La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 55

20 h 46

            Trois minutes pour descendre dans les sous-sols du commissariat et récupérer une voiture banalisée, celle dont s’est servie Estelle pour me retrouver à Revel et dont elle n’a pas encore rendu les clés, une C3 noire aux dimensions un peu limites pour nous contenir tous les cinq, surtout quand Moki participe à l’aventure. Il passe à l’avant et je prends le volant alors que les trois autres se tassent à l’arrière. À peine installés que je fais crisser les pneus sur le revêtement en ciment et nous déboulons sur le trottoir en suivant, avec spectacle son et lumière gratuit composé par les hurlements de la sirène et les lumières bleues des gyrophares. Dans le crépuscule, les piétons s’écartent de justesse et nous rejoignons le trafic clairsemé de la voie qui longe le canal du Midi, direction la gare Matabiau. Nous ne sommes pas très loin, à peu près deux kilomètres, et nous pouvons gagner l’hôtel en moins de cinq minutes si ma course n’est pas stoppée par une collision imprévue. Est-ce suffisant pour empêcher notre enquête de finir à la poubelle ? Rien n’est moins sûr, car la destruction du disque dur d’un ordinateur ne prend pas trop de temps, comme vient de nous le prouver celui de la standardiste.

            — Tu devrais la jouer plus discrète, me hurle Estelle depuis sa place centrale de la banquette arrière.

            — Pourquoi ? je lui rétorque. On doit foncer !

            Nous remontons à la surface après être passés sous le pont des Minimes. Je parviens à slalomer entre les véhicules me précédant, réalisant que je ne me débrouille pas si mal. Serge n’a qu’à bien se tenir ! Et au moins, la conduite m’évite les nausées qui me tourmentent immanquablement quand un autre que moi manœuvre le gouvernail.

            — Nous ne savons pas ce que ce type fait dans la chambre, se justifie-t-elle. S’il faut, il n’est pas là pour détruire des preuves !

            — Tu parles ! Combien de gars ont pénétré dans l’antre de Jarric avant celui-là ?

            — Aucun, fait Manu.

            — Tu vois ! m’exclamé-je.

            J’esquive de justesse une jeune femme avec une poussette qui traverse à un passage clouté. En entendant mon tapage, la malheureuse a eu la présence d’esprit d’accomplir les derniers mètres en courant.

            — Garde le contrôle ! s’insurge Moki, la main droite crispée sur la poignée surmontant la vitre et la gauche posée sur le tableau de bord.

            — C’est bon ! je lui rétorque. Je l’avais repérée !

            Nous laissons derrière nous la passerelle piétonne. Sous l’éclairage des lampadaires municipaux, les badauds se figent en considérant notre bolide. Je ne sais même pas à quelle vitesse je roule. Pas le temps de vérifier.

            — Mais pourquoi n’ont-ils pas attendu que Jarric se connecte pour détruire ses données ? fait Jessica en se penchant vers ma nuque.

            Sa question me trouble, assez pour compromettre la fluidité de ma conduite et je frôle une camionnette qui prend l’initiative fâcheuse de se déporter du mauvais côté pour m’ouvrir la voie. En débouchant devant elle, j’ai l’impression d’avoir vécu un miracle. Même pas une éraflure !

            — Le vélo ! crie Moki.

            Un nouveau coup de volant me dispense de l’emboutir. Mon cœur entame une série de percussions digne d’un concert de métal. Malgré ça, l’intervention de Jessica me hante et une réponse simple s’impose :

            — Ils ont déjà dû le neutraliser ! m’écrié-je. Ils veulent stopper cette enquête à n’importe quel prix !

            — Enfoirés ! jure Estelle.

            — Appelle les autres ! lui ordonné-je, avec l’énergie du désespoir. Il faut qu’ils géolocalisent son mobile !

            Je la vois un instant se tortiller sur la banquette pour s’emparer de son appareil avant de reporter mon attention sur l’avenue. Nous arrivons au niveau de la station essence. Une sonnerie à l’arrière.

            — Oui ? demande Estelle qui est jointe certainement par nos collègues avant d’avoir pu les contacter.

            Je pressens qu’ils ne vont pas nous annoncer une bonne nouvelle.

            — OK, reprend-elle. Attendez.

            Elle se penche vers moi.

            — Le gars est sorti de la chambre ! crie-t-elle. Il porte une mallette !

            — À coup sûr un ordinateur, j’enrage, tout en m’approchant à grande vitesse de la barre d’immeubles de couleur saumonée qui précède le croisement avec la rue du Faubourg Bonnefoy. Ils préfèrent jouer la sécurité et prévenir le risque qu’il tombe entre nos mains, même avec un disque dur carbonisé.

            — Mais pourquoi est-il resté si longtemps enfermé ? s’étonne Jessica.

            — Peut-être pour effacer d’autres preuves ? propose Manu.

            — Ça doit être ça ! m’exclamé-je, en freinant pour éviter d’emboutir deux voitures arrêtées au feu rouge.

            Pas un ne se dispense de jurer quand je me déporte vers la droite, happé par une ouverture inespérée me permettant de traverser le carrefour au milieu de véhicules tétanisés.

            — Vic ! m’interpelle une fois de plus Estelle. Si ce type est intervenu, c’est qu’il appartient à l’Alliance !

            — Ouais ?

            — Et bien, il pourrait nous offrir une entrée alors que nous allons certainement perdre toutes celles que nous avions !

            Le trafic est plus dense devant la gare routière, ralentissant considérablement ma progression. J’imagine mon gars dans l’ascenseur de l’hôtel. J’enrage, car l’établissement se situe à deux pas, de l’autre côté de l’écluse. Pris d’une inspiration soudaine, j’engage la C3 entre deux plots pour la stationner sur le trottoir tout en interrompant sirène et gyrophares.

            — On continue à pied, je leur dis, en m’extrayant de l’habitacle sous le regard apeuré d’une mamie trainant un cabas.

            Ils me suivent alors que je sprinte vers la chaussée qui traverse le canal, juste face à la gare. Le genou de ma jambe droite me lance, mais je décide de négliger l’alerte pour forcer l’allure. Derrière moi, j’entends Estelle qui crie à nos partenaires de l’Embouchure de borner le portable de Jarric. Je me console en songeant que notre nouvelle approche pédestre nous offre au moins le bénéfice de la discrétion. Tout en courant au-dessus des flots noirs, mes yeux ne quittent pas le seuil de l’hôtel Matabiau. Pour l’instant, personne n’en sort. Il se trouve à moins de cent mètres.

            Je ralentis une fois le pont franchi et mes coéquipiers m’imitent. Je regarde les badauds alentour, mais aucune figure ne m’évoque la photo, celle d’un jeune homme de moins de trente ans, Européen de type nordique, blond et les cheveux mi-longs coiffés en arrière. Il n’a peut-être pas encore décampé. Maintenant, je marche normalement et mes collègues remontent à ma hauteur, Estelle et Manu en tête.

            — Il y a une autre entrée ? je leur demande.

            — Oui, fait Manu, le souffle court. Ce pâté d’immeubles dispose d’une cour intérieure aménagée en parking. On peut y accéder depuis la rue qui part plus loin sur la droite.

            — Vas-y avec Jessica et Moki. On reste là avec Estelle.

            — Qu’est-ce qu’on fait si on le repère ? s’inquiète-t-il.

            L’interpeller ou le prendre en filature, mon cœur balance. Pas très longtemps. Priorité à notre enquête.

            — Vous l’arrêtez.

            — Et l’Alliance ?

            — On verra. Une fois dans nos geôles, peut-être acceptera-t-il de coopérer.

            Ce qui le transformerait de fait en indic et nous offrirait un nouveau point d’observation sur le site caché dans le darknet. Les trois s’éloignent en courant alors que je traverse le boulevard avec la dernière.

            Nous pénétrons dans l’hôtel en empruntant un sas en verre. Une jeune femme en tailleur noir nous considère derrière un comptoir. Un couple se dirige vers une cabine d’ascenseur au fond de la salle. Personne d’autre. Je m’approche de l’employée tout en extrayant de ma veste la photo de notre homme. Je la lui présente alors qu’Estelle s’immobilise à mes côtés.

            — Police, lui dis-je. Avez-vous vu cet individu ?

            Elle s’est raidie, mais examine néanmoins le cliché.

            — Oui, me répond-elle en plongeant son regard dans le mien.

            — Il est toujours là ?

            — Non, il est sorti par-derrière.

            Elle montre l’espace qui contourne la cage d’ascenseur par la droite.

            — Il y a longtemps ? demande Estelle.

            — Moins d’une minute, je dirais.

            Pressés par l’information, nous interrompons la conversation pour suivre la piste. Tout en courant, je prends mon portable et appelle Manu qui décroche aussitôt.

            — Il est passé par le parking, l’avertis-je.

            — On remonte la rampe d’accès.

            — Interceptez-le avant qu’il s’échappe en voiture.

            Il ne me parle pas, mais je continue à percevoir les légères percussions provoquées par le contact rapide de ses semelles sur l’asphalte. Devant moi, Estelle bouscule une première porte qui donne sur un autre couloir. Vingt mètres plus loin, à son extrémité, un vantail métallique rouge équipé d’une barre poussoir indique la sortie. Une fois encore, ma collègue la violente et je la suis pour gagner une cour cernée d’immeubles. Il fait sombre malgré deux lampadaires diffusant cette lumière orangée que j’abhorre. Des véhicules sont stationnés sur des places délimitées au sol. Je ne repère pas la rampe, mais nos partenaires arrivent sur ma gauche. Ils courent vers nous. Rien de plus ne semble bouger dans cet espace clos. Notre suspect aurait-il déjà réussi à déguerpir ?

            Je déglutis avant d’entendre un moteur ronfler. C’est là, tout proche. J’ai l’impression qu’il s’agit de l’utilitaire blanc floqué d’une marque de société de plomberie. Ses phares s’allument. Il est garé trois rangs après et nous présente ses deux portières arrière privées de fenêtres. Je ne vois pas son conducteur, à la différence de mes coéquipiers qui empruntent la voie centrale du parking. Dans un mouvement réflexe, je cherche mon pistolet sous mon aisselle puis me rappelle que je ne l’ai pas sur moi. Il se trouve toujours dans l’armurerie du commissariat et j’ai rendu à Estelle celui qu’elle m’a prêté à Saint-Ferréol. Cette dernière comprend mon trouble, sort son Sig-Sauer et prend les devants. Je la colle, me tenant prêt à intervenir.

            De l’autre côté du véhicule suspect, Moki approche devant Jessica et Manu, tous trois aveuglés par le faisceau de lumière. Ils pointent leurs feux vers le chauffeur que nous ne pouvons pas encore distinguer. S’il panique et décide de démarrer en trombe, l’utilitaire les percutera forcément, et ceci même s’ils parviennent à le cribler de balles. Il faut l’empêcher et nous sommes les plus près. Obéissant à une inspiration soudaine, je freine ma partenaire en empoignant son épaule, la dépasse dans ce mouvement et me précipite vers l’avant. Je réussis à agripper la poignée pour la tirer vers moi d’un geste violent. La portière n’étant pas verrouillée, j’arrive à l’ouvrir, libérant ainsi la place pour Estelle qui en profite pour braquer son arme vers la tempe du type assis derrière.

            Le jeune homme blond fixe le canon. Sans qu’on lui en donne l’ordre, il lève les deux bras. Je soupire. Mes autres collègues nous rejoignent enfin et entourent la voiture en ne baissant pas leurs pistolets. Moki se positionne devant le capot quand Manu gagne la vitre opposée à la mienne et Jessica l’arrière de l’utilitaire. J’aperçois la mallette que ce gars vient de subtiliser dans la chambre. Elle est rangée dans l’espace libre au pied du siège passager.

            — Sors du véhicule ! crié-je au conducteur.

            Il s’empresse d’obéir et se retrouve très vite allongé au sol, à plat ventre, les deux poignets menottés dans le dos. Nous respirons déjà mieux. Estelle lui fait subir une fouille au corps dans les règles de l’art, mais ne trouve aucune arme sur lui. Les autres commencent à inspecter l’habitacle, Manu en extrayant le cartable suspect avant de le poser devant moi. Il l’ouvre et je peux voir qu’il contient un ordinateur portable, comme nous le supposions.

            Une sonnerie retentit, celle du mobile d’Estelle qui s’écarte pour répondre. Je demande à Manu d’aller chercher la C3 avant de m’accroupir à côté du visage juvénile plaqué contre le bitume.

            — Ton nom ? je l’interroge.

            — Antoine Kœnig, marmonne-t-il, des larmes plein les yeux. Mais putain ! Qu’est-ce que vous voulez ?

            — Tu le sais très bien.

            Il ferme les paupières.

            — Je comprends pas, me rétorque-t-il.

            — Bien sûr.

            Je remarque Estelle qui me fait signe de la rejoindre, non loin de la porte de service de l’hôtel.

            — Tu ne perds rien pour attendre, lâché-je au gamin, avant de l’abandonner à la surveillance de Moki.

            Je n’aime pas le regard que me lance la petite femme à la courte chevelure vespérale.

            — Qu’est-ce qu’il y a ? je m’inquiète.

            — C’était Damien, me souffle-t-elle dans un murmure. Le téléphone portable de Jarric est géolocalisé depuis plus de deux heures dans une rue attenante à un de ses restaurants. Le Pastel, à Saint-Cyprien. Il ne bouge pas.

            — Merde ! juré-je, me disant que cette information implique que son propriétaire ne l’a plus sur lui, et qu’il a certainement été enlevé.

            — Je suis d’accord.

            — T’es encore en ligne ?

            — Oui.

            — Demande à Damien d’envoyer deux agents sur place pour le récupérer. Il faudrait aussi qu’ils procèdent à une enquête de voisinage. Peut-être que quelqu’un a vu quelque chose.

            — On peut toujours rêver, maugrée-t-elle en collant l’engin contre son oreille.

            Je reporte mon attention sur notre prisonnier.

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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