La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 54

 

19 h 23

            Deux sonneries et la juge décroche. Je suis dans notre QG de l’Embouchure, la salle de réunion du second que mon équipe monopolise maintenant depuis une semaine. Sont rassemblés là tous les membres de mon groupe, hormis Serge qui boucle ses congés, à la différence de moi. Je sens que j’attire l’ensemble des regards, même ceux de Damien et Gérard pourtant installés devant leurs écrans posés sur deux bureaux rangés au fond de la pièce, dans mon dos. Quant aux autres, Jessica, Moki, Manu et Estelle, ils sont assis autour du bloc central composé de trois tables accolées. Je suis arrivé sur les lieux avec la dernière à peine un quart d’heure plus tôt, après avoir fait un détour chez ses parents pour leur confier mes deux princesses que j’ai laissées, ravies, en compagnie de son fils Matéo. Bien sûr, je ne peux occulter totalement le sentiment de culpabilité éprouvé en réaction à cet abandon paternel commis au crépuscule de leurs vacances, mais mon ultime passage à Saint-Ferréol vient de donner un coup d’accélérateur à l’enquête et j’estime qu’il est de ma responsabilité de rejoindre la barre du navire quand la brise risque de se métamorphoser en tempête.

            — Lafargue, se contente de dire ma correspondante.

            — Bussy, je réplique. Bonjour.

            — Bonjour capitaine. Comment allez-vous ?

            Puis une pause, avant :

            — Remis de vos blessures ?

            L’évocation réveille ma douleur au genou.

            — Presque.

            — Je vous croyais en congé.

            — J’ai dû les écourter.

            Je me lance sans transition dans un rapport détaillé du travail réalisé par mes collègues dans la filature immatérielle de Thomas Jarric et de ses complices qui l’avaient aidé, via le site caché sur le darknet, à accomplir sa vengeance. Naturellement, j’achève mon exposé en lui relatant nos découvertes les plus récentes, et surtout la présence d’une photo de Maëlys dans la cabane du tueur.

            — Elle prouve que Daviau et Jarric ont été en contact, conclus-je. D’autant mieux que j’ai déjà vu ce cliché, j’en suis certain. Agrandi et mis sous cadre, il est accroché à un mur du salon de la maison de Jarric… Alors si ce dernier est toujours en possession du film de l’exécution d’Aymeric Dedieu et que nous le dénichons sur un de ses ordinateurs, nous pourrons le poursuivre pour avoir commandité ce meurtre.

            Laetitia Lafargue ne me répond pas tout de suite.

            — Que voulez-vous de moi ? se décide-t-elle à me demander.

            — L’autorisation d’organiser la surveillance numérique du PC se trouvant dans la chambre 38 de l’hôtel Le Matabiau.

            — Vous avez son IP ?

            Je me retourne vers Damien et remarque son sourire.

            — Ça ne devrait plus être long, je lui rétorque. Nous procédons avec élimination en repérant tous les PC qui se connectent via les lignes de l’établissement pendant les visites de Jarric. Il ne nous en reste plus que trois sur la liste. Encore un ou deux passages et on l’aura.

            — Informez-moi dès que c’est fait et je vous rédigerai une commission rogatoire en ce sens.

            — Merci, madame la juge.

            — Pas de quoi, vous avez fait du bon travail. Il ne va pas tarder à porter ses fruits.

            — Je croise les doigts. Je vous recontacte dès qu’on a du nouveau.

            — N’hésitez surtout pas, à n’importe quelle heure.

            Je raccroche après lui avoir souhaité une excellente soirée. J’éprouve un sentiment d’urgence depuis la découverte de la planque dans le chalet. Ça tombe bien, car hormis les séquelles de ma récente blessure, je me sens en pleine forme, en tout cas bien mieux que depuis des mois, comme si la perspective de boucler cette histoire agissait sur moi comme une drogue, un excitant. Les vacances m’ont été bénéfiques.

            Je pose l’appareil jetable devant moi et reporte mon attention sur mes collègues en leur adressant un sourire.

            — Content d’être de nouveau parmi vous, déclaré-je. On touche au but et je ne voulais pas louper ça. Je tiens d’ores et déjà à louer votre implication et j’en profite également pour vous relayer les compliments de la juge d’instruction.

            Je laisse mes mots imprégner la conscience de chacun. Je sais que c’est important. Dans notre branche, nous n’avons pas si souvent l’occasion d’être félicités pour le travail accompli, la hiérarchie considérant qu’un coupable arrêté ne relève que de la normalité alors qu’elle ne se gêne vraiment pas pour se décharger sur nous de la responsabilité des dossiers irrésolus.

            — Bien, je reprends. Maintenant que vous êtes au fait des résultats de ma dernière visite au domicile du tueur, j’aimerais savoir si vous avez pu avancer sur d’autres aspects de l’enquête. Jessica ?

            La jeune femme acquiesce du menton :

            — Avec Moki, on est descendus au parking de la place Jeanne d’Arc et l’on a pu récupérer les films de la vidéo surveillance. On a passé une bonne partie de la journée à les visionner.

            — Aucune chance qu’ils soient palmés à Cannes, renchérit son coéquipier aux mensurations gigantesques. J’ai dû boire une dizaine de cafés pour ne pas piquer du nez.

            — Mais on n’a pas perdu notre temps, relativise Jessica.

            — Vous avez pu repérer Richard Kheller ? commencé-je à m’impatienter.

            — Oui, me rassure la même. Et comme on le soupçonnait, ça disqualifie son témoignage. Il a pénétré dans l’aire de stationnement à douze heures cinquante-trois précises.

            Bingo ! Ces images vont nous permettre de jeter ce menteur en garde à vue et nous serons alors en position favorable pour l’interroger.

            — C’est presque trop beau, murmuré-je. Vous êtes sûr que c’est lui ?

            — À cent pour cent, statue Moki, tout en balançant une feuille sur la table.

            Elle glisse jusqu’à moi. C’est juste une page A4 avec deux photos imprimées. Celle de gauche semble avoir été extraite d’une carte d’identité quand la seconde est prise de face et de haut, légèrement en biais. Elle est de moins bonne qualité, plus sombre et légèrement floutée, mais il est évident qu’il s’agit de la même personne, un individu dans la force de l’âge, cheveux bruns coupés courts et visage avenant aux traits plutôt agréables. Richard Kheller.

            — Et là, on le voit au volant de sa voiture, ajoute le colosse. Une Peugeot 308 noire dont la plaque d’immatriculation correspond au véhicule que notre homme a loué à l’aéroport.

            D’un même geste, il me jette le troisième cliché qui a surpris notre suspect alors qu’il badgeait à la borne de sortie.

            — On le tient, affirmé-je. C’est fou que ses complices n’aient pas fait disparaître ces vidéos, après toutes les précautions qu’ils ont prises par ailleurs.

            — Sur ce coup-là, ils ont fait preuve de négligence, renchérit Estelle. C’est rassurant. Ils ne sont pas si infaillibles que ça…

            — Ils devaient penser qu’on arrêterait les frais avant, propose Manu. Et en un sens, je les comprends. La somme des indices accablant Guilhem Canillac aurait dû suffire à nous convaincre de sa culpabilité.

            — Ils ne sont pas passés bien loin de leur but, relativisé-je, saisi d’un soudain vertige en me demandant combien d’affaires avaient déjà été perverties par des pratiques similaires.

            Bien sûr, l’erreur judiciaire ne peut jamais être totalement éradiquée dans notre monde imparfait, mais l’existence de ce réseau criminel original, amélioré grâce à l’utilisation des nouvelles technologies, me permet d’envisager qu’une quantité bien plus importante que prévu d’innocents croupit dans les geôles de la République. De quoi achever de me motiver pour en sortir le fils Canillac, même si par bien des aspects ce gamin mérite d’être puni pour son attitude exécrable, et en premier lieu pour son rôle dans le suicide d’une adolescente. Mais il n’a pas tué son ami et son calvaire doit prendre fin au plus tôt. En espérant au moins qu’il tirera de ces derniers jours une leçon pour l’avenir.

            — Patron ? fait Damien, à l’autre bout de la pièce.

            Je tourne mon regard dans sa direction et constate qu’il me présente sa nuque. Il me parle en gardant le sien rivé à un écran noir.

            — Je crois qu’il y a un souci, précise-t-il tout en pianotant sur son clavier.

            — Qu’est-ce qui se passe ? je m’inquiète.

            — L’ordinateur de Zoé Lebrun vient de m’envoyer une alerte.

            Il évoque celui appartenant à la standardiste des urgences. Comme tous les PC privés utilisés par les membres de l’Alliance Palladium que nous avons pu identifier, il contient un mouchard nous permettant de les espionner en temps réel dès qu’ils se servent de leur machine.

            — Et alors ? réagit Estelle, plus rapide que moi.

            — Eh bien, quelques secondes après avoir reçu ce message, j’ai ouvert la fenêtre qui relaie en direct toutes ses actions et je me suis retrouvé devant ça.

            Un rectangle sombre.

            — Ton explication ? s’enquit Moki.

            — J’ai étudié toute la séquence, répond Damien. Dès qu’elle a allumé son PC, elle a tenté de rejoindre le darknet. Elle a bien procédé à toutes les étapes l’autorisant à accéder au site criminel. Elle a branché la clé USB pour lancer le navigateur, puis elle a tapé son mot de passe personnel, toujours la même phrase, avant de rentrer le code donné par son Token et qui est généré en fonction des date et heure de l’opération. Et c’est là que tout s’est arrêté. Je ne vois plus rien.

            — Quoi ? réagit le colosse. Tu penses que notre malware a été repéré et détruit, nous privant du même coup de la possibilité de la surveiller ?

            Notre jeune collègue secoue la tête avant de dire :

            — J’ai pas l’impression. Ça ressemble plus à une attaque massive de son appareil. C’est comme si tous ses circuits avaient fondu dès qu’elle est arrivée sur le site.

            Déstabilisé, je me lève et m’approche du fond de la salle, me plaçant derrière Damien qui se retourne vers son écran. Il pianote et une fenêtre apparaît, avec une liste composée de chiffres et de lettres.

            — Chacune de ces lignes désigne l’adresse IP d’une bécane que nous espionnons, marmonne-t-il. Dès que Zoé Lebrun a rejoint le portail criminel, sa connexion au web a été coupée. Donc, ça indique plus un plantage de sa machine qu’une défaillance de notre mouchard.

            Il s’interrompt, nous laissant évaluer les implications de cette information. Pour ma part, je n’ai pas besoin qu’il s’étende trop sur la question. L’ordinateur de la standardiste vient d’être attaqué par l’organisation que nous traquons. Est-ce le début d’une opération de plus grande envergure ?

            — Ils doivent vouloir effacer leurs traces, conclut Damien, formulant finalement le sentiment de tous.

            — Et ils seraient bien avisés de le faire, renchérit Estelle dans mon dos.

            Je me désintéresse de l’écran pour la regarder. Elle poursuit :

            — Nous avons quand même neutralisé un de leurs tueurs. Ils doivent être au courant, surtout après cet article de La Dépêche, comme ils ont certainement compris que nous avons pu remonter jusqu’à son domicile. Pour ne rien arranger, ce criminel est également celui qui a exécuté Aymeric Dedieu, déclenchant l’ouverture d’une enquête qui a été confiée à celui-là même dont l’intervention a justifié la mise à mort de Marion Salois…

            À savoir moi. Je baisse les yeux, gêné. Elle continue :

            — Dès qu’ils ont fait le lien entre toutes ces informations, ils ont dû estimer que leur branche toulousaine, ou juste une de ses ramures, semblait bien vermoulue, en tout cas assez pour les convaincre de la scier avant qu’elle nous permette de monter plus haut vers la canopée.

            Je n’aurais pas dit mieux. Ça paraît pourtant si évident, formulé ainsi. Mais comme moi, Estelle n’a pas anticipé cette réaction qui se révèle inéluctable que maintenant, une fois sa première étape réalisée. Sa première étape… Il y en aura donc d’autres. Ils vont détruire tous les ordinateurs de nos suspects.

            — Nous devons l’empêcher ! m’écrié-je, en frappant le dossier d’une chaise placée à mes côtés, l’envoyant valser sur le sol dans un vacarme qui fait sursauter mon auditoire.

            Je considère mes collègues en arrêtant mon regard sur Estelle.

            — Cette manœuvre peut tout compromettre ! râlé-je.

            Excédé, je lève les yeux au plafond avant de les tourner vers Gérard, installé à côté de Damien, dans la partie connectée de la pièce.

            — Que fait Jarric en ce moment ? lui demandé-je.

            — Il n’a pas encore rejoint la chambre 38.

            — À cette heure ? C’est normal ?

            — Il n’a peut-être pas prévu d’y passer aujourd’hui, relativise Manu, le plus au fait des habitudes de notre suspect principal. C’est le début du week-end…

            Je réfléchis.

            — En fait, ça serait pas plus mal, remarqué-je. Car si nous voyons juste, nous perdrons notre preuve la plus importante, celle qui nous permettra de le confondre, la prochaine fois qu’il se pointera sur le site de l’Alliance. Je parle du film de l’assassinat de Dedieu.

            — Nous devons perquisitionner tout de suite cette pièce, propose Estelle.

            — Je suis d’accord, répliqué-je en retournant vers ma chaise. Il faut rappeler Lafargue sur-le-champ pour qu’elle l’autorise.

            Je m’empare de mon téléphone.

            — Un type a pénétré dans la chambre ! m’interrompt Gérard.

            Je me tourne une fois de plus vers le fond de la salle, chancelant sous le coup de ce second tremblement de terre.

            — Il vient de passer devant l’objectif caché dans le couloir de l’hôtel, précise le même. Il a ouvert tranquillement la porte du repère de Jarric avec une clé.

            — C’est qui ? demande Estelle, déjà debout et s’appuyant des deux mains sur la surface de la table, son regard rivé vers l’écran posé devant Gérard.

            — Inconnu au bataillon.

            — Il va tout effacer ! prophétisé-je. Il faut l’en empêcher !

            — On n’a personne sur place, réplique Manu.

            Quelle bonne idée que de l’avoir remplacé par une caméra ! Faire confiance en la technique alors que toute cette histoire nous prouve qu’elle roule contre nous !

            — On n’arrivera jamais à temps, rajoute-t-il, lugubre.

            — On verra bien ! m’insurgé-je. On doit essayer !

            Je longe le plateau central pour revenir vers les ordinateurs.

            — Sors-moi une photo de ce gars en vitesse, ordonné-je à Gérard.

            Pendant qu’il s’exécute, je me tourne vers les autres.

            — Moki, Jessi, Manu et Estelle, vous venez avec moi. Gérard et Damien, restez là et ne quittez pas votre poste. Continuez à surveiller le web et surtout trouvez-moi l’identité de ce type !            

Les crissements de l’imprimante ponctuent mon intervention. Avec le cliché en main, je me précipite vers la porte, mes quatre coéquipiers dans mon sillage.

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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