La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 32


12 h 28

            Serge a démarré en trombe quand je lui ai appris la nouvelle. Il fonce maintenant dans l’avenue de Larrieu toutes sirènes hurlantes alors que je tente de rappeler le réfugié irakien. Je mets le haut-parleur pour que mon coéquipier puisse entendre. Notre indic décroche à la seconde sonnerie.

            — Mahmod Al-Askari ? commencé-je, ma main droite serrant la poignée intérieure de la portière.

            — Oui.

            — C’est Bussy. Vous pouvez me parler ?

            Silence. J’imagine qu’il regarde autour de lui. Je perçois un léger tumulte composé de bribes de conversations, de rires, de raclements de chaises.

            — Attendez, dit-il. Je sors.

            — Vous êtes seuls ?

            — Oui, ça fait cinq minutes qu’il est parti. Je vous ai contacté tout de suite après.

            J’observe l’horloge du tableau de bord pour estimer l’heure de la rencontre. Avec un peu de chance, elle s’est déroulée dans un établissement qui dispose d’un système de vidéosurveillance. Sinon, nous pourrons toujours nous rabattre sur le réseau de la municipalité si une caméra est installée à proximité, même si notre dernière tentative en ce sens ne me rend pas très optimiste.

            — Je viens juste de finir de déjeuner avec des collègues, m’apprend l’Irakien.

            — Où êtes-vous ? lui demandé-je, quand Serge entame un virage serré pour rejoindre une voie accédant au périphérique.

            — Devant le restaurant. La trompette rouge. C’est pas loin de mon chantier.

            — Ne restez pas statique, ça pourrait paraître suspect si le gars traine dans le coin pour vous épier. Dirigez-vous vers votre lieu de travail.

            — Je n’attends pas les autres ?

            — Non, tant pis. Vous n’aurez qu’à leur dire que vous deviez faire une course.

            — D’accord.

            — Où se trouve cet établissement ?

            — Dans l’avenue de Muret.

            Parfait, nous ne sommes pas très loin.

            — Vous lisez quels numéros aux portes ?

            — Attendez… Ah, oui, je passe devant le 264.

            — Et vous marchez dans quelle direction ? Vers le centre-ville ?

            — C’est ça. Nous rénovons la voirie devant le supermarché 8 à Huit.

            L’endroit ne m’évoquant rien, j’interroge mon conducteur.

            — Je vois où c’est ! s’enthousiasme ce dernier. Pas de soucis, on peut le rejoindre en moins de cinq minutes.

            — On risque de se faire repérer, non ?

            — Il suffit de se la jouer discrète. Qu’il tourne dans la première rue tout en regardant si quelqu’un le suit, à pied ou dans un véhicule. Si c’est le cas, on aura une chance d’identifier ce gars. Sinon, on pourra lui parler tranquillement.

            Brillant ! Je m’empresse de répéter cette stratégie à mon correspondant qui ne rechigne pas à la mettre à exécution. Une trentaine de secondes plus tard, il m’indique :

            — J’ai quitté l’avenue de Muret pour remonter la rue du Cimetière Saint-Cyprien.

            — C’est bien. Vous remarquez quelqu’un, derrière vous ?

            Sa réponse se fait un peu désirer.

            — Non, personne, finit-il par me rétorquer pendant que je tape ses coordonnées dans le GPS.

            — Des voitures ?

            — Une seule. Elle vient de me dépasser.

            — Vous avez pu voir le conducteur ?

            — Oui. C’est une femme.

            — Parfait, continuez.

            L’appareil nous informe que nous arriverons à destination dans trois minutes. Je fais signe à Serge de couper les sirènes et de ranger le gyrophare. Il s’exécute sans broncher. Nous voilà de retour dans la clandestinité.

            — Mahmod ? m’inquiété-je. Vous êtes encore là ?

            — Oui, oui…

            — D’autres véhicules, des personnes derrière vous ?

            — Une seconde a remonté la rue avec un homme en costume au volant. Il ne ressemblait pas du tout à l’individu qui m’a abordé. Et toujours aucun piéton dans mon dos.

            — Apparemment, ils ne vous suivent pas…

            — Je préfère. Leurs méthodes me semblent vraiment très étranges.

            — Vous nous raconterez. On approche.

            Et c’est bien le cas, car Serge vient de rejoindre l’avenue de Muret. La circulation n’est pas trop embouteillée à cette heure.

            — Je fais quoi ? me demande alors Al-Askari. J’arrive à un croisement.

            — N’avancez plus. Continuez à regarder autour de vous. Si vous remarquez quelque chose de louche, dites-le-moi et on s’adaptera.

            — D’accord.

            Quand je pose les yeux sur l’écran du tableau de bord, je vois que notre guide immatériel nous conseille de tourner à gauche. Serge s’exécute et nous repérons très vite notre informateur immobile devant un portail donnant sur le petit jardin d’une maison individuelle.

            Nous nous arrêtons à son niveau. Je lui fais signe de monter et il se retrouve bientôt sur le siège arrière. Je me retourne pour le saluer d’un sourire qu’il peine à copier. Sa peau me paraît bien pâle, cachée derrière son bouc et ses lunettes rondes. Serge redémarre.

            — Je vais où ? me demande-t-il.

            — Pourquoi ne pas se balader pendant qu’on discute ? je lui propose. Mahmod, vous reprenez à quelle heure ?

            — Treize heures.

            — Ça nous laisse quinze minutes. Serge, tu n’as qu’à filer jusqu’au Lycée des Arènes avant de revenir. Nous le déposerons dans une rue adjacente pour éviter les mauvaises rencontres.

            — C’est parti, rétorque le conducteur.

            Notre indic commence alors son récit d’une voix un peu hésitante. Il nous explique qu’il était tranquillement en train de déguster un steak frites dans la petite salle de ce restaurant en compagnie de quatre collègues quand la serveuse l’avait prévenu qu’un homme désirait lui parler. Tout en lui murmurant cette information à l’oreille, la jeune femme lui avait montré du doigt un gars accoudé au comptoir. Ce dernier lui tournait le dos, mais Al-Askari savait déjà qu’il ne le connaissait pas. Comme il devinait la raison qui le poussait à le contacter, il s’était excusé auprès de ses compagnons de table et, la gorge un peu nouée, avait rejoint l’inquiétant personnage pour s’asseoir à ses côtés, sur un tabouret libre. Vêtu d’un costume noir fort élégant qui jurait dans un endroit qui accueillait essentiellement des ouvriers en bleu de travail, l’individu présentait un profil avantageux, front haut surmonté d’une mèche brune coiffée vers l’arrière, nez et menton d’une longueur assez excessive lui offrant l’apparence d’un caractère affirmé.

            — Cet homme m’a tout de suite paru arrogant, juge notre passager, alors que la voiture vient de s’arrêter à un feu rouge. Je me demande comment il aurait réagi s’il avait su que j’enregistrais notre conversation…

            — Quoi ? C’est une blague ?

            — Non. Dès que la serveuse m’a parlé de lui, j’ai pris mon portable dans cette intention.

            — C’était risqué. Il aurait pu repérer votre manège.

            — J’étais préparé. J’avais prévu de le faire.

            Serge quitte un instant la route des yeux pour me regarder, sa face moustachue se fendant d’un sourire.

            — Eh bien, on n’en attendait pas tant, commenté-je. Vous pouvez nous faire écouter ?

            — Bien sûr.

            Je le vois dans le rétroviseur du pare-soleil pianoter sur l’écran de son mobile et une voix inconnue emplit l’habitacle.

            — Bonjour.

            — Bonjour, répond l’Irakien. À qui ai-je l’honneur ?

            — Sans importance. On m’a demandé de vous féliciter, car vous avez payé votre dette.

            Al-Askari garde le silence, ne sachant certainement pas trop comment prendre ce compliment. L’homme enchaîne :

            — Je dois également vous poser une question. Vous imaginez sans doute laquelle ?

            — J’ai une petite idée.

            — Il est temps de nous dire si vous souhaitez poursuivre cette collaboration.

            Notre indic devait avoir préparé sa déclaration, là encore.

            — J’aimerais connaître un peu mieux les personnes qui me font cette proposition.

            — Ce n’est pas si simple.

            — Comment ça ?

            — Notre groupe est aussi puissant et bien organisé qu’il cultive la discrétion.

            — Mais alors, comment communiquer et s’accorder sur ce que nous projetons d’accomplir ensemble ?

            — Voilà tout le secret ! s’exclame l’individu. Nous sommes entrés dans un nouvel âge, vous l’avez certainement remarqué. Le temps et l’espace sont abolis. Nous avons l’impression que tout va trop vite, que nous sommes dépassés, que nous subissons notre existence au lieu de la maitriser. Certains intellectuels ont développé le concept de disruption pour nommer ce trouble qui est, selon eux, directement imputable à la révolution informatique en cours…

            L’inconnu s’interrompt. J’entends des voix autour de lui, des bruits de verres qui s’entrechoquent.

            — Je ne comprends pas, fait l’Irakien.

            — Des logiciels ont été créés pour faciliter toutes sortes de tâches qui auparavant demandaient des ressources considérables, autant humaines, matérielles que financières. Regardez ce qui se passe avec les taxis et Uber, les hôtels et les sites de réservation d’appartement, la SNCF et Blablacar. La numérisation modifie en profondeur nos modes de vie et l’État se révèle encore incapable de la contrôler, et surtout de capter les richesses qu’elle génère. C’est la même chose avec nous. Il était inévitable qu’un des plus grands facteurs de croissance s’engage dans cette voie.

            — De quoi parlez-vous ?

            — D’une économie qui existe depuis toujours. Légèrement occulte, parallèle, en permanence dissimulée dans les marges et qui, aujourd’hui, peut bénéficier d’une application sécurisée susceptible de gérer tout type d’échanges. Ce logiciel se charge d’abonder votre compte quand vous réalisez une prestation et vous pouvez dépenser ces crédits pour en obtenir une en contrepartie.

            La conversation s’interrompt le temps que notre contact digère toutes les implications de ces propos. J’entends le rire d’une femme.

            — Et tout ça en passant par internet ? La police ne peut-elle pas repérer ce marché ?

            — Peu probable. Les créateurs de cet algorithme ont pris toutes leurs précautions. Il n’est accessible qu’aux seuls membres du groupe via un navigateur spécialement développé pour cet usage qui permet de rejoindre un réseau privé abrité dans le darknet. Il vous suffira de brancher cette clé USB à votre ordinateur puis de suivre les indications affichées sur le moniteur. Vous serez alors informé des règles de fonctionnement de notre organisation.

            Nouvelle pause. J’imagine que le recruteur montre à l’Irakien le matériel évoqué.

            — Vous devrez également utiliser cet appareil, avertit la voix de l’inconnu.

            Je me retourne pour regarder Al-Askari. Il vient d’abandonner son mobile sur le siège juste à côté de lui. Il me présente d’une main le petit périphérique et, de l’autre, un boitier noir équipé d’un écran. Il n’est pas plus grand qu’un paquet de cigarettes.

            — C’est un token, en langage expert. Cet engin génère des codes préprogrammés en fonction de la date et de l’heure de votre connexion à l’application, ce qui limite les possibilités d’intrusion. Mais tout cela sera détaillé lors de votre première visite. Maintenant, je dois vous reposer la question qui m’a conduit jusqu’à vous : souhaitez-vous nous rejoindre ?

            Là encore, les bruits de la salle du restaurant emplissent l’habitacle. Estimant certainement que le profane mettait trop de temps à se décider, son recruteur ajoute :

            — Bien sûr, vous pouvez prendre ces objets, jeter un œil au logiciel ce soir en rentrant du boulot, et choisir d’en rester là. Tant que vous ne vous engagez pas à rendre un autre service ou à en demander un, la relation que vous entretenez avec la communauté est équilibrée et ne vous oblige à rien. Voilà, c’est tout ce que je peux vous dire à ce stade. C’est à vous de voir.

            Je connais déjà la réponse et je loue le courage de notre source qui n’a pas flanché au dernier moment, les propos du démon venant d’entrouvrir une porte sur un monde inquiétant que je brûle de visiter.

            — D’accord, murmure Al-Askari.

            — Très bien, conclut l’inconnu. Tenez. Je vous souhaite une bonne fin de journée.

            L’enregistrement s’arrête. Un coup d’œil vers la banquette arrière et j’observe notre passager ranger son portable dans une poche de son blouson. Il a posé la clé USB et le générateur de codes sur le siège.

            — C’est une bombe, grommelle Serge à mes côtés.

            — Tu l’as dit, je lui confirme. Je me demande ce qu’on peut faire avec ça…

            — Je sais pas, mais tu ferais bien de te décider très vite. On approche de l’avenue de Muret et on n’a pas le temps de repartir pour un tour.

            Fasciné par l’écoute de cette conversation, j’ai un peu perdu le fil de nos déplacements et mon sens de l’orientation peine à nous situer. Nous sommes dans une ruelle entourée d’immeubles bas en briques comme il n’en manque pas dans cette ville, mais je m’en remets cette fois à l’expertise du conducteur.

            — OK, déclaré-je. Tu n’as qu’à t’arrêter là.

            Je me retourne alors que mon coéquipier s’exécute.

            — Il faudrait qu’on prenne ces appareils, ça ne vous pose pas de problèmes ?

            — Aucuns, s’empresse-t-il de me rétorquer. Gardez-les, et surtout, faites-en bon usage, je ne veux plus en entendre parler.

            Il ouvre la portière.

            — Mahmod ? l’interpellé-je, alors que ses pieds rejoignent la terre ferme.

            Il me regarde.

            — Ne vous inquiétez pas, lui dis-je. Je me porte garant de la suite. Nous ne ferons rien qui puisse vous porter préjudice.

            Il me salue de la main et me gratifie d’un sourire triste avant de s’éloigner.


Pour multiplier le Noir au carré, abonnez-vous et recevez, en cadeau, le ebook de Couru d’avance :

        

Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

Laisser un commentaireAnnuler la réponse.

En savoir plus sur Noir au carré

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading

Quitter la version mobile