La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 52

           Jeudi 14 avril, 22 h 46

Le portable se met à vibrer sur la grande table de la salle commune. La liste de ceux qui connaissent ce numéro est tellement réduite que j’abandonne sur le champ mon canapé et mon roman du moment, Jean le pérégrin, une relecture. Je décroche l’appareil et m’installe sur le rebord du foyer central où crépitent deux buches dont il ne reste que des squelettes anthracite sur un lit de braises. Les filles dorment depuis une heure après une nouvelle journée de balade qui s’est achevée par une expérience culinaire, la confection d’une pizza maison mélangeant chèvre et miel. Une réussite, d’après mes deux critiques experts.

            — Allo ? commencé-je.

            — Salut Vic ! fait une voix féminine, familière.

            — Bonsoir, Estelle. Comment tu vas ?

            — Vannée. C’est que ne suis pas en congé, moi…

            — Ton tour viendra. Quoi de neuf, depuis lundi ?

            Comme la surveillance de Thomas Jarric n’en était qu’à ses débuts, ma collègue m’avait déjà appelé dans ce même créneau horaire, ce soir-là. Elle s’était surtout attachée à me décrire le résultat des recherches de Damien et Gérard, dans la partie de l’enquête concernant les perquisitions numériques des personnes que nous soupçonnions avoir participé, via l’intermédiaire du site hébergé par le darknet, à l’organisation de l’assassinat d’Aymeric Dedieu. Deux suspects s’étaient connectés à l’application criminelle la nuit précédente : Zoé Lebrun, la femme travaillant au centre d’appel du SAMU, et Richard Kheller, le pensionnaire de l’Ours blanc qui assurait avoir été dans la chambre 346, la même que Guilhem Canillac indiquait avoir rejointe pour retrouver sa mystérieuse maîtresse.

            L’opératrice téléphonique avait consulté son profil répondant au pseudonyme Thalie208 et notamment l’état de sa Balance, positive de douze bitcoins, offrant ainsi à mes collègues la preuve que cette jeune salariée de trente-deux ans avait été engagée au poste de commande des urgences deux ans plus tôt grâce à l’entremise de l’Alliance. Il s’agissait du premier service dont elle avait bénéficié et qui avait par la suite permis à ses recruteurs de lui en demander d’autres, en contrepartie. Comme elle avait ensuite poussé le vice jusqu’à cliquer sur les liens hypertextes listant ses propres exactions, mes collègues avaient pu récolter un maximum d’informations à ce sujet. Sans surprise, ces actes s’avéraient tous en relation avec son emploi. Trois consistaient juste à composer un numéro lorsqu’une personne préalablement identifiée joignait les secours, un autre à se tromper dans la transmission de l’adresse aux équipes d’intervention pour les retarder, ce qui était bien plus grave, et le dernier concernait bien notre affaire, son rôle se limitant à prendre toutes les communications à partir d’une alerte reçue sur son portable par SMS et qui devait certainement avoir été envoyée par le tueur toujours présent sur les lieux. Il lui avait été également demandé d’influencer son correspondant pour qu’il se cache dans le parc attenant à la maison. De voir ainsi se confirmer notre thèse avait de quoi satisfaire les membres de mon groupe, et moi aussi par la même occasion, mais je dus réfréner l’enthousiasme d’Estelle en lui rappelant que nous ne pouvions pas nous baser sur ces informations pour inculper cette femme. En revanche, l’enregistrement de sa conversation téléphonique avec Guilhem nous y aiderait, surtout si l’opératrice n’avait pas effacé le message de son mobile et que nous parvenions à le relier avec un appareil possédé par l’assassin que nous avions découvert sur lui ou à son domicile de Revel. L’angle d’attaque me paraissait bon.

            Notre second complice, Richard Kheller, inscrit sous le pseudonyme Hector149, semblait plus prudent que la première, car il ne s’était pas attardé sur le site criminel et surtout n’avait pas ressenti le besoin de contempler la liste de ses propres forfaitures. Non, plus pragmatique, il s’était contenté d’étudier la page des « Indulgences » qui agrégeait l’ensemble des services demandés dans le monde entier. N’y trouvant pas son bonheur cette fois, il avait abandonné son exploration après vingt-trois minutes de réflexion, nous permettant néanmoins de remettre à jour nos données sur les projets de l’organisation.

            — Deux choses importantes, Victor, me répond Estelle. D’abord Arthur Laramée, le réceptionniste de l’Ours blanc, s’est connecté à son tour au portail de l’Alliance la nuit dernière. Ensuite, la filoche de Thomas Jarric nous offre maintenant un bien meilleur portrait de lui. Je commence par quoi ?

            — Le réceptionniste. Gardons notre principal suspect pour la fin.

            — OK, je te passe les détails. Laramée est enregistré sous le pseudonyme Orion491 et, comme Zoé Lebrun, son intégration dans l’Alliance s’est opérée grâce à un recrutement, pour lui dans cet hôtel. Nous avons fait des recherches à son sujet. Ce jeune homme était dans la galère. Il s’est fâché avec ses parents et avait besoin d’un emploi en urgence pour pouvoir poursuivre ses études d’histoire. Quelqu’un dans son entourage, une personne qui doit appartenir au réseau criminel, a dû estimer que sa position de faiblesse en faisait un bon candidat à l’enrôlement. Il est donc devenu une cible et a accepté le job en contrepartie de deux services, à savoir mentir sur la présence de Guilhem Canillac et également ouvrir un mail vérolé sur son PC professionnel pour en effacer les vidéos enregistrées par les caméras de surveillance de l’établissement. Il semble donc que Laramée ait été recruté spécifiquement dans ce double objectif. D’ailleurs, il n’a consenti à aucune autre mission depuis.

            — Ainsi, il vient juste de rejoindre le bal.

            — Oui.

            — Peut-on prouver son mensonge par des moyens plus traditionnels ?

            — On y travaille, mais on n’a encore rien découvert.

            Je réfléchis. Cette faiblesse ne devrait pas nous poser trop de difficultés dans la future procédure pénale qui finirait bien par atteindre Thomas Jarric. Car si le réceptionniste n’offrait pas un alibi à Guilhem Canillac en soutenant ne pas l’avoir vu, ça ne voulait pas dire que le jeune homme n’était quand même pas monté à l’étage. Arthur Laramée pouvait très bien avoir eu son attention détournée le temps que le fils du substitut du procureur traverse le hall.

            — C’est pas grave, jugé-je. On peut se passer de lui pour l’instant si l’on arrive à établir que Richard Kheller a menti en déclarant qu’il se trouvait dans la chambre réservée à son nom quand Guilhem Canillac l’a rejointe pour retrouver Marion Salois.

            — Ouais, mais là encore, on n’a rien à se mettre sous la dent, tempère ma collègue.

            — Le bornage de son portable n’a rien donné ?

            — Non. Il confirme son départ à quatorze heures.

            — Ça ne prouve rien. Nous savons que l’Alliance bénéficie de complicités dans les entreprises de téléphonie. Des SMS ont disparu et l’appareil de Guilhem Canillac a bien été localisé à Saint-Géniès aux alentours de quinze heures, alors qu’il ne s’y est rendu qu’à dix-sept. Quelqu’un a dû faire de même avec celui de Kheller.

            Nous devons changer de stratégie. La conversation s’interrompt le temps qu’une idée s’impose.

            — Il faut consulter de nouveau les vidéos de surveillance de la ville pour dimanche cinq avril après-midi, proposé-je. Pour l’instant, on se concentrait sur le fils Canillac, mais les auteurs de la machination avaient bien vérifié au préalable que son trajet restait hors champ des caméras municipales. Avec un peu de chance, Kheller n’a pas été aussi prudent et nous savons qu’il n’était pas dans sa chambre en même temps que Guilhem Canillac et Marion Salois.

            — Mais il a pu patienter dans l’hôtel ?

            — Je ne crois pas. Un autre client aurait pu le remarquer. C’était trop risqué. À mon avis, il est sorti et a attendu quelque part avant de se rendre à la maison de retraite pour voir sa mère.

            Je réfléchis.

            — Au fait, murmuré-je. Rappelle-moi comment il circulait, pendant son week-end à Toulouse.

            Estelle ne me répond pas tout de suite. Elle doit consulter ses notes.

            — Il a loué une voiture à l’aéroport.

            Parfait !

            — Il a peut-être fait une erreur. Il l’a garée où, d’après toi ? L’Ours blanc dispose d’une aire de stationnement ?

            — Non, j’avais déjà vérifié quand je m’intéressais aux mouvements du fils Canillac. L’hôtel a passé un accord avec le parking de la place Jeanne d’Arc pour un forfait de quinze euros par jour.

            — Il faut commencer par là. Il y a toujours des caméras dans ces sous-sols. Avec un peu de chances, les films ne sont pas encore effacés et, si elle nous sourit vraiment, il est allé prendre son véhicule avant quatorze heures alors qu’il nous affirme être parti de la chambre après. Si c’est le cas, nous pourrons le confondre.

            Ma collègue éprouve le besoin de digérer cette sortie avant de répliquer :

            — C’est bon, on s’en charge. Merci, Vic. Ça peut marcher.

            — On verra. Maintenant, parle-moi de Jarric.

            — Depuis dimanche, nous ne l’avons pas lâché. Il fait l’objet d’une filature permanente, que ce soit par moi et Manu ou Jessica et Moki.

            — C’est pas trop pénible ?

            — T’imagines pas à quel point… T’es vraiment un veinard de t’épargner ça.

            — Je me rachèterai, promis.

            — J’espère bien. Une tournée au Cactus m’apparaît un minimum.

            — Tu l’auras. Et même deux, si l’on arrive à coffrer cette ordure.

            — Je suis impatiente.

            — Alors, vous avez découvert quoi ?

            Elle toussote avant de se lancer :

            — Ce type est réglé comme du papier à musique. Matinée au siège de sa société de travaux publics, déjeuner au Saturnin, son établissement situé à proximité de l’hôpital Purpan, petite sieste coquine dans une des piaules, puis visite dans l’après-midi de ses deux restaurants du centre-ville avant de se rendre au Matabiau, l’hôtel qui se trouve juste en face de la gare.

            — Il doit se connecter à l’une de ses occasions. Il faut procéder par élimination.

            — C’est ce que nous avons fait. Nous avons d’abord écarté le Saturnin. Il est toujours accompagné quand il rejoint une chambre, souvent différente d’après les clés qu’il emporte, et il ne reste jamais très longtemps seul dans le bureau du gérant. En tout cas pas assez pour surfer sur le darknet.

            — Ça me semble correct.

            — C’est la même chose pour les deux restaurants. Il n’y traine pas. Comme il est très routinier dans sa tournée, nous nous sommes arrangés pour que l’un de nous pénètre à sa suite dans chacune des salles, en prenant prétexte de futures réservations. Jessica a assuré le premier établissement et moi-même le second. Il ne s’est jamais isolé. Il se contente d’échanger avec les employés, de sortir quelques blagues, puis d’étudier en détail la caisse. Ses passages ne durent pas plus de vingt minutes maximum. Là encore, trop courts pour rejoindre l’Alliance Palladium. Et surtout trop exposés à des regards indésirables.

            — Bref, ça ne laisse qu’une possibilité…

            — Le Matabiau.

            — Il prend son temps, dans cet hôtel ?

            — C’est variable. Si c’est son point de connexion, comme nous le supposons, ça doit dépendre de ce qu’il doit traiter sur le réseau, mais aussi de son agenda pour la soirée, car il finit toujours sa journée dans cet établissement. Il peut en partir après dix minutes comme après quelques heures…

            — On brûle.

            — Ouais.

            — Vous avez pu l’espionner, à l’intérieur ?

            — Et comment ! Cette fois, c’est Manu qui s’y est collé en jouant le rôle d’un touriste fraichement débarqué de la gare. C’était hier. Avec armes et bagages, il a réservé une chambre dans l’après-midi et s’est arrangé pour se retrouver dans le hall au moment où Jarric arrivait. Rien de plus facile, on l’a prévenu cinq minutes avant. Manu se contentait de surfer sur sa tablette en utilisant le WiFi de l’hôtel, vautré confortablement dans un fauteuil de la réception. Il a donc pu voir le manège de Jarric. Comme lors de ses autres visites, ce dernier a échangé quelques mots avec l’employé de service et a jeté un œil à l’ordinateur installé au comptoir. Puis il s’en est désintéressé pour gagner les étages par l’ascenseur. Là, Manu a fait très fort, car il a réussi à pénétrer dans la cabine une poignée de secondes avant qu’elle ne se referme. Une fois arrivé au troisième, il est descendu à la suite de Jarric en faisant comme si sa chambre était à ce niveau et il a pu constater que notre homme rejoignait la porte 38. Elle se trouve au bout du couloir, côté cour.

            — Faudrait savoir s’il prend toujours la même.

            — C’est le cas. Manu a pu le consolider cet après-midi. Il attendait au troisième, dans un petit salon, quand Jarric s’est pointé.

            — OK, alors on peut avancer.

            — C’est-à-dire ?

            — Faire un topo à la juge d’instruction et l’inciter à autoriser la surveillance de cette chambre.

            — Tu penses à quoi ?

            — On pourrait placer des caméras et des micros.

            — C’est légal ?

            — Oui, dans le cadre de la lutte contre une organisation criminelle et on y est en plein.

            J’entends sa respiration. Elle réfléchit à ma proposition. J’en profite pour remettre une buche sur les braises.

            — Tu brûles les étapes, me reproche-t-elle.

            — Comment ça ?

            — Nous ne pouvons pas évoquer cette mafia. Dois-je te rappeler les engagements que nous avons tous pris auprès de la DCRI ? Si nous dénonçons l’appartenance de Jarric à l’Alliance Palladium pour justifier l’espionnage de cette pièce, alors il apparaîtra directement dans la procédure notre désobéissance à des directives de notre ministère. Tu veux tous nous exposer à des sanctions ?

            Même si j’ai saisi son argument dès le début de son développement, je la laisse achever avant de lui rétorquer :

            — Rassure-toi. J’ai bien l’intention de ne jamais en faire état dans cette enquête. Je souhaite juste coffrer Jarric pour avoir commandité le meurtre d’Aymeric Dedieu.

            — Alors comment légitimer la surveillance ?

            — Comme je te l’ai dit : en invoquant son adhésion à un groupe criminel. Cette notion tient ici sans obligatoirement faire référence au darknet. Car c’est bien ce qui s’est passé. Des individus ont commis un assassinat en bande organisée, avec Jarric en chef d’orchestre.

            Elle réfléchit. Je ne doute pas de sa réaction. Je commence à bien connaître ses capacités d’adaptation. Dans le foyer, la nouvelle buche cesse de dégager d’épaisses fumées pour s’enflammer.

            — OK, ça me semble correct, concède-t-elle.

            — Merci.

            — Reste à régler les questions pratiques. Comment pourrait-on procéder ? Il est propriétaire de cet établissement, je te rappelle…

            — Nous devons d’abord vérifier si l’hôtel gère en direct le ménage ou si ce service est sous-traité, comme ça arrive souvent. Si c’est le cas, il suffira de s’entendre avec l’entreprise qui salarie le personnel d’entretien pour infiltrer quelqu’un dans son effectif. Ça devrait nous permettre d’accéder à la chambre.

            Là encore, elle médite ma proposition en silence. Le temps que je m’empare d’une cigarette roulée en avance. Je la porte à mes lèvres et l’allume avant d’aspirer une longue bouffée de nicotine carbonisée.

            — Ça peut marcher si on a de la chance, réagit-elle enfin.

            — Ouais. Faut pas que l’hôtel emploie directement des agents de propreté.

            — Nous devons également nous assurer que Jarric accepte que le ménage soit fait dans son repère. Vu les précautions dont il s’entoure, c’est pas si évident.

            Elle marque des points. Je vais peut-être trop vite en besogne. Il nous manque encore des éléments pour agir. J’expire des volutes de fumée qui s’échappent dans le conduit de cheminée.

            — Nous devons continuer à rassembler des informations, propose-t-elle, traduisant fort bien mes pensées. Après tout, Manu ne l’a vu entrer que deux fois dans cette chambre. Avant de nous y risquer, je préfèrerais placer une caméra dans le couloir de manière à bien connaître tous ceux qui y pénètrent, que ce soit des membres du personnel de l’hôtel ou même d’autres individus, on ne sait jamais.

            Je me dis que rien ne sert de sauter des étapes, même si je brûle d’en finir. Notre homme ne se doute pas qu’un point rouge s’est matérialisé sur son front. Alors, autant mettre toutes les chances de notre côté.

            — Bien vu, déclaré-je, après avoir respiré une taffe supplémentaire. Propose-le à la juge d’instruction. On affinera notre stratégie une fois qu’on aura toutes les cartes en main.

            — Ça devrait te laisser le temps d’achever tes congés pour être parmi nous quand on lancera l’assaut, remarque Estelle, comme si cet argument pouvait soigner mon impatience.

            J’ai d’abord tendance à relativiser son importance, puis je réalise très vite que je me mens. Bien sûr que j’ai envie d’être là au moment de l’arrestation, juste pour voir la tête de Jarric quand il comprendra qu’il existe encore des lois en ce monde.

            — Une dernière chose me tracasse, me confie ma collègue, alors que je m’apprêtais à solder notre conversation. Ça concerne la preuve qui nous permettra de le confondre.

            — Comment ça ?

            — Eh bien, si nous nous interdisons d’utiliser les données que nous avons interceptées sur le darknet, l’accusation de Jarric ne sera justifiée que par un indice, sa possession de la vidéo de l’assassinat d’Aymeric Dedieu.

            — N’est-ce pas suffisant ?

            — Je me le demande…

            — Nous avons trouvé cet enregistrement dans une GoPro appartenant au tueur. Si Jarric en détient également une copie, c’est que Daviau la lui a forcément transmise. Le lien entre les deux est caractérisé.

            — Oui, mais nous n’avons découvert aucun élément supplémentaire établissant qu’ils ont communiqué avant le meurtre, qu’ils se connaissaient. Pour cause, ils se sont servis du site de l’Alliance et nous ne pouvons l’évoquer…

            — Ça ne disqualifie pas pour autant la réalité de la connexion entre eux. Le film suffit à la prouver, je le répète.

            Son absence de réaction illustre son scepticisme.

            — Il pourra toujours nous objecter qu’il ne sait pas comment la vidéo s’est retrouvée sur son PC, propose-t-elle.

            — Tu rigoles !

            — Non. Il pourrait même arguer que cet appareil ne lui appartient pas.

            — Le numéro IP peut nous aider à démontrer qu’il l’a bien acheté.

            — Sauf s’il a été prudent et qu’il se l’est procuré par d’autres moyens. À ta place, je ne me ferais pas trop d’illusions, ce gars ne laisse rien au hasard.

            Un vertige me saisit. Estelle me désarçonne, mais je n’ai pas encore dit mon dernier mot.

            — Si nous visons juste, cet ordinateur se trouve dans une planque située à l’intérieur d’un hôtel dont il est propriétaire !

            — Dans une chambre. Ce n’est en rien un espace privé.

            — Mais il est seul à l’utiliser !

            Elle soupire :

            — Voilà pourquoi il nous faut l’établir avec certitude. La caméra dans le couloir peut y contribuer. Et puis ça va m’aider à vendre le projet à la juge d’instruction. Mais nous ne devrons pas nous en contenter. La récolte d’indices sera également primordiale dans cette pièce. Traces ADN, empreintes papillaires, éventuels témoignages d’employés, tout ce qui nous permettra de démontrer que Jarric s’en sert régulièrement facilitera son inculpation. Mais ce n’est pas tout, nous devrons aussi vérifier que personne d’autre n’a pu cacher cet enregistrement sur cet appareil, et là, je nous souhaite bien du plaisir ! Dans le meilleur des cas, nous rassemblerons un faisceau de preuves, mais comment attester à cent pour cent que l’ordinateur qui doit bien se trouver dans cette chambre n’a été utilisé que par lui ? Dans ce sens, il vaut mieux que personne ne fasse le ménage à l’intérieur…

            — Sauf que dans cette hypothèse, nous pourrions dissimuler des caméras pour le surprendre en plein visionnage de l’exécution d’Aymeric Dedieu !

            — Ça serait idéal, convient Estelle. Mais crois-tu raisonnable de placer le sort de cette enquête dans la réalisation de cet unique évènement ? S’il faut, il ne l’a regardé qu’une fois, ce film, avant de le détruire.

            Je pense à l’enregistrement que Jarric m’a confié quand je suis allé à son domicile. Celui où sa fille batifolait avec Aymeric Dedieu et Guilhem Canillac. Il ne s’en était pas débarrassé, de celui-là. J’en fais part à Estelle.

            — C’est pas pareil, me répond-elle. Pour lui, cette vidéo servait à prouver que Maëlys avait été victime d’une odieuse manipulation et elle expliquait son suicide, alors que celle tournée par le tueur peut le conduire à sa perte.

            — Je suis sûr qu’il la possède encore. Il doit même s’en repaitre.

            — J’espère que t’as raison, me rétorque-t-elle. Mais même si c’est le cas, il pourra toujours se disculper en soutenant qu’il n’a rien à voir avec ce meurtre.

            — Tu pousses ! râlé-je.

            — C’est ce que feront ses avocats, se défend-elle. Ils pourront dire que ce film lui est parvenu par un moyen quelconque, sur une clé USB trouvée dans une enveloppe adressée à son intention déposée dans sa boite aux lettres, par exemple, et dont il ne connaît pas l’expéditeur.

            — Sauf que, dans cette hypothèse, il ne nous a rien révélé alors qu’il possédait la preuve que le tueur n’était pas Guilhem Canillac !

            — Il pourra concéder qu’il ne porte pas ce dernier dans son cœur, avec l’histoire de sa fille. Qu’il le regrette et qu’il peut être puni de cette faiblesse, mais en aucun cas pour avoir commandité un assassinat.

            — Mais alors, qui aurait eu intérêt à le commettre ?

            — Il n’est pas policier. Ce n’est pas à lui de l’établir.

            — C’est trop facile !

            Elle tousse à l’autre bout du fil. Certainement un accès de tabac. Ce genre d’affaires n’aide pas à lutter contre cette dépendance. Ni aucune autre, d’ailleurs…

            — Non, me répond-elle. Il s’agit juste d’une stratégie de défense. Et ils ne s’en priveront pas, je peux te l’assurer, en tout cas si on leur en offre l’occasion. Ils nous reprocheront d’avoir bâclé notre enquête…

            Je ferme les yeux en ravalant un juron. Mes neurones menacent de disjoncter.

            — Il faudra quand même qu’il explique pourquoi le meurtrier de Dedieu lui a fait parvenir ce film ! lâché-je.

            — Parce qu’il connaissait l’histoire de sa fille, me rétorque-t-elle, implacable. Comme tous ceux qui lisent la presse régionale…

            — Tu t’es trompée de métier, jugé-je, excédé. Tu gagnerais bien mieux ta vie en plaidant pour ces raclures.

            — Ne me tente pas.

            — Tu rigoles ?

            — Oui.

            Notre joute commence à m’épuiser. Le moral en berne, je lance mon mégot dans les braises pour m’empresser d’allumer une autre cigarette. Maigre consolation alors que j’assiste en direct à l’effondrement des arguments censés jeter Jarric derrière les barreaux. Je ne peux m’empêcher d’en vouloir à Estelle, même si j’ai conscience qu’elle vient de nous sauver la mise. Sans elle, nous aurions risqué de vivre une débâcle judiciaire. Je devrais la remercier, en fait…

            — OK, finis-je par céder. T’as raison, il faut consolider tout ça.

            — J’en ai bien peur. T’as une idée ?

            — À cette heure ? Tu me demandes l’impossible…

            J’aspire une bouffée. Je dois me calmer. Les images du film s’imposent sans que je les convoque. L’approche de l’assassin, le regard paniqué d’Aymeric Dedieu quand il comprend l’imminence de sa fin. Juste après avoir posé les yeux sur une photo. Je déglutis.

            — L’attitude du tueur, déclaré-je, sentant que je tiens quelque chose.

            — Quoi ?

            — Elle peut nous aider, continué-je. Elle va dans notre sens. Rappelle-toi ce qu’il a montré à Aymeric avant de l’exécuter. Jarric voulait que le gamin connaisse la raison de son meurtre. C’était un cliché de sa fille, à n’en pas douter.

            — Ouais, mais elle n’apparaît pas à l’écran…

            C’est vrai et c’est bien dommage. Mon rythme cardiaque s’emballe. Voilà une autre piste à explorer, une piste que nous n’avions pas pensé suivre en nous rendant à Saint-Ferréol et pour cause, nous n’avions pas encore visionné cette horreur.

            — Estelle, marmonné-je, le souffle court. Il faudrait revenir au domicile de Gabriel Daviau.

            — Pourquoi ?

            — La photo de Maëlys Jarric. Il l’avait forcément en sa possession, puisqu’il l’a présentée à Dedieu avant d’appuyer sur la détente.

            — Mais vous l’avez déjà passée au peigne fin, cette baraque !

            — Certes, mais nous ne cherchions pas une photo. Le film, on ne l’a vu qu’après.

            Je me délecte d’une nouvelle bouffée chargée en nicotine. Si je n’avais pas la garde de mes deux princesses, je partirais dans l’instant.

            — On va s’organiser, me rassure Estelle. De toute façon, le temps ne nous manquera pas maintenant que nous pouvons relâcher la surveillance de Jarric pour ne nous concentrer que sur la chambre 38.

            — Je veux être là, m’entends-je répliquer dans un souffle.

            — Tu ne peux pas, Victor. Les filles…

            — Je peux les amener. Saint-Ferréol, il y a pire, comme coin pour finir des vacances.

            Je jette mon second mégot dans le feu.

            — Tu ne devrais pas les mêler à ça.

            — Nous ne craignons rien. La maison a déjà été perquisitionnée. Des scellés sont placés sur toutes ses entrées. C’est le dernier endroit où se risqueraient des gars de cette clique, maintenant.

            — Imagine la réaction de Sophie quand elle apprendra que tu furètes dans l’antre d’un tueur avec ses gamines…

            — Elle n’en saura rien. Pour elle, ça ne sera qu’une visite touristique au lac.

            — Tu ne peux pas les confier à quelqu’un ? Tes beaux-parents à Gaillac, c’est sur la route.

            — Pas question. Ça serait pire que tout.

            Je l’entends soupirer.

            — OK, je viendrai avec les clés. Je m’occuperai des filles pendant que tu te rendras au chalet.

            Je ravale un cri de joie.

            — T’es vraiment super ! m’exclamé-je, le cœur battant.

            — Ne me remercie pas, je le fais pour les petites. Ne crois pas que j’approuve pour autant. T’es vraiment incorrigible, Victor.

            — J’ai ça dans le sang, tenté-je de me défendre.

            — T’es un véritable drogué au job.

            — On l’est tous, non ?            

— Ouais, voilà pourquoi on est seuls.

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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