23 h 21
Je relève les yeux vers le jeune homme blond assis face à moi, derrière la table. Estelle est installée à mes côtés. Il est temps de lui mettre la pression après l’avoir fait macérer dans son jus pendant plus de deux heures dans ce local surchauffé. Je vais devoir la jouer fine, car nous n’avons pas grand-chose contre lui, si ce n’est l’avoir trouvé en possession d’un ordinateur en parfait état de marche et sur lequel nous avons découvert une myriade d’informations compromettant un autre que lui, à savoir Thomas Jarric. Notre trésor se compose en partie de lignes de comptabilité parallèle retraçant la totalité de ses activités illégales facilitées par l’utilisation du site caché sur le darknet. La majorité concerne le blanchiment d’argent sale gagné grâce à la prostitution, la vente de stupéfiants et la réalisation de divers services pour des membres inconnus de la mafia numérique. De quoi mettre pour un moment sous les verrous ce véritable parrain de notre nouvelle époque immatérielle. Mais tout ça n’est rien en comparaison de ce qu’il risque après que nous ayons pu visionner sur le même disque dur le film du meurtre qu’il a commandité, celui de l’ancien petit ami de sa fille, Aymeric Dedieu.
Sauf que notre suspect principal est introuvable depuis la fin de l’après-midi et que la découverte de son portable abandonné ne peut signifier qu’une chose : ses comparses ont décidé de nous couper l’herbe sous les pieds en faisant le ménage. Si nous avons réussi à contrecarrer leur plan en interceptant le gars mandaté pour nettoyer la chambre 38, ils nous ont précédés en enlevant celui que nos investigations accablent. Et comme l’enquête de voisinage aux abords du restaurant Le Pastel n’a rien donné, quelque chose me dit que nous ne le retrouverons pas de sitôt. Les manières de faire disparaître un corps ne sont limitées que par l’imagination de ceux qui ont orchestré ce crime et, jusqu’à présent, ils nous ont démontré à de multiples reprises qu’ils n’en sont pas dépourvus. Et si j’ai besoin d’autres preuves de leur détermination, je n’ai qu’à me rappeler la récente destruction des ordinateurs d’Arthur Laramée, le réceptionniste de l’Ours blanc, et de Richard Kheller, le client qui avait menti pour incriminer Guilhem Canillac. Même Fabien Pochon, le DRH de BAT-OC 31, a assisté au sabotage de son matériel informatique. Pourtant, il ne semblait pas lié à ce dossier. Malheureusement pour lui, comptant Jarric dans ses relations, il a certainement été identifié comme trop compromis pour pouvoir poursuivre ses larcins numériques. Bref, il ne nous reste à présent que des miettes dans cette affaire, des confettis certes suffisants pour arrêter le commanditaire de l’assassinat, sauf que ce dernier a sans doute déjà quitté ce monde. Nous ne possédons même plus d’accès à l’application criminelle cachée sur le darknet. Notre seule consolation : le gamin terrifié me faisant face.
— OK, commencé-je. Qu’est-ce que tu faisais dans cet hôtel ?
— Je veux voir mon avocat, réplique-t-il.
Je sais qu’il en a le droit, et qu’il peut aussi garder le silence, ce dont j’aurais dû l’informer, mais dont je me suis bien dispensé pour une raison simple : je me moque de respecter la procédure avec lui. Car mon but n’est pas de l’inculper, mais juste de m’assurer sa coopération future.
— Non, je lui réponds. C’est le dernier de tes désirs et je vais te confier pourquoi : t’es ici de ton plein gré.
— Vous rigolez ? s’insurge-t-il.
— C’est ton intérêt. Explique-lui, Estelle.
Ma collègue lui offre un sourire timide avant de s’exécuter.
— Si tu n’es pas là pour nous aider, nous devrons te placer en garde à vue, et ainsi tu pourras rencontrer ton avocat.
— C’est ça !
— Mais dans ce cas, nous devrons également préciser au procureur ce que nous avons découvert dans l’ordinateur que t’avais dans ta caisse.
— Et alors ? demande-t-il, en fronçant les sourcils.
— Alors c’est grave, estime Estelle. As-tu la moindre idée de ce qu’il cache en mémoire ?
Le gamin se renfrogne sur son siège.
— Ben je vais te le dire, continue ma coéquipière. Il contient le film d’un meurtre.
Notre invité blêmit.
— C’est la triste vérité, poursuit Estelle tout en se penchant pour attraper le portable en question et le poser sur la table, l’écran face à nous.
Elle l’allume sans difficulté grâce à la dernière intervention de Damien qui a réussi à craquer son mot de passe, puis double-clique sur un fichier, lançant la vidéo qui persiste à hanter mes nuits. Comme je n’ai aucun désir de me la coltiner à nouveau, je respire mieux quand elle le retourne pour que le pauvre profite du carnage. Cinq minutes après, il cache son visage entre ses mains alors que ma collègue replace l’engin dans son étui. Je le laisse encore méditer quelques secondes avant de récupérer la maîtrise de l’audition.
— Alors ? je murmure. Tu veux toujours voir un avocat ?
Il se contente de secouer la tête.
— C’est bien, commenté-je. Maintenant, réponds à ma première question. Que faisais-tu dans cet hôtel ?
Il soupire avant de me rétorquer :
— On m’a demandé de prendre cet ordinateur dans une chambre.
Il s’interrompt, puis se décide à préciser :
— Je devais aussi la nettoyer, passer un chiffon sur toutes les surfaces.
— Quelle chambre ? je l’interroge.
— La trente-huit.
C’est bien. Pour l’instant, il ne ment pas. Je fronce les sourcils avant d’attaquer l’essentiel.
— Qui te l’a demandé ?
— Je sais pas.
Je capte son regard. Il baisse les yeux.
— Comment ça ?
Il continue à fixer la table. Je comprends son embarras. Il connaît le prix de sa trahison. Je me tourne vers Estelle. Elle m’encourage à jouer notre atout maître d’un clignement de paupières.
— N’est-ce pas une Indulgence que t’as acceptée sur ce site caché dans le darknet ?
Ma question provoque la réaction attendue. Sa surprise se manifeste dans sa bouche ouverte.
— Alors ? insisté-je.
— C’est ça, nous confie-t-il dans un murmure.
— Ce n’est guère étonnant. Explique-nous comment ça s’est goupillé. Comment as-tu pu récupérer les clés de la chambre ?
— Je suis allé au café Luce, dans le quartier Saint-Cyprien, à dix-neuf heures. Le gars derrière le comptoir m’a remis une enveloppe au nom de Thomas Jarric.
Je digère l’information, notant qu’il ne faudrait pas s’épargner de visiter cet établissement pour tenter d’obtenir une description de l’individu qui avait laissé ce pli aux serveurs.
— C’est bien, je l’encourage. Maintenant, tu dois nous promettre ta coopération.
— Comment ça ?
— Tu dois nous donner tous tes accès à l’Alliance, ton token, ton mot de passe, la clé USB contenant le navigateur pirate et même l’ordinateur que t’utilises pour te connecter. C’est le prix à payer pour rester libre.
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