La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 35


19 h 36

            Damien est sorti de la première page consultée pour revenir à l’accueil et cliquer sur une autre nommée « Indulgences ». L’écran affiche un tableur aux cellules remplies de données diverses. La barre verticale de déroulement indique que nous ne voyons qu’une infime partie des informations. Pour l’instant, la taille des caractères se révèle trop petite pour que je puisse en lire le texte. Damien fait défiler les lignes pour trouver la dernière et la manœuvre dure une dizaine de secondes, un temps beaucoup trop long à mon goût.

            — Il y a plus de 3000 requêtes, commente l’informaticien. 3045 pour être précis.

            — C’est du délire ! lâche Serge, les yeux écarquillés sous ses épais sourcils qui forment des montagnes russes.

            — Comme vous l’avez compris, reprend Damien, imperturbable, chaque ligne exprime un service sollicité par un membre du groupe.

            L’ampleur du phénomène me donne le vertige et je considère sous un nouveau jour la remarque de mon vieux coéquipier. Comment ne pas se décourager face à l’Everest quand on envisage de le gravir avec des tongs ?

            — Toutes ces lignes correspondent à une demande d’infraction ? s’enquit Jessica.

            — Non, rétorque Damien. Loin de là… J’en ai lu quelques-unes et il peut s’agir de prestations vraiment anodines, comme transporter un véhicule d’un endroit à un autre, ou une personne, écrire une lettre, mettre en œuvre une embauche, organiser la surveillance d’un individu, héberger quelqu’un et j’en passe. Bien sûr, il y en a qui sortent de la légalité. En fait, vraiment beaucoup… Des requêtes pour obtenir des papiers d’identité, comme pour votre gars, d’autres qui concernent des promotions, des commandes diverses, de drogues, d’armes, ou même de femmes.

            Il s’interrompt pour soupirer, avant de poursuivre.

            — Et aussi d’enfants…

            Il s’éclaircit la gorge, visiblement ému, mais comment ne pas l’être quand le destin nous force à contempler l’horreur ? Il trouve finalement en lui les ressources suffisantes pour achever sa liste macabre.

            — Et le plus grave, même s’il est difficile de hiérarchiser à ce stade, j’ai repéré également des contrats.

            Je déglutis. La pression s’accentue.

            — Combien ? je demande.

            — En fait, j’ai utilisé le filtre automatique dans la colonne nommée « type » en sélectionnant la mention « meurtre ». J’en ai compté quarante-deux.

            Un si grand nombre de crimes en préparation implique de passer à la vitesse supérieure. Ma première approche consistant à se donner du temps pour amasser progressivement des renseignements afin d’empêcher que ce dossier ne tombe aux oubliettes vient de prendre du plomb dans l’aile.

            — Mais attention, ajoute Damien. Au regard des différentes langues employées, ils ne concernent pas tous notre pays…

            — Comment ça ? réagit Manu. Ce logiciel est international ?

            — Ben oui… Pourquoi ? Vous pensiez qu’il se cantonnait à la France ?

            Devant nos mines ahuries, le jeune homme réalise qu’il a omis une information essentielle au début de son intervention.

            — OK, j’aurais dû le préciser tout de suite. Quand j’ai branché la clé confiée par votre indic, une fenêtre noire est apparue avec la petite balance qui tournait en son milieu. Elle doit contenir un navigateur qui s’actionne automatiquement lorsqu’on la connecte.

            — Il n’y a pas besoin de taper une adresse ? l’interrompt Moki.

            — Non, pas la première fois, répond Damien, en hochant la tête. Mais c’est sans doute nécessaire pour les sessions suivantes d’après ce que j’ai lu sur la page « Alliance Palladium ». Il y est mentionné que de nouvelles coordonnées seront envoyées par mail sécurisé dans « l’Agora », ce qui implique, entre parenthèses, que la clé dispose aussi d’un programme capable de décrypter ces données.

            Il reprend sa respiration.

            — Mais je me disperse. Je disais donc que le navigateur a fait tout seul le boulot pour me conduire jusqu’au logiciel en réseau et une fenêtre déroulante est alors apparue. Elle me proposait de choisir une langue, ce qui signifie bien que notre organisation ressemble plus à une société globalisée qu’à une PME locale…

            Super ! Nous voilà avec des relations internationales à gérer…

            — D’accord, intervient Moki. Maintenant, on se retrouve à devoir affronter la World company.

            — Faudrait appeler les Casques bleus, renchérit Serge.

            Ils me fixent en cœur, se demandant certainement tous, à l’image de moi, comment cette bombe a fini par atterrir entre nos mains. Est-il possible que nous soyons les premiers membres des forces de l’ordre à la contempler ? Cela me parait hautement improbable. Partout dans le monde, et également en France, des policiers doivent travailler à démanteler cette hydre dans le plus grand secret pour ne pas inquiéter les populations. Le visage de Salvatore Conti remplace un instant l’écran et son contenu redoutable. Est-il au courant, lui aussi ? Est-ce la raison pour laquelle il a organisé ma rencontre avec le réfugié ? En tout cas, je le connais maintenant assez bien pour le croire, car ses réseaux peuvent très bien être tombés sur cette pépite. Mais si c’est le cas, pourquoi me solliciter ?

            Parce que tu dois voir le monstre, me souffle sa voix dans mon crâne. Pour mieux te préparer à le combattre.

            — Vic ? m’interpelle Manu. Ça va ?

            — Au top, je lui réponds en souriant.

            Je pose les yeux successivement sur mes autres collègues. Ils attendent que je leur confie mes sentiments. Je m’exécute :

            — Ce truc, c’est impossible que personne dans la maison ne soit informé. Et pareil pour les autres pays, les États-Unis en tête. C’est trop gros.

            Les regards de Manu et Serge s’échappent vers le sol. Celui de Damien également, mais dans un second temps. Alors que Moki continue à fixer l’écran, Jessica me dévisage, la mine sévère.

            — Alors, qu’est-ce qu’on fait ? murmure-t-elle.

            — On va exploiter le filon tant qu’on le peut, je m’entends lui rétorquer.

            Elle fronce les sourcils.

            — Comment ça ? En cachette ?

            — Non. Gaudin sera affranchi, je le répète. Mais on va tirer le fil aussi loin que possible en prenant toutes les précautions pour ne pas être découverts par les pourritures qui ont inventé cette saloperie.

            Je soupire en réalisant que ma gorge se serre.

            — En fait, je ne sais pas ce qu’on peut faire d’autre…

            — Ben, juste prévenir des gars plus compétents, intervient Serge.

            — Ils doivent déjà être informés.

            — On n’en est pas sûr.

            — Tu rigoles ? T’as vu ça ? Le nombre de gens impliqués dans le monde entier ?

            — Ouais. Mais alors, pourquoi ça tourne encore, ce truc ?

            Bonne question. Des idées foisonnent dans ma tête. Elles ne demandent qu’à sortir. J’en autorise quelques-unes à s’envoler.

            — Peut-être parce que des collègues utilisent ce logiciel pour éviter des meurtres et repérer des criminels, ou alors que ces derniers disposent de tels appuis qu’ils parviennent à se protéger, ou enfin que ce programme est si bien sécurisé qu’il n’est pas si simple de s’en débarrasser…

            — Parce que tu penses que t’arriveras à changer quelque chose à ça, monsieur Bussy ? me raille mon vieux coéquipier.

            — J’en sais foutrement rien ! Mais ce dont je suis certain, c’est que je ne trouverais jamais plus le sommeil si je ne le tente pas. T’imagines rentrer ce soir tranquillement chez toi après t’en être lavé les mains ? Et réussir à tout oublier ?

            Il baisse les yeux. Je viens de l’ébranler. Et les autres avec.

            — Vous êtes avec moi ? je leur demande.

            Jessica la première acquiesce d’un mouvement de tête décidé, aussitôt imité par Moki qui me lance un « tu peux compter sur moi ! ». Manu approuve à son tour d’un sourire triste. Serge persiste à considérer le sol.

            — OK, fait chier, finit-il par maugréer.

            Je regarde Damien qui me dévisage, la bouche ouverte. Le jeune homme fronce les sourcils en se retournant vers l’écran, fin prêt à en découdre. Je loue sa détermination tout en tentant de remettre de l’ordre dans mes pensées. Moki est le plus prompt à se manifester.

            — Ces requêtes précisent-elles le nom des cibles ? s’enquit-il.

            — Non, fait l’informaticien. Là encore, ça aurait été trop facile. Il n’y a que certaines informations permettant aux postulants éventuels de se prononcer sur l’opportunité d’accepter la tâche, comme sa localisation, son niveau de difficulté, sa description sommaire, sa date butoir, sa nature simple ou composée ce qui indique, dans ce cas, qu’elle est rattachée à une démarche supérieure, et surtout le nombre de bitcoins que ça peut rapporter.

            — De quoi ? réagit Serge.

            — Des bitcoins. Il s’agit d’une monnaie électronique qui a un cours très officiel et qui peut être convertie à tout moment en pièces sonnantes et trébuchantes. Elle est la mesure des prestations demandées et rendues dans cette communauté.

            Damien s’interrompt pour reprendre le fil de sa pensée. Il ajoute :

            — Si le service parait réalisable, le texte de présentation sur l’écran précédent précise qu’il faut cliquer deux fois sur la ligne, mais il avertit également que cette décision engage le concerné qui ne pourra s’en libérer qu’en payant une taxe et donc en s’endettant vis-à-vis de l’Alliance à hauteur de dix pour cent de la prime mentionnée. Une fois accepté, les informations disparaissent du tableur pour apparaître dans notre profil, à la page nommée « Féal », avec des renseignements plus complets permettant d’accomplir le travail escompté.

            — Attends ! réagit Jessica. Tu sous-entends qu’il existe une multitude de contrats en cours dont nous ne savons rien ?

            — C’est ça…

            Ma gorge me torture. Je me sens oppressé. De contempler ainsi un programme crapuleux aussi vaste en prenant conscience qu’il ne s’agit que de la partie émergée de l’iceberg, le tout sans avoir la moindre idée de la manière de le contrecarrer, possède le pouvoir intrinsèque de paniquer le plus aguerri. J’ai l’impression d’entrevoir la silhouette noire en pleine action, celle qui joue de la grande faux. Manu intervient :

            — Si je comprends bien, la seule façon de rassembler des éléments essentiels sur ces crimes est de double-cliquer sur la ligne.

            — Oui, mais il faut ensuite réinitialiser la session en faisant de même avec la chouette, sur la page d’accueil. Une fois ces deux conditions remplies, nous voilà de nouveau engagés vis-à-vis de cette organisation, soit jusqu’à la réalisation du service dans le délai imparti, soit en nous endettant à hauteur de dix pour cent du montant en bitcoins de l’offre acceptée.

            Chacun de nous tente d’imaginer la meilleure stratégie pour débusquer nos adversaires invisibles de manière à éviter la commission de leurs forfaits. Comme quoi rien n’est fixé dans le marbre, Serge déjoue mes pronostics en prenant la parole :

            — On n’a qu’à cibler les crimes les plus graves, propose-t-il. On récolte le plus d’infos possible et on les bascule aux collègues concernés pour qu’ils puissent protéger les futures victimes.

            Je brûle de lui dire oui. L’action m’appelle. Nous devons intervenir tout de suite et essayer de sauver le maximum de personnes.

            — Je ne sais pas si c’est jouable, relativise Damien. Nous devons valider un service après l’autre, et ils ne vont pas tarder à s’apercevoir que quelque chose cloche. Rien n’indique qu’il est interdit d’en accepter plusieurs à la fois, mais le programme doit être doté d’une sécurité qui alertera le sommet de la pyramide si le nommé FALCO857, nouveau recruté, s’engage à accomplir toutes les missions qui lui passent devant les yeux. Et même si nous arrivons à obtenir ces renseignements, puis à avertir des collègues pour qu’ils s’interposent, ils découvriront forcément qui les a prévenus et prendront des mesures immédiates. Et ça en sera fini de notre accès à l’Alliance.

            C’est la quadrature du cercle. Je me suis rarement senti aussi impuissant. Connaitre la réalisation imminente d’autant de meurtres et être incapable de déterminer une stratégie adéquate pour les empêcher. C’est comme si la modernité nous offrait le don de prescience dans un monde où tout était déjà écrit, quoi que nous puissions faire. J’ai l’impression de me noyer dans une tragédie. Je dois me ressaisir, il doit bien exister un moyen.

            — Ne rien faire, ça serait comme refuser de porter secours à une personne en danger, maugrée Serge.

            Il a raison. Mais foncer bille en tête nous priverait d’en savoir plus sur ces enfoirés et nous ôterait toute possibilité de les confondre, et surtout d’arrêter cette machine infernale.

            — Nous devons avancer pas à pas et rassembler un maximum de données nous permettant de remonter dans la pyramide, proposé-je.

            — Nous partons d’en bas ! me rappelle le même.

            — C’est vrai, mais rien ne nous dit qu’on ne parviendra pas à en gravir les échelons rapidement. Je m’explique : chaque service est lié à un commanditaire. En nous concentrant sur les mobiles, nous pouvons le débusquer et ainsi identifier un membre de cette mafia. Puis on remet ça.

            — Nous ne pouvons étudier les détails d’une requête qu’en l’acceptant, relativise mon coéquipier. Et tu viens de m’avertir qu’on ne peut pas le faire…

            — Nous connaissons peut-être déjà celui qui souhaitait agresser le syndicaliste, remarqué-je.

            — Le DRH de BAT-OC 31, précise Jessica.

            — Lui ou le patron de la boite, nous verrons bien. Nous pourrions commencer par là et demander la perquisition numérique de leurs ordinateurs respectifs. Si nous visons juste, nous arriverons certainement à dénicher un deuxième affilié, et avec lui toutes les informations qui composent encore son profil. Peut-être nous conduiront-elles à d’autres cibles ?

            Je laisse mes collègues réfléchir à cette proposition. Je considère Damien.

            — Tu nous as indiqué que notre page était vierge, lui dis-je. Et c’est bien normal, car on vient de débouler dans ce cauchemar. Mais penses-tu que nous pourrons dégotter des renseignements pertinents dans celle d’un membre plus ancien ?

            Le jeune homme baisse les yeux, fronce les sourcils et se retourne une fois de plus vers son écran.                 — C’est bien possible, me répond-il. En fait, ça dépend de la personnalité de celui que nous parviendrons à espionner. S’il ne fait pas trop le ménage dans l’historique de ses interactions avec le logiciel, nous pourrons en apprendre beaucoup. Mais laissez-moi finir de vous présenter Athéna.


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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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