La Brigade des Crimes Parfaits – Chap.50

19 h 6

            Je peste, car nous avons perdu la fin de l’après-midi en compagnie des deux émissaires de la DCRI. Après avoir visité, avec Damien comme guide, le profil de FALCO857, le pseudonyme d’Al-Askari sur le site de l’Alliance Palladium, ils ont rangé dans une valise l’unité centrale, la clé USB contenant le navigateur privé et le token qui génère des codes selon l’heure de connexion. Une fois ces appareils en leur possession, ils m’ont prié de rassembler mon équipe. J’ai donc été contraint de demander à Estelle et Manu de renoncer à filer le train à Thomas Jarric pour qu’ils puissent revenir au plus vite. Les deux ont râlé mais se sont exécutés, me retrouvant dans mon bureau peu de temps après Jessica fraichement de retour de la prison de Muret. Comme nous ne souhaitions pas exposer la salle de réunion du second, notre nouveau repère, aux regards de nos invités, nous nous sommes rabattus dans la plus grande du commissariat, au rez-de-chaussée, en prenant bien soin d’en fermer toutes les portes avant de donner la parole aux agents des Renseignements. Ceux-là nous ont servi à peu près le même discours, des mots censés surtout souligner la dangerosité de l’organisation criminelle dématérialisée afin de justifier que le combat engagé contre elle fût mené par des troupes aguerries. Tout ce que nous n’étions pas à leur sens. Un peu vexant, mais efficace pour nous convaincre que l’histoire tombait entre de bonnes mains et que nous pouvions désormais dormir en paix.

            Ensuite, ils nous prièrent de les avertir si nous découvrions d’autres éléments à ce sujet dans nos enquêtes futures. Bien entendu, je pris l’initiative de les rassurer avec en tête l’idée que mon intervention parviendrait à alléger la conscience de mes collègues qui s’apprêtaient à leur cacher nos diverses perquisitions électroniques en cours des membres de l’Alliance dans l’affaire Dedieu. Mon rythme cardiaque s’était emballé juste le temps de réaliser qu’aucun de mes subordonnés ne montrait de signe de nervosité en entendant ces avertissements, pas même Serge qui s’amusa d’ailleurs à lever la main droite avant de déclarer : « je le jure ! »

            En conclusion, je crois ne pas trop m’avancer en affirmant que nous sommes tous soulagés depuis qu’ils sont montés dans leur taxi, direction l’aéroport de Blagnac. Nous squattons à présent la salle de réunion du second.

            Par les fenêtres donnant sur la cour intérieure, je considère le ciel dégagé après les récentes giboulées. Il commence à rougeoyer pour nous rappeler que la journée va bientôt s’achever. Tout en prenant place autour des trois tables accolées que j’ai réussi à préserver quand Damien a réinstallé le matériel informatique dans cette pièce, j’arrive un instant à trouver du réconfort dans la lumière chaude du soleil couchant tout en ressentant une lassitude extrême. Avec la visite de la DCRI, les dernières heures ont été éprouvantes, à l’image de toutes celles qui les ont précédées, et je ne peux vraiment me détendre que maintenant depuis le meurtre de Marion Salois. Son regard surpris me cueille, celui qu’elle m’a lancé alors qu’une balle venait de broyer son cerveau. Je déglutis en tentant de chasser ce souvenir. Mes mains forment des poings sur le plan stratifié. J’ai besoin de repos.

            — Tout va bien ? s’inquiète Jessica.

            Elle me fait face, assise juste à côté de son équipier colossal.   

            — J’ai du sommeil à rattraper, constaté-je.

            — Tu devrais rentrer, me conseille Estelle, installée à ma droite.

            — Ouais, marmonne Serge, affalé sur un fauteuil à roulettes et les pieds juchés sur un autre, à proximité de Damien et Gérard qui pianotent devant leurs écrans respectifs. Ça serait ballot qu’on doive solliciter les secours alors que tu les as envoyés paitre. T’es vraiment incorrigible. Dans quelle merde, tu t’es mis, hein ?

            — Tu veux vraiment que je m’explique à nouveau ? râlé-je, me rappelant avoir consacré une bonne partie du trajet de Revel à Toulouse à exposer les circonstances ayant engendré le drame.

            Je prends le temps de croiser l’ensemble de leurs regards.

            — Est-ce qu’il reste des questions sur les évènements de cette nuit ? insisté-je.

            Comme personne n’en formule, je me concentre sur l’enquête que nous devons mener à son terme.

            — Ton genou, ça va ? intervient Estelle.

            Il suffit qu’elle évoque cette blessure pour que je réalise que l’articulation meurtrie me lance. Un Doliprane ne serait pas de trop. J’ai négligé d’en avaler ces dernières heures, l’esprit happé par d’autres enjeux.

            — Faudra qu’il tienne. Le vent gonfle nos voiles et il serait dommage de ne pas en profiter.

            — Nous avons besoin de matelots en forme pour la manœuvre, relativise-t-elle.

            Elle a raison. Je le ressens dans toutes les cellules de mon corps.

            — OK, concédé-je. On fait le point, manière que tout le monde possède une feuille de route, et puis je décampe.

            Je pense à Al-Askari, le sujet le plus urgent. Deux volontaires me sont nécessaires pour une mission délicate, et certainement ingrate. Je sens que je devrais m’y coller, mais j’en suis incapable. Je soupire avant de les affranchir.

            — Les gars de la DCRI connaissent maintenant notre première source, commencé-je. C’est difficile pour moi de l’admettre, mais je ne suis pas parvenu à préserver son identité. J’ai rompu ma promesse et je tiens à réparer cette faute. Je ne veux prendre aucun risque, pas même avec ces deux agents de Paris, et surtout pas après ce qui s’est passé cette nuit. Al-Askari peut être exposé à des représailles à cause de nous. Nous devons l’aider. C’est ce que j’ai réussi à négocier avec Gaudin et la DCRI. Nous devons nous rendre immédiatement au Mirail, à son domicile, pour le convaincre de nous suivre avec sa famille afin de leur faire bénéficier d’un programme de protection de témoins. La procédure va se mettre en branle via les services du procureur et la commission nationale chargée d’en examiner l’opportunité. Si ça marche, Al-Askari et ses proches pourront changer d’identité et des fonds seront débloqués pour permettre leur réinstallation. Mais pour l’instant, nous devons procéder au plus pressé et les conduire à l’abri, dans un hôtel. Il me faut donc deux volontaires.

            Les cinq échangent des regards alors que Moki se propose en dressant l’index, tout de suite imité par sa jeune coéquipière à la chevelure rebelle. La rapidité de leur réaction me réconcilie avec la nature humaine dont ma perception a été grandement éprouvée, ces derniers temps.

            — Super ! je fais.

            — Normal, rétorque Moki.

            — On a dormi cette nuit, ajoute Jessica. On peut se charger de ça.

            Elle se lève en terminant sa phrase. Moki fait de même.

            — Contactez-moi si Al-Askari pose des soucis, leur conseillé-je. Après tout, il ne vous connaît pas.

            — Compris, acquiesce Jessica, les sourcils froncés. Pour leur planque, on choisit quel établissement ?

            — Je préfèrerais que vous sortiez de Toulouse pour limiter les risques d’une rencontre embarrassante.

            — Une idée ?

            Je réfléchis. Il faut une ville de taille moyenne, pour qu’ils puissent se fondre dans la masse.

            — Albi, leur proposé-je, pensant que je pourrais ainsi leur rendre plus facilement visite depuis Puycelsi où se trouve ma maison secondaire, si leurs vacances forcées se prolongent.

            — Ça roule, affirme Moki.

            — On vous tient au courant, assure Jessica.

            Ils nous saluent de la main avant de quitter la salle de réunion. Je me tourne vers Estelle et Manu.

            — Alors, pour Thomas Jarric ? leur demandé-je.

            — On commence à mieux le connaître, déclare Estelle. Il a passé toute la matinée au siège de son entreprise de travaux publics, puis il s’est rendu au centre de Toulouse, à l’hôtel Le Saturnin situé non loin l’hôpital Purpan.

            — Qu’est-ce qu’il foutait dans un hôtel ? réagit Serge.

            — Il a déjeuné, répond Manu. Il y a un restaurant dans cet établissement.

            — Et on a fait de même, précise la policière. Ça nous a permis de l’observer de près.

            — Le repas valait le coup ? s’enquit mon vieux coéquipier.

            — Moyen.

            — Dans ce cas, pourquoi faire tous ces kilomètres ? je m’interroge.

            — Cet endroit lui appartient, m’explique Estelle. Il s’est comporté comme un patron et les employés lui obéissaient sans discuter. Il est même allé derrière le comptoir, à un moment, certainement pour consulter les registres.

            Intéressant. Notre homme ne se contente donc pas de gérer une entreprise de travaux publics. Je me demande s’il est propriétaire d’autres affaires.

            — Après le café, nous l’avons perdu pendant une bonne heure, reprend la jeune femme.

            — Comment ça ? je m’étonne.

            — Nous pensons qu’il est monté dans une chambre, précise Manu. Quand nous sommes sortis, sa voiture n’avait pas bougé.

            — Si c’est le boss, il était peut-être dans un bureau, relativise Serge.

            — C’est ce qu’on a cru dans un premier temps, admet Manu. Puis on a bougé notre véhicule du parking pour ne pas attirer l’attention et on s’est postés un peu plus loin dans la rue, de manière à espionner l’entrée. Une demi-heure plus tard, il a quitté les lieux en même temps qu’une nana dotée de tous les attributs pour vivre de ses charmes.

            — Notre gars ne se refuse rien, commente Estelle. Après un bon repas, il semble apprécier les siestes coquines et ne rechigne pas à payer la prestation.

            Je réfléchis. Ce type appartient à un réseau criminel qui échange des services illégaux à grande échelle. Et les deux affaires que nous lui connaissons peuvent déjà l’aider à en proposer pas mal. En facturant des ouvrages imaginaires ou juste en les surestimant, une entreprise de travaux publics peut blanchir de l’argent sale, tout comme un hôtel restaurant, d’ailleurs, ce dernier présentant en outre l’avantage de pouvoir héberger des prostituées souhaitant retrouver des clients contactés par le logiciel de l’Alliance. Le tableau commence à se dessiner avec force de détails.

            — D’accord et après ? je les encourage à poursuivre.

            — Jarric a repris sa caisse avant de rentrer à son domicile, répond Estelle. Vous nous avez rappelés vingt minutes plus tard.

            — Vous avez fait du bon boulot, les félicité-je. On se rend compte qu’on ne savait pas grand-chose de lui, et notamment qu’il ne se contente pas de gérer une seule société. Il faut creuser dans cette direction pour connaître précisément la composition de son portefeuille.

            — C’est fait, réagit Damien en levant son bras droit depuis son poste informatique.

            Je n’en reviens pas qu’il ait déjà accompli ces recherches.

            — Manu m’a contacté vers quinze heures pour me le demander, explique le jeune homme en remarquant mon trouble. J’ai pu interroger divers sites. En plus de Jarric TP, ce type possède en tout deux hôtels et autant de restaurants.

            — Un véritable empire ! s’exclame Estelle.

            — N’exagérons pas, relativise Serge. C’est pas mal, mais je ne parlerai que du début d’une principauté…

            — En tout cas, il se débrouille bien, interviens-je. Sa réussite doit certainement beaucoup à l’Alliance Palladium.

            — Et inversement, note Damien. À mon avis, il ne dépérit pas au bas de son organigramme. Il me tarde d’espionner son profil.

            — Rien de plus, à ce sujet ?

            — Si. Il s’est connecté à internet avec son troisième ordinateur en fin d’après-midi, sans doute son portable, mais je n’ai rien trouvé de suspect dans sa mémoire.

            Je repense aux nouvelles affaires de cet entrepreneur, autant de lieux qu’il peut utiliser pour rejoindre le réseau criminel.

            — Il faudrait compléter la commission rogatoire, me précède Damien. Si vous voulez que j’arrive à quelque chose, je dois pouvoir placer sous surveillance numérique tous les PC qui se branchent aux prises téléphoniques de tous les bâtiments qu’il possède, soit personnellement, soit professionnellement.

            — Impossible, répliqué-je aussitôt. La juge d’instruction ne l’acceptera jamais.

            — Pourquoi ? s’agace l’informaticien.

            — C’est trop large, intervient Gérard, assis à ses côtés. Encore, s’il n’y avait pas d’hôtel dans le lot, elle aurait pu éventuellement céder… Mais là, ça équivaudrait à autoriser l’espionnage de tous les clients qui descendent dans ces établissements. Autant se transformer en Big Brother !

            Jarric s’avère décidément un adversaire redoutable.

            — Alors, on va faire comment ? s’inquiète Damien.

            — Faudra procéder à l’ancienne et le filocher, je lui réponds. Nous devons le connaître par cœur. Notre objectif prioritaire : trouver l’ordinateur dont il se sert pour contacter l’Alliance. Si l’on y parvient, je suis sûr que la vidéo de l’assassinat d’Aymeric ne sera pas bien loin. Et dans ce cas, on pourra le coffrer.

            Je fixe Estelle.

            — Tu te sens comment ? je lui demande, conscient que sa nuit a été presque aussi courte que la mienne.

            — À ton avis ?

            — OK, on arrête pour ce soir. À part Damien et Gérard qui vont à présent se relayer pour espionner les IP des complices présumés du meurtre, les autres rentrent chez eux pour tenter de récupérer.

            Je soupire.

            — Dès demain, Estelle et Manu seront chargés de filocher Jarric jusqu’à dix-sept heures. Puis Serge et moi-même prendrons la suite.

            — Je crois pas, me rétorque mon vieux coéquipier. Nous sommes en congés, t’as oublié ?

            Je ferme les yeux. C’est vrai. Et je ne peux pas me défiler, sous peine d’abandonner mes princesses dans mon appartement de Borderouge. Impossible de leur faire ça, surtout qu’elles s’attendent à passer des vacances à Puycelsi. Et comme leur mère entame son service aux urgences dès lundi matin…

            Bon, j’avoue que l’idée de l’appeler pour lui proposer de mettre ses parents sur le coup m’est venue aussitôt. Ils vivent à Gaillac et ne rechignent jamais à s’occuper des filles quand nous leur en faisons la demande. Mais aujourd’hui, c’est différent. Je suis séparé de Sophie, je dois l’assumer. Sinon, comment pouvoir lui prouver que j’ai compris la leçon ?

            — T’en as déjà fait beaucoup, Victor, tente de me rassurer Estelle. Prends tes congés et laisse-nous gérer. T’en as bien besoin.

            — Nous te préviendrons dès qu’il y aura du nouveau, promis, insiste Manu, en m’offrant un franc sourire.

            Il est temps de passer le relai. Je ne peux y couper. J’ai trop perdu à me refuser de le faire, ces dernières années. Les enjeux de mon enquête sont considérables, mais ils ne sont rien en comparaison de ceux qu’il faudrait que je sacrifie. Mes filles sont ma priorité.

            — OK, finis-je par céder. Estelle, à partir de maintenant, c’est toi qui commandes.

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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