autres crimes. Springsteen se tait avant d’entamer Paradise, comme pour me souffler son onction. Privé d’huile sainte, je me rabats sur mon verre et le vide en avalant une ultime gorgée d’alcool. Sa chaleur me réconforte. Elle engendre une pensée du même tonneau.

            Au moins, l’enquête a permis de relâcher un innocent. Car fort des preuves rassemblées, la photo de la fille de Jarric en possession du tueur d’Aymeric Dedieu et le film de son exécution trouvé dans l’ordinateur de la chambre 38, Laetitia Lafargue a autorisé la libération de Guilhem Canillac le lendemain de la disparition de notre nouveau suspect principal. Si le gamin est sorti de la prison les larmes aux yeux, à jamais marqué par l’expérience de l’incarcération et néanmoins débordant de gratitude vis-à-vis de ceux qui avaient réussi à éventer le subterfuge censé le compromettre, son père ne l’a pas entendu ainsi.

            Hier, il a insisté pour me rencontrer en présence du commissaire Gaudin et ce dernier a finalement accepté d’organiser l’entrevue, surtout pour tenter de préserver ce qui restait à sauver des relations entre notre service et le Parquet. J’ai vécu des moments plus agréables. Dans sa diatribe introductive, l’assistant du procureur m’a qualifié d’incompétent et a fini son intervention en demandant ma tête à mon supérieur hiérarchique, ne se gênant pas pour me toiser en prononçant son réquisitoire. Tout le long, je brûlais de l’interrompre pour me défendre, mais arrivais malgré tout à garder le silence comme me l’avait conseillé Gaudin avant la confrontation. Et puis, malgré le sentiment d’injustice m’opprimant en écoutant ces mots, je ne pouvais m’empêcher de me dire que la réaction de ce père était justifiée. Car même si le subterfuge des criminels nous laissait que peu d’options pendant l’enquête, tant les preuves accablant son fils semblaient irréfutables, j’avais de toute façon écroué un innocent. Certes, un innocent un peu particulier, non exempt de tout reproche, surtout eu égard au rôle qu’il avait joué des années plus tôt dans le suicide de Maëlys Jarric, mais innocent quand même dans le dossier qui m’avait été confié.

            En résumé, j’ai ravalé ma fierté, serré les dents et réussi à maitriser mes nerfs jusqu’à ce que le magistrat bouleversé s’effondre en larmes à mes côtés, alors que Gaudin nous faisait face, un peu gêné derrière son bureau. Fin psychologue, ce dernier a profité de ce moment pour exprimer ses regrets, puis les excuses de tout son service, avant de m’encourager à faire de même, et je me suis exécuté de mon mieux. Une fois ce préalable achevé, le commissaire n’a pas rechigné à préciser les multiples révélations soulevées par notre enquête, et notamment l’existence de cette mise en scène complexe, impliquant de nombreuses personnes, qui avait été imaginée par Thomas Jarric dans le but unique de se venger des deux gamins qu’il tenait responsable de la mort de sa fille. Puis mon patron m’a surpris en évoquant l’outil utilisé par les criminels pour mener à bien leur projet, à savoir l’application informatique cachée sur le darknet. Je m’attendais plutôt à ce qu’il la passe sous silence, conformément à la promesse nous liant aux agents de la DCRI, mais Gaudin avait décidé que le père du malheureux méritait de connaitre la vérité, et il a pris le temps de l’affranchir de la totalité de nos découvertes, ne refusant que de lui confier l’identité des individus compromis. Son exposé ne souffrant d’aucune lacune, je n’ai même pas eu à intervenir pour en développer quelques points. Charles Canillac est donc ressorti de l’entrevue avec une tout autre vision de l’affaire, et certainement accablé d’un point de vue nouveau et quelque peu effrayant sur son environnement. Bien sûr, si j’ai eu la faiblesse pendant quelques instants de croire qu’il me pardonnerait le calvaire subi par son fils, j’ai déchanté très vite lorsqu’il s’est retourné vers moi sur le pas de la porte pour me dire qu’il ferait tout pour me chasser des forces de l’ordre. Comme quoi la logique ne compte guère quand l’émotion domine l’humeur d’un homme.

            Et j’en sais quelque chose.

            Il suffit que je pense au type que j’ai croisé au bas de l’immeuble accueillant l’appartement que je partageais avec Sophie pour que des images s’imposent, de celles qui cadreraient bien avec n’importe quel film d’action, et dans lesquelles j’imagine mes poings exploser son visage arrogant. Dans cet état d’esprit, le tuer ne me poserait que peu de problèmes de conscience. J’ai même l’impression que ça me soulagerait. Et que personne ne me dise que ce n’est pas raisonnable, je l’admets bien volontiers. En fait, ce gars n’y est vraiment pas pour grand-chose dans le fait de coucher dans mon lit. Sophie l’a généreusement invité à le rejoindre. C’est elle, la comptable de cette situation. Ou plutôt moi, quand je fais preuve de bonne foi et que je me rappelle ma responsabilité dans la dislocation de notre relation. Et pourtant, malgré toute logique, je fantasme à l’idée de punir physiquement ce type. Alors le père Canillac, je le comprends, voire je pense que je n’aurais pas agi différemment si un collègue avait jeté par erreur une de mes filles en prison. Tiens, le Boss doit approuver ce raisonnement, car il vient de se taire. La playlist s’achève et je n’ai pas le courage d’en relancer une autre.

            Je soupire. Il est temps d’aller me coucher. Il est tard et je travaille demain. Mais comment trouver le sommeil alors que je sens ce goût de charogne au fond de ma gorge, à la fois doux et acide, provoqué par le dégoût de vivre dans ce monde privé d’éthique ? Un univers où des gens œuvrent dans l’ombre dans l’unique but d’accroitre leur pouvoir, sans aucune considération pour une quelconque règle morale. Mais là encore, ce n’est pas vraiment nouveau. Ce qui l’est en revanche, ce sont les moyens qu’ils emploient et la puissance originale qu’ils en retirent. Ce site du darknet mobilise tous les avantages des dernières avancées de la science pour favoriser l’accomplissement des services demandés par son biais sans donner la moindre chance à la police de les contrer, du moins si elle se contente de recourir à des méthodes d’investigation classiques.

            Voilà pourquoi je me réjouis d’avoir su préserver un ultime accès à la chouette, un trou de serrure grâce auquel nous pouvons encore espionner ses projets. Pour cela, nulle commission rogatoire n’a été nécessaire. Pour s’éviter des poursuites judiciaires, Antoine Kœnig nous a simplement autorisés à utiliser son matériel et ses codes, comme l’avait fait avant lui Mahmod Al-Askari, devenant pour nous un indic d’un nouveau genre. Ainsi, j’ai pu argumenter auprès de Gaudin que Damien reste rattaché à mon groupe, et surtout obtenir son feu vert pour réinstaller toute notre machinerie dans le cagibi que nous avions abandonné pour nous réfugier dans la salle de réunion. Depuis, nous surveillons le site, prenant garde à nous connecter que lorsque notre source rentre chez lui après une journée de labeur dans son entreprise de plomberie. Les demandes d’exaction ne cessent d’apparaître sur l’écran et je redoute le moment où une d’entre elles concernera de nouveau Toulouse ou sa région. Je sais que ce n’est qu’une question de temps pour que se repose la même question qui nous avait hantés quand l’assassinat de Marion Salois avait été commandité sans que l’on connaisse son identité. Intervenir ou pas ? Et choisir selon quel critère ? Cette seule perspective me donne des frissons. J’ai beau me dire que nous verrons bien sur le moment, j’ai conscience que ce n’est pas un bon programme. J’en ai bien parlé à mes collègues, mais aucun consensus ne se dessine, les uns souhaitant accepter le service d’emblée pour éviter la commission de meurtres c’est le cas d’Estelle, Moki et, contre toute attente, de Serge fraîchement de retour après des jours de congé –, quand d’autres évoquent l’impératif de préserver cet accès au site criminel, avec Jessica et Damien en tête. Mais alors se pose le sens de cette filature électronique si elle ne nous permet pas de contrer les exactions les plus graves. Quant à Manu, il se range encore derrière mon indécision prudente. Une certitude nous rassemble néanmoins : la motivation de tout faire pour détruire cette menace. Et pour cela, une seule option s’offre à nous, recouper les informations glanées pour débusquer d’autres membres, et ainsi remonter les degrés de la pyramide même si nous repartons à son niveau le plus bas. Pendant notre entrevue à Puycelsi, Salvatore Conti m’a bien révélé l’identité d’un homme qui doit côtoyer son sommet, Hervé Labrousse, le PDG de la société de sécurité FTR, mais ce dernier sort totalement de ma juridiction et je n’ai aucun pouvoir pour demander sa surveillance numérique.

            Une sonnerie me fait sursauter.

            Ça vient de la porte d’entrée.            

Je regarde l’heure sur mon mobile.

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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