Vendredi 15 avril, 14 h 23
Je scrute le visage d’Estelle. Ses traits sévères se détendent chaque fois qu’elle pose les yeux sur une des filles alors qu’ils se durcissent quand elle me considère. Elle donne le change, mais je ne suis pas dupe. Elle m’en veut encore de m’être pointé à Saint-Ferréol avec ma petite famille, incapable une fois de plus de bâtir un mur assez solide pour séparer ma vie privée des risques de mon métier. Ça ne nous empêche pas de nous régaler de ce repas partagé à l’Hôtellerie du Lac, installés en terrasse et profitant d’une journée sans nuages. Carmen et Lucie dévorent des mousses au chocolat pendant que nous sirotons des cafés en fumant. Ma collègue surprend mon regard inquisiteur et fronce les sourcils. Je lui accorde mon plus beau sourire, mais elle me répond d’un haussement d’épaules. Je me retiens de lui demander ce qu’elle a.
— On peut aller dans le jardin ? revendique Carmen, l’ainée, sa dernière cuillère avalée, alors que la plus jeune s’est déjà levée de table.
— Bien sûr, je lui rétorque. Mais ne vous éloignez pas trop, hein ?
— D’accord papa ! intervient Lucie, avant de filer avec sa sœur dans son sillage.
Elles investissent la pelouse qui domine les flots contenus par la digue. Le silence s’impose entre les rires de mes trésors. Il n’y a pas foule, aujourd’hui, dans ce lieu propice à la contemplation de la nature aménagée par nos ancêtres pour maintenir à niveau les eaux du canal du Midi.
— Lafargue nous a autorisés à dissimuler une caméra dans le couloir du troisième étage, murmure Estelle, évoquant notre affaire pour la première fois depuis que nous nous sommes retrouvés sur le parking du restaurant.
Ses yeux ne quittent pas les fillettes. Son visage me paraît plus détendu. Je trouve qu’elle a de l’allure avec sa courte chevelure teintée de rouge.
— Manu l’a placée à la première heure, pile en face de la chambre 38. Pour l’instant, personne n’y est entré.
— Ils ne font pas le ménage, le matin ?
— Si, mais les employés ont évité cette pièce.
Si ça ne nous arrange pas pour pouvoir nous y introduire en toute discrétion, cette information pourra au moins nous permettre de confirmer l’utilisation privative de cette chambre par le patron de l’hôtel.
— Les agents d’entretien appartiennent à une entreprise sous-traitante ?
— Non, ils sont salariés en direct.
— Alors ça va être difficile de récupérer la clé.
— Rien ne nous dit que Jarric l’aurait laissée à une société de nettoyage, de toute façon.
— C’est vrai. Faudra trouver autre chose pour comprendre ce qu’il trafique à l’intérieur.
Estelle abandonne sa contemplation des gamines pour se tourner vers moi.
— L’informatique peut nous y aider, me souffle-t-elle.
Je l’encourage d’un mouvement de menton.
— J’en ai touché deux mots à Damien et Gérard. Ils affirment qu’on peut tenter de détecter l’ordinateur de Jarric en surveillant les cinq lignes téléphoniques de l’établissement. Il suffit de repérer l’IP qui surfe sur le net, soit via le WiFi de l’hôtel, soit par modem, pendant la période où notre homme est dans la chambre. Par élimination, nous parviendrons forcément à identifier le PC adéquat. Quand il ne nous restera que lui, je ne vois pas pourquoi la juge d’instruction nous interdirait de mettre en œuvre une perquisition électronique.
— C’est ingénieux ! m’enthousiasmé-je. Ça va nous permettre de sauter la case espionnage physique. Tu penses que ça peut prendre combien de temps pour déterminer l’engin en question ?
— Deux ou trois jours. Encore moins s’il n’y a pas trop de clients qui se connectent en même temps que Jarric.
— OK. Dès qu’on a son numéro IP, on relance Lafargue.
Comme Lucie s’approche un peu trop à mon goût du parking de l’hôtel, je me lève et lui crie de revenir vers sa sœur. Elle s’exécute sans protester.
— T’as de la chance, commente Estelle. Elles sont adorables.
— Merci, mais le tien supporte tout à fait la comparaison.
Je parle de Matéo, son garçon de l’âge de mon ainée. Estelle l’élève seule depuis toujours. Le compliment la déride et elle m’offre son premier sourire.
— Il n’y a pas de mal à se jeter des fleurs, hein ? je poursuis, trop heureux d’amorcer un retour en grâce.
— Oui, surtout quand on ne peut compter sur personne d’autre pour le faire.
Sur ce constat, elle sort de la poche de son cuir un trousseau de clés qu’elle pose sur la table. Je m’en empare et les range dans mon sac à dos, entre deux bouteilles d’eau et les paquets de gâteaux de mes filles.
— Attends, fait-elle. Passe-le-moi.
Je m’exécute sans lui en demander la raison. Elle s’assure que personne ne regarde dans notre direction, puis glisse à l’intérieur son revolver de service qu’elle vient d’extraire de son holster, sous son aisselle.
— On n’est jamais trop prudents, précise-t-elle. J’aime pas te savoir seul là-bas et il ne me sera d’aucune utilité jusqu’à ton retour.
J’hésite à lui rendre son arme, conscient qu’elle commet une faute en me la confiant, puis j’opine du chef, préférant m’épargner un débat à ce sujet.
— OK, à tout, Estelle. Je te téléphone quand j’ai fini.
Je me lève et rejoins ma vieille 205 après avoir fait un détour vers mes filles pour leur expliquer la suite du programme. Elles ne semblent pas gênées de rester avec Estelle et je peux m’éclipser le cœur léger, l’esprit déjà concentré sur ma prochaine visite.
Dix minutes plus tard, je me gare face à la grille qui interdit l’accès à la propriété. Entre les barreaux, le chemin s’échappe dans les bois. Personne en vue. Je descends du véhicule et n’éprouve aucune difficulté à déverrouiller la serrure avant de pousser les deux battants en fer. Conscient que la réalisation de mon projet peut prendre du temps, je remonte dans la voiture et lui fais traverser le rideau d’arbres pour la stationner à côté du chalet. Tout paraît en ordre. Les scellés entravent toujours la porte.
Prudent, je sors de l’habitacle et contourne l’édifice. Je me fige devant la baie vitrée qui donne sur la terrasse offrant un panorama idéal sur le lac. Elle est entrouverte. Un espace d’un mètre entre la paroi en verre et le cadre en aluminium. Quelqu’un est entré par là et je suis surpris qu’il n’ait pas pris soin de replacer le tout avant de déguerpir.
À moins que…
Je m’empresse d’extraire le pistolet d’Estelle de mon sac à dos tout en ne quittant pas des yeux le salon. Rien ne bouge dans la pièce, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a personne. Mon arrivée n’a pas été un modèle de discrétion. Si un intrus visite le chalet, il m’a forcément entendu, et il doit se cacher quelque part à l’intérieur.
Éventuellement avec une arme au poing.
Après le rodéo de la semaine dernière, je trouve que ça fait quand même beaucoup. Mon genou me torture encore et je ne suis pas près d’oublier la hache plantée dans le torse du motard. Alors me lancer comme un fou furieux à l’assaut de l’endroit ne me tente pas vraiment. Surtout que j’opère en solitaire et que les secours ne sont pas prêts à débouler s’il m’arrive malheur. Sophie n’est pas loin, mais elle sait que ma prospection peut s’éterniser. Elle ne s’inquiétera que dans deux heures maximum. Largement le temps d’agoniser dans un coin si j’encaisse quelques balles.
Mon cœur brulant toutes les limitations de vitesse, je monte sur la terrasse et colle mon dos contre la cloison de bois située à droite de la baie. J’hésite à m’emparer de mon portable pour appeler des renforts, car je n’ai pas encore la certitude d’une présence hostile. Ça serait le comble de convier la cavalerie pour rien. Ouais, mais vaut mieux assumer un instant de honte que de prendre des risques inutiles, non ? Je ne sais. La lucidité me manque.
— Il y a quelqu’un ? fait une voix masculine.
Ça vient de l’intérieur. Le ton ne semble pas agressif, juste interrogatif. Je réalise tout le ridicule de mon attitude si cet inconnu me trouve là, paniqué, avec un revolver au poing.
— Police ! je me décide enfin à crier. Sortez tout de suite ! Les bras en l’air !
Je me décale du mur en pointant mon arme vers l’ouverture. Je vois un homme derrière la vitre, le visage blême. La cinquantaine environ, chauve, il ne me paraît pas très grand et plutôt enveloppé. Il lève les mains comme je le lui ai ordonné. Je n’ai pas l’impression qu’il représente un quelconque danger. Je me recule en prenant bien soin de le garder dans ma ligne de mire.
— Sortez ! je lui répète.
— D’accord ! rétorque l’individu en se faufilant par l’interstice. Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi me menacez-vous ?
Il s’immobilise une fois à l’extérieur. À peine trois mètres nous séparent. Son regard passe rapidement du canon de mon revolver à mes yeux alors que le mien alterne entre sa face décomposée et l’intérieur du chalet, dans son dos.
— Vous êtes seul ? je lui demande.
— Oui, oui…
— Qui êtes-vous ?
— Sébastien Mouliniè, murmure-t-il, sur le ton d’un élève surpris en train de tricher.
— Mais encore ? Que faites-vous là ?
— Je suis un voisin de monsieur Daviau.
— Pourquoi avez-vous pénétré dans sa maison ? Vous n’avez pas vu les scellés ?
— Ben, c’est que je suis le propriétaire…
Je déglutis. L’homme me paraît sincère à la fois dans son attitude terrorisée et dans ses propos. Le silence s’éternisant certainement trop à son goût, il éprouve le besoin de déclarer, toujours d’une petite voix :
— Monsieur Daviau le louait.
J’infléchis de quarante-cinq degrés la trajectoire de mon arme, manière de le rassurer tout en ne compromettant pas mes chances de réagir efficacement à la survenance d’un danger.
— Où est votre véhicule ? je reprends.
— Je suis venu à pieds. Comme je vous disais, j’habite à côté, à moins de trois cents mètres. C’est la maison la plus proche sur la rive, dans cette direction.
Je suis son regard vers la prairie qui descend jusqu’au lac. Elle accède au sentier qui en fait le tour.
— Je suis passé par là, précise-t-il.
J’ai envie de le croire, mais ne suis pas encore prêt à parier ma vie sur une intuition.
— Je peux baisser les bras ? s’enquit-il, sur un ton suppliant.
— Bientôt. Pour l’instant, tournez-vous vers le mur.
— Pourquoi ?
— Faites ce que je vous demande.
Il s’exécute. Il se trouve juste à droite de la baie vitrée, m’offrant ainsi un point de vue sur la pièce située au-delà. Je place mon revolver dans ma main gauche et entame de l’autre une fouille au corps. Aucune arme cachée sous ses aisselles ni glissée dans son froc. Je respire déjà mieux en regagnant ma position première.
— Vous êtes de la police ? murmure l’intrus.
— Oui, je vous l’ai dit. Vous pouvez vous retourner.
Il le fait, me permettant de jauger une fois de plus sa figure pâle. Il n’en mène vraiment pas large.
— Parce que vous ne m’avez montré aucune carte, se plaint-il.
— Je le ferai quand je serai sûr que je ne cours aucun danger. Vous n’avez rien à faire là et un criminel logeait ici. Alors vous allez devoir encore supporter quelques désagréments jusqu’à ce que je tire au clair toute cette affaire.
Ma tirade rageuse le laisse muet.
— OK, je poursuis. Vous avez vos papiers ?
— Ben non… J’habite à côté. Je n’ai pas jugé bon de les prendre…
— Rappelez-moi votre nom.
Il le fait. Je m’empare de mon portable de ma main libre et, tout en continuant à le tenir en respect, je compose le numéro de Damien. Je sais qu’il est au commissariat, certainement devant un de ses écrans, dans la salle de réunion. Il décroche à la première sonnerie.
— Hello patron ! fait-il.
— Salut. Je peux te demander un service ?
— Vous n’êtes plus en congés ?
— C’est compliqué.
— D’accord, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Une recherche au nom de Sébastien Mouliniè, pour localiser son domicile.
— C’est parti, ne quittez pas.
Le supposé voisin ne bouge pas, les paumes toujours posées sur son crâne. L’attente dure moins d’une minute.
— J’ai son adresse, fait Damien. C’est dans la rue Lencastre à Vaudreuille. Juste à côté du lac de Saint-Ferréol, d’après Google Maps.
— Super, ça semble coller.
— C’est pas à côté de notre tueur à moto ?
— Tout juste. Je t’expliquerai.
— Autre chose ?
— Oui, ne raccroche pas.
Je réfléchis.
— Je mets le haut-parleur, je lui annonce. Écoute bien ce qui se passe. Si ça tourne au vinaigre, tu contactes la cavalerie la plus proche, certainement la caserne de Revel, et tu les envoies chez Daviau.
— Qu’est-ce que vous faites là ? s’étonne-t-il.
— Je voulais vérifier un truc mais je suis tombé sur un intrus, le gars dont je t’ai donné l’identité. Apparemment un voisin. Je dois tirer ça au clair.
— D’accord, je reste en ligne.
Je glisse mon appareil dans une poche extérieure de ma veste.
— Allez, monsieur Mouliniè, dis-je au propriétaire des lieux. Vous pouvez baisser les bras.
Il s’exécute, soulagé, mais la figure toujours livide. Il m’adresse un sourire timide. Je garde mon arme dans la main, mais ne la pointe plus sur lui. De l’autre, je sors mon portefeuille et le déplie pour lui montrer ma carte professionnelle. Il acquiesce d’un signe de tête.
— Bien, je reprends en plongeant mes yeux dans les siens. Expliquez-moi néanmoins une chose. Pourquoi avoir pénétré dans cette maison alors que des scellés en interdisaient l’accès ?
— Je suis vraiment désolé, me répond-il. Je ne pensais pas à mal. J’ai vu toutes ces voitures de police, samedi dernier, et ça m’a beaucoup inquiété. Et puis il y a cet article de La Dépêche qui précise que mon locataire a été tué par les forces de l’ordre alors qu’il venait d’assassiner une femme à Toulouse… Bref, je tenais quand même à savoir dans quel état ce criminel avait laissé mon chalet…
— Vous avez commis une infraction en entrant.
— J’ai téléphoné au commissariat, je vous assure ! J’ai expliqué ce que je voulais, mais personne n’a daigné me dire quand je pourrais reprendre possession de mon bien.
— Vous avez parlé à un responsable de l’enquête ?
— Je crois pas… J’ai d’abord eu l’accueil et puis ils m’ont mis en attente. Et après, ils m’ont demandé de les joindre plus tard. Ce que j’ai fait ! Et trois fois de suite ! Mais c’était toujours le même cirque… J’ai aussi donné mon numéro, mais personne ne m’a rappelé !
Je reprends mon portable.
— Damien ?
— Présent.
— Tu peux vérifier ?
— Tout de suite.
Moulinié ne me quitte pas des yeux. On garde le silence jusqu’à ce que mon coéquipier se manifeste.
— C’est bon. Il dit vrai. Ces appels ont été enregistrés.
— Et alors ! je m’énerve. Pourquoi ne l’a-t-on pas recontacté ?
— Personne ne nous en a informés.
— Fait chier !
Voilà comment le manque de professionnalisme de certains peut conduire à des drames. Je suis passé à deux doigts de cribler de balles ce malheureux ! Mais je dois être trop prompt à jeter la pierre à des collègues qui cumulent des heures supplémentaires sans jamais pouvoir les récupérer, et encore moins se les voir payées. Dans ces conditions, faut pas trop s’étonner qu’ils se concentrent sur l’essentiel. Et en l’occurrence, les coups de fil répétés du propriétaire inquiet s’étaient retrouvés sous la pile des priorités à traiter.
— Merci Damien, déclaré-je. Je te laisse bosser.
Je solde la conversation et range mon appareil avant de glisser mon arme dans mon pantalon, contre ma colonne vertébrale. Moulinié a repris des couleurs face à moi.
— Pardon pour la frayeur, estimé-je nécessaire de préciser. Cela dit, elle était partagée, je vous assure. Je ne m’attendais pas à trouver quelqu’un ici.
— Je vais avoir des problèmes ?
— Non, mais ne vous avisez pas de recommencer. Je vous promets de vous appeler dès qu’on en aura fini.
— Merci.
Il baisse les yeux avant de les relever pour accrocher de nouveau mon regard.
— Je peux partir ?
Ai-je fait le tour de la question ? Il m’en reste peut-être encore quelques-unes à lui poser.
— Vous le connaissiez bien, Daviau ?
— Pas vraiment. Il gardait ses distances.
— On peut comprendre pourquoi. Avez-vous déjà vu d’autres personnes chez lui ?
Il réfléchit. Pas longtemps.
— Jamais.
— Lui connaissiez-vous des relations ?
— Aucune.
— À part sa discrétion, comment était-il ?
— Très poli. Calme. Fort bien éduqué, en somme. Comme quoi, les apparences…
— C’était un bon payeur ?
— Oui, très ponctuel.
Je soupire. Cette fois, je crois en avoir fini avec lui.
— En tout cas, rajoute Moulinié, hormis le désordre imputable à votre première visite, je n’ai rien à lui reprocher. Il a même fait des travaux alors qu’il ne m’a jamais demandé de participer financièrement. Il en avait pourtant le droit.
— Peut-être n’en a-t-il pas eu le temps, m’entends-je lui répondre, me débattant une fois de plus avec le souvenir obsédant de la hache qui virevoltait dans la nuit.
Et puis mes poils se hérissent.
Des travaux…
— Vous pouvez m’en dire plus, à ce sujet ?
— Je peux même vous montrer, si vous voulez…
Un hochement de tête plus tard, je pénètre dans le chalet à sa suite. Le chaos règne à l’intérieur. Tiroirs retournés, ustensiles de cuisine éparpillés au sol, canapé démonté, étagères vidées et j’en passe. Mon homme me conduit jusque dans le garage en mesurant ses pas. Il s’immobilise face à l’établi que surplombe une quantité impressionnante d’outils suspendus à des pointes clouées dans un grand panneau aggloméré.
— Vous voyez cette cloison ? fait-il.
— Oui ?
— Eh bien, il devait certainement aimer se retrouver ici, car il l’a doublée d’une épaisse couche d’isolant avant de la recouvrir de BA13.
— De quoi ?
— Une plaque de plâtre préfabriquée.
Mon rythme cardiaque s’emballe. Je m’approche de l’établi et frappe le bois au-dessus. Ça sonne creux. Sans m’étendre sur mes intentions, je tente de tirer le meuble en acier et ne le bouge que de quelques centimètres. Il pèse une tonne. Moulinié s’empresse de m’aider et à deux nous parvenons à le coller à la seconde moto de Daviau, celle qu’il utilisait d’évidence pour les pièces détachées. Je constate que le panneau ne descend pas jusqu’au sol, sa limite inférieure se situant deux à trois millimètres plus haut que la surface supérieure de l’établi. C’était impossible à voir de prime abord, surtout avec les petites boites métalliques disposées contre la paroi.
Toujours en silence, je commence à délester le contreplaqué des outils suspendus que je me contente d’entasser sur la chape en béton, vers la porte du garage. À deux, nous ne sommes pas longs à en venir à bout. Une fois l’aggloméré mis à nu, je le considère et repère deux crochets plus épais que les autres. Pris d’une inspiration soudaine, je les tire vers moi. Passée une légère résistance, la plaque entière se désolidarise de la cloison, tournant comme le vantail d’une fenêtre supportée par des gonds placés à droite de l’embrasure s’ouvrant devant nous.
Au-delà apparaît une encoche profonde dans la surface de plâtre précédant la couche de laine de verre. Cet espace rectangulaire accueille cinq étagères fixées au mur originel. Rangés sur chacune d’elles, une quantité impressionnante d’armes, de munitions et divers engins de mort. Je vois des pistolets, au moins trois, des revolvers, plus nombreux, quatre carabines, dont deux équipées de visée laser, et un fusil mitrailleur dont la forme ne laisse aucun doute sur la nationalité russe de son concepteur. Il y a aussi des pains de plastique et du matériel électrique, de quoi organiser plusieurs attentats. Le rêve de n’importe quel groupe terroriste ! J’en ai le souffle coupé.
— C’est délirant, commente l’homme qui se tient à mes côtés.
Happé par ma contemplation de cet arsenal et me demandant comment nous étions passés à côté, je l’avais presque oublié. Je comprends alors que cette trouvaille est explosive à plus d’un titre. Je me tourne vers lui.
— D’accord, monsieur Moulinié, lui dis-je. Vous allez devoir me promettre une chose.
— Laquelle ?
— Ne parler de ça à personne.
Il fronce les sourcils. Je m’explique.
— La présence de toutes ces armes ici n’est vraiment pas anodine. Cette information relève de la sécurité nationale et nous devons à tout prix éviter qu’elle fasse la une des journaux. Entendu ?
Il acquiesce d’un signe de tête.
— C’est important, insisté-je. Les gens qui ont aménagé cette cache ne doivent pas savoir que nous l’avons localisée. Ou en tout cas, plus tard ils le réaliseront, mieux ça sera pour nous.
— J’ai saisi, ne vous inquiétez pas. Je n’en dirai mot.
— À personne. Pas même à vos proches.
— Je vous le promets.
— Merci.
J’ai besoin de digérer la découverte pour en mesurer toutes les implications. Je considérais jusque-là Daviau comme un simple tueur à gages agissant surtout au grès des contrats qu’il acceptait via le réseau criminel officiant sur le darknet. Je me rends compte maintenant qu’il jouait certainement un rôle bien plus essentiel pour cette organisation. Sicaire, certes, mais également artificier et armurier. Voilà une ressource que l’Alliance Palladium doit vraiment regretter d’avoir perdue. Mon regard envisage alors une petite caisse métallique bleue rangée sur la plus haute des étagères. Elle ressemble à la boite à archive qui m’a suivi lors de mon récent déménagement. Je m’en empare et la pose sur le sol avant de l’ouvrir. À l’intérieur, des dossiers suspendus accueillent des chemises cartonnées de multiples couleurs. Je tire la première de la file, une rouge, et la déleste de ses élastiques. Mon mouvement trop précipité permet à des documents de s’en échapper. Ils tombent par terre. Parmi eux, une photo. Celle d’une jeune fille magnifique, blonde, le noir de ses yeux accentué par un maquillage gothique. Je la reconnais aussitôt même si je ne l’ai jamais rencontrée.
Pour multiplier le Noir au carré, abonnez-vous et recevez, en cadeau, le ebook de Couru d’avance :