La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 48 & 49

Samedi 11 avril, 14 h 6

            Personne ne bronche. Nous avons tous besoin d’un instant pour digérer ce que nous venons d’endurer, un seuil de décompression avant de pouvoir passer à autre chose. Je songe que la culpabilité de Thomas Jarric n’en devient que plus évidente, même si rien dans ce film ne l’établit de manière certaine. Bien sûr, il y a l’histoire de la photo et la réaction d’Aymeric en la voyant, mais ce dernier n’a rien dit qui puisse relier son meurtre à l’entrepreneur. Nous devons donc consolider notre dossier, l’étayer par d’autres indices, et dans cette optique cette vidéo peut quand même nous y aider. Car elle nous indique que le contrat ne se limitait pas à exécuter une personne. Non, son commanditaire voulait en plus deux choses : qu’Aymeric connaisse la raison de sa mort et que le tueur lui rapporte les images de son agonie. Voilà pourquoi cet enregistrement existe. Il ne s’agit pas d’une simple lubie d’un psychopathe, mais bel et bien de la preuve que le payeur attendait pour débloquer les fonds à l’homme de main qu’il avait recruté via le darknet. Conclusion : Jarric doit détenir ce film. Je l’imagine sans peine s’en délecter, à de multiples reprises, dans l’intimité, les jours de déprime, comme si l’horreur de cette scène pouvait parvenir à alléger le chagrin engendré par la perte de sa fille. Si nous trouvons cette vidéo en sa possession, alors sa condamnation ne sera plus qu’une formalité.

            La sonnerie du téléphone fixe équipant notre placard m’empêche de partager ces réflexions avec mes collègues. Damien décroche.

            — Ouais, dit-il. Il est là. Je vous le passe.

            Il me tend le combiné et je m’en empare.

            — Bussy, annoncé-je.

            — C’est Gaudin, répond mon correspondant. Où êtes-vous ?

            — Dans notre planque.

            — OK. Et vous pensez arriver à quelle heure ?

            — Vous déconnez ?

            Puis je réalise que le commissaire ne doit pas être seul. Il souhaite me faire comprendre quelque chose et je devine tout de suite quoi.

            — Très bien, ne flânez pas en chemin, enchaine Gaudin. Je veux vous voir dans mon bureau dans une heure maximum. Nous avons un truc à régler.

            — Ce sont les gars de la DCRI ? je lui demande.

            — Oui, c’est ça.

            — Ils reprennent l’affaire ?

            — J’en suis sûr. Mais arrêtez de perdre du temps avec la première source, vous avez du boulot à boucler par ailleurs.

            — Quoi ? Ils ne sont au courant que de la surveillance d’Al-Askari ?

            — Bien entendu !

            — OK, on fait le ménage pour tout le reste, patron ?

            — Pertinent ! Mais pas de vagues, hein ? Je compte sur vous…

            Je pense à pousser mon avantage.

            — On va installer tout le matos en salle de réunion, ça sera plus facile pour travailler.

            — N’abusez pas, Bussy…

            — Il faudra nous réserver l’utilisation de cette pièce, de manière à bien verrouiller l’information.

            Gaudin ne répond pas tout de suite. Il doit me maudire, à l’autre bout du couloir. Mais la raison finit par l’emporter.

            — Compris, on se débrouillera, soupire-t-il. Ne trainez pas.

            Il raccroche. Damien, Gérard, Serge et Moki me fixent en tentant de mesurer les implications des phrases qu’ils viennent d’entendre.

            — On doit déménager, leur annoncé-je. La DCRI a envoyé des émissaires dans le bureau de Gaudin.

            — Fait chier ! râle mon vieux coéquipier. Voilà qu’ils se pointent alors que ça commençait à devenir intéressant…

            — C’est pas si grave, relativisé-je. Le patron leur a raconté que je suis encore à l’extérieur pour une heure, de manière à nous offrir le temps nécessaire à nettoyer ce merdier.

            — Qu’est-ce que je fais ? s’inquiète Damien, en fronçant ses sourcils sous son début de calvitie.

            — Il ne faut laisser dans cette pièce que les éléments concernant l’affaire Al-Askari. Tout le reste doit être transféré sur des PC que nous installerons dans la salle de réunion.

            Je reprends ma respiration en même temps que mes esprits.

            — La DCRI ne doit pas comprendre que nous avons découvert plusieurs portes d’accès à l’Alliance Palladium. Damien ?

            — Oui ?

            — Crois-tu que tu puisses arriver à effacer toutes les traces de l’enquête Dedieu, sur ton matos ?

            — Pas de soucis. J’avais déjà compartimenté les deux dossiers.

            — Attention, je pense aussi aux logiciels que t’utilises pour les surveillances électroniques. C’est le même pour le DRH de BAT-OC 31 que pour les autres, non ? S’ils en passent l’historique au peigne fin, ils ne pourront pas tomber sur des données compromettantes ?

            — Si, confirme-t-il, embarrassé. Mais je dois pouvoir les supprimer.

            — En une heure ?

            — Ça doit être possible.

            — Alors au taf !

            Je me tourne vers Gérard.

            — Tu peux aider le petit ?

            — Sans problème.

            Rassuré, je fixe mon attention sur les deux derniers et constate que Moki lève déjà le bac ramené de notre escapade à Revel, celui contenant deux unités centrales et un ordinateur portable. De son côté, Serge s’est emparé des deux caméras.

            — Allez-y, je leur dis. Et surtout fermez la porte de la salle de réunion derrière vous.

            — Tu ne viens pas ? s’étonne Moki.

            — J’ai pas envie de croiser les gars de DCRI pour l’instant. Faudra vous débrouiller seuls.

            — Entendu, maugrée Serge, en haussant les épaules.

            Le géant sort en premier après avoir jeté un œil au couloir. Serge lui emboite le pas. Leur attitude méfiante m’arrache un sourire pendant que je m’affale sur le siège laissé libre. Les deux techniciens s’affairent devant leurs écrans. Soudain, je me sens bien inutile et ma fatigue en profite pour me rappeler ma nuit blanche. À cet instant, je donnerais tout pour m’éclipser et rejoindre mes pénates. Je m’imagine me vautrer sur mon lit défait. Je déglutis. Cet abandon, je dois encore patienter avant de m’en repaître. Philosophe, je me dis qu’il ne me reste plus qu’à attendre et à me préparer à la rencontre qui m’est imposée par la direction centrale de la Police.

15 h 21

            Deux coups frappés contre le bois de la porte.

            — Entrez ! fait Gaudin.

            Je m’exécute et ne tarde pas à le voir, installé de l’autre côté de son bureau, avec son port séduisant m’offrant un sourire commercial. Il se lève et ses deux visiteurs, assis face à lui, font de même tout en se retournant vers moi.

            Un homme et une femme élégants dans leurs vêtements de luxe, costume et tailleur assortis dans les tons sombres. Le premier de corpulence moyenne, je dirais la quarantaine finissante, svelte, brun, visage étroit et regard intelligent. Sa collègue paraît plus jeune, mais tout aussi sportive. Blonde, coupe au carré, yeux clairs, entre bleu et gris, elle m’examine. Pas une expression ne déforme les traits de nos invités, mais je ne m’en inquiète pas outre mesure. J’ai déjà pratiqué un couple de la sorte, quelques mois plus tôt. Ils aiment bien en imposer.

            — Ah ! fait Gaudin. Bussy ! On commençait à s’impatienter !

            — J’ai fait le plus vite possible, je lui réponds en m’avançant à la rencontre des deux agents.

            — Je vous présente nos deux collègues de la DCRI, poursuit le commissaire. Flora Nédélec et Christian Werner. Ils arrivent de l’aéroport.

            — Enchanté, dis-je en serrant successivement la main à la jeune femme et à son coéquipier.

            Gaudin nous propose de prendre nos aises sur les trois fauteuils installés face à son bureau alors qu’il rejoint le sien.

            — Bien ! enchaine mon patron. Mon cher Bussy, comme convenu, j’ai fait remonter votre dernière découverte à Paris et c’est la raison de la présence de nos visiteurs.

            — Vous parlez de l’Alliance Palladium, déclaré-je, désireux d’aller droit au but.

            — C’est ça, acquiesce Gaudin. Notre hiérarchie semble très intéressée par votre enquête, et surtout fort impressionnée.

            Il se racle la gorge, les deux autres restant stoïques.

            — Outre le rapport déjà envoyé, je me suis permis de préciser certains détails en votre absence, continue-t-il. Je laisse donc maintenant la parole à nos invités pour qu’ils puissent vous questionner.

            Gaudin fixe Werner, mais c’est la jeune femme qui réagit en premier.

            — Merci commissaire, dit-elle, avant de se tourner vers moi pour me servir un sourire un brin forcé. Capitaine Bussy, je dois d’abord vous féliciter. Vous avez réussi à infiltrer ce réseau sans éveiller de soupçon et vous nous offrez ainsi un point d’accès idéal pour l’espionner. Ce que vous avez découvert revêt une importance capitale. Vraiment, je tiens à souligner que votre travail est remarquable. Vous devez ne pas le sous-estimer. En tout cas, je vous assure que votre hiérarchie est consciente de ce qu’elle vous doit, et je suis sûre qu’elle saura vous récompenser.

            — Eh bien, marmonné-je, un peu déstabilisé.

            Je me repositionne sur ma chaise et regarde un instant mes pieds avant de fixer mon interlocutrice. Je me dis qu’ils attaquent fort, mais c’était prévisible. Ils s’apprêtent à m’enlever mon bébé. Donc, pas étonnant qu’ils tentent de m’amadouer.

            — Merci, mais je me suis contenté de suivre une piste, précisé-je, avant de considérer Werner.

            Ses yeux ne me quittent pas comme s’ils avaient le pouvoir de vampiriser mes pensées. C’est certainement ce qu’ils cherchent à faire, d’ailleurs.

            — Pas de fausse modestie ! s’insurge la jeune femme. Vraiment, votre commissaire nous a tout expliqué, à la fois comment vous avez été contacté et la façon dont vous avez monté de toute pièce un subterfuge pour tromper le commanditaire de l’agression. Une belle méthode proactive. C’était très ingénieux !

            Que répondre à cette avalanche de louanges ? Un sourire devrait convenir et je m’efforce de le rendre sincère.

            — Et maintenant ? je demande à Nédélec, convaincu qu’il est temps d’aborder l’essentiel.

            — Oui ?

            — Qu’allons-nous faire ? continué-je. Ce réseau paraît composé d’un nombre hallucinant de membres. Impossible de le décrire pour l’instant avec précision, mais la liste des services sollicités, la plupart illégaux, englobe plus de trois mille requêtes rédigées en une multitude de langues.

            Ils ne semblent pas surpris par ma sortie, ce qui m’en apprend déjà beaucoup sur leur niveau de connaissance.

            — C’est à une organisation criminelle internationale que nous avons affaire, déclaré-je, lugubre. Et à une d’un tout nouveau genre, qui a compris les avantages qu’elle peut retirer des technologies innovantes. C’est carrément dément ! Dans le secret le plus absolu, une sorte de emafia prospère et nous ne sommes même pas informés de son existence !

            Nédélec ne me présente plus un visage empreint de gratitude, mais une copie conforme de celui affiché par son collègue assis à ses côtés. Sérieux, concentré. Je leur fais :

            — Bref, je suis rassuré que notre direction centrale ne sous-estime pas cette histoire et qu’elle vous ait envoyé jusqu’ici pour nous aider. Maintenant, je vous le demande, comment comptez-vous procéder pour circonscrire cette menace ?

            Les deux se regardent un instant fugace.

            — Nous ne sommes pas là pour ça, capitaine Bussy, annonce Werner, d’une voix calme qui tranche avec mon intervention nerveuse.

            L’agent s’avance sur son siège, les mains jointes, les coudes posés sur les accotoirs.

            — Nous prenons la relève, capitaine, continue-t-il. Vous l’avez compris : vous ne possédez pas les ressources pour affronter ce monstre. Ici, la lutte se passe au niveau des États.

            — Vous étiez déjà au courant ? l’interrogé-je, formulant la question qui me brûle les lèvres depuis le début de la conversation.

            Je ne me fais aucune illusion sur la réponse qu’il va me servir. Non, je souhaite juste tirer de ces deux fonctionnaires un maximum d’informations.

            — Bien sûr, murmure Werner.

            — Et ça ne vous gêne pas de laisser vos collègues dans l’ignorance ?

            — Nous n’avons guère le choix et vous le savez très bien. 

            — Tous ces meurtres que nous pourrions prévenir ! m’insurgé-je, juste pour pousser le bouchon.

            L’homme soupire, les sourcils froncés.

            — Ce n’est pas si simple. Empêcher un crime nécessite d’en accepter la réalisation sur leur logiciel, et donc de se découvrir. Ils auraient vite fait de couper ce point d’accès en excluant le traitre de leur réseau, avant d’ordonner sa mise à mort. 

            — Ne me dites pas que vous vous contentez de regarder !

            Il secoue la tête, l’air navré.

            — Je ne peux vous révéler notre stratégie, j’en suis désolé.

            — Heureux d’apprendre que vous en ayez une !

            — Ne soyez pas vindicatif, capitaine. Je sais que vous comprenez les enjeux du combat que nous menons.

            Werner jette un œil à sa collègue avant de poursuivre.

            — D’ailleurs, il nous arrive de procéder comme vous, quand nous décidons que ça vaut le coup. Mais nous devons agir avec parcimonie pour ne pas risquer d’être découverts. Comme vous l’avez si bien dit, notre but principal est de détruire cet engin infernal. Et pour cela, nous devons connaître les strates supérieures de son organigramme pour parvenir à son sommet et ainsi bénéficier à la fois de toutes les données brassées par le logiciel et surtout de la capacité de l’anéantir. C’est à cette seule condition que nous pourrons le vaincre.

            Pertinent. Les mots de Werner me calment. Il maîtrise bien son affaire et semble déterminé à lutter contre ce Léviathan numérique. Peut-être ne sont-ils pas déjà pervertis par lui, après tout. Puis-je leur faire confiance ? Et surtout sortir apaisé de cette entrevue en sachant que des officines œuvrent dans l’ombre pour annihiler la menace ?

            — C’est important, ajoute la jeune femme. Vous devez nous promettre de garder un secret absolu sur votre découverte et également vous assurer que vos collègues tiendront leur langue.

            Elle déglutit avant de reprendre.

            — Nos experts nous ont mis en garde. Si nous ratons notre cible, alors nous devrons nous résoudre à vivre pour toujours avec cette aberration.

            — Comment ça ? je m’inquiète.

            — Nous estimons que seuls les cinq individus juchés au sommet de cette pyramide possèdent le pouvoir de stopper ce logiciel s’ils le décident à l’unanimité. Cette mesure de sécurité paraît cohérente. Elle protège l’organisation si l’un d’eux venait à être arrêté. Donc, ça nous impose de les appréhender tous en même temps.

            Elle plonge ses yeux dans les miens.

            — Mais ce n’est pas tout, poursuit-elle. Il semblerait que cette application atteigne à présent un tel degré de sophistication qu’elle pourrait tout à fait continuer à fonctionner de manière autonome, cachée dans une myriade de serveurs répartis dans le monde entier.

            — Si l’on se plante, la seule façon de vaincre ce monstre serait de détruire internet, conclut Werner. Mais comme ça ne sera jamais une option…

            Là, je ne suis plus du tout rassuré. Je regrette même d’avoir entendu ces mots.

            — Pensez-vous y arriver ? m’inquiété-je.

            — Nous progressons, répond Nédélec.

            — Comment pouvons-nous vous aider dans cette tâche ?

            — En évitant le plus possible d’interférer, intervient Werner. Nous ne pouvons avancer que si cette organisation ne connaît pas notre niveau d’information à son sujet. Voilà pourquoi le combat que nous lui livrons doit être centralisé et non divisé sur nos forces dans les territoires. Ça serait trop dangereux ; j’espère que vous en convenez. La probabilité d’empêcher des fuites se réduirait proportionnellement au nombre d’agents impliqués. Nous ne pouvons pas nous exposer à intégrer un de leurs membres dans nos troupes.

            Imparable. Je me dispense de leur demander s’ils sont bien certains de n’abriter aucun traitre dans leurs rangs. Je me doute de leur réponse et ne veux surtout pas les braquer pour rien. Non, vaut mieux faire le dos rond et réagir comme ils l’entendent.

            — Alors quoi ? j’interviens. Vous n’êtes ici que pour nous enlever notre découverte ?

            — Ça vous embête ? se désole la jeune femme.

            — C’est un peu frustrant, vous pouvez le comprendre…

            — Bien sûr.

            — Et mes hommes éprouveront sûrement le même sentiment que moi.

            — C’est bien normal, convient Werner.

            Il se racle la gorge avant de préciser :

            — À ce sujet, il nous faudrait la liste de tous vos subordonnés impliqués.

            — Pourquoi ? m’inquiété-je, soudain mal à l’aise.

            — Nous devons les briefer, comme nous l’avons fait avec vous.

            — Vous l’aurez, finis-je par céder, tirant un maigre réconfort de l’idée que je n’ai pas le choix.

            — Très bien ! se réjouit Werner. Maintenant, nous aimerions examiner en direct votre poste d’observation. Vous pouvez nous y conduire ?

            Je me lève comme toute réponse et ils m’imitent, actant en silence la fin de l’entrevue. Je fais un pas vers la porte, puis m’immobilise, subitement rattrapé par une promesse. Je me retourne pour affronter Werner et Nédélec. Gaudin se trouve juste derrière eux et il interrompt de justesse sa foulée pour ne pas les percuter.

            — Un souci ? s’inquiète la jeune femme.

            — Si j’ai bien compris, vous avez déjà infiltré cette mafia ? tenté-je.

            Comme ils restent stoïques, je poursuis :

            — Parce que si c’est le cas, je me demandais quel intérêt pouvait revêtir pour vous le recrutement d’une autre taupe à son niveau le plus bas ?

            Les agents de la DCRI se regardent alors que le commissaire se place à mes côtés.

            — Je veux dire, au-delà de la simple curiosité que vous portez au travail de collègues d’un SRPJ de province…

            — Où voulez-vous en venir, Bussy ? s’enquit Gaudin, visiblement désorienté par ma question.

            — J’aimerais juste que nos visiteurs me répondent.

            — Ne sous-estimez pas votre trouvaille, me répète Werner. Comme l’a expliqué ma coéquipière, elle nous sera certainement très profitable.

            — J’en doute.

            — Elle va au moins nous apprendre qui a commandité l’agression acceptée par votre source.

            — Nous pouvons déjà vous le révéler sans pour autant vous transmettre l’ensemble de nos données.

            — Et pourquoi voudriez-vous éviter de le faire ? s’étonne Nédélec, les mains sur ses hanches.

            — Pour préserver l’anonymat de mon indic. Je m’y suis engagé.

            — Il ne risque rien avec nous, réplique immédiatement Werner.

            — Je suis persuadé que vous en êtes convaincus. Mais je sais aussi ce que ces enfoirés lui feront s’ils comprennent que nous utilisons son profil pour les espionner. Vous venez d’ailleurs de me le confirmer. Ils n’hésiteront pas à le tuer, à moins de l’inscrire sur l’heure à un programme de protection des témoins, et encore, cette organisation compte un nombre si important de membres que rien ne nous assure vraiment qu’il en réchappera.

            Nouvelle salve d’échanges de regards entre les officiers de renseignements.

            — Alors voilà ce que je vous propose, en profité-je. On rejoint de ce pas la planque qui nous sert de QG, mon jeune collègue vous fait visiter rapidement les pages de notre informateur et il vous explique comment il a procédé pour perquisitionner l’ordinateur de son commanditaire. Vous pourrez ainsi le surveiller à votre guise. Après ça, nous effaçons devant vous toutes ces données et nous nous engageons à ne plus fureter dans cette direction.

            — Impossible, réagit Werner, les traits tendus.

            — Pourquoi ? me révolté-je. Vous préférez dépenser des sommes considérables à organiser la disparition de ma source et sa famille ?

            — Je ne pense pas que ce soit la peine, estime le capitaine de la DCRI.

            — C’est mon indic et j’ai promis de ne pas l’exposer.

            — Allons, Bussy ! s’exclame Gaudin, le visage empourpré.

            — Quoi, commissaire ? Ne me dites pas que vous ne comprenez pas mon point de vue !

            — Mais bien sûr que si !

            — Je veux des garanties, insisté-je, et je ne vois pas pourquoi ma proposition serait rejetée.

            J’ai pris soin de me placer entre mes collègues et la porte pour leur interdire de sortir. Werner soupire et se tourne vers mon responsable hiérarchique.

            — Ordonnez à votre homme de nous conduire au poste informatique qu’il utilise.

            Mes efforts trouvent ici leurs limites. Je ne pourrais pas m’opposer à un commandement direct de Gaudin.

            — Quel pouvoir avez-vous pour contraindre le directeur du SRPJ de Toulouse ? tenté-je.

            — Celui que me confère l’intérêt supérieur de la nation, me répond-il.

            — C’est un peu court, non ? Il est évident que seul un ordre venu du ministère pourrait forcer mon patron à s’exécuter pour vous livrer des éléments internes à une enquête suivie par ses services, surtout quand elle est chapeautée par l’autorité judiciaire.

            — Je préfèrerais ne pas en arriver à de telles extrémités, lâche Werner.

            — Moi non plus, rajoute Gaudin.

            — Alors vous savez ce qu’il vous reste à faire, l’encourage l’officier de la DCRI.

            Le commissaire baisse les yeux, fronce les sourcils. Je l’ai placé dans l’embarras et n’en suis pas très fier, mais je n’ai pu m’empêcher de lui rappeler ses responsabilités.

            — La proposition de mon subordonné me paraît raisonnable, se décide-t-il finalement à marmonner, en plantant son regard dans celui de Werner.

            — Ne me dites pas que vous voulez jouer à ça…

            — Ce n’est pas un jeu, tient bon Gaudin, remontant d’un coup dans mon estime. Comme vous l’a exposé Bussy, la vie d’un homme est menacée et rien ne justifie de courir des risques supplémentaires en ce qui le concerne.

            — Vous nous montrez son profil et nous apprendrons quel est son pseudonyme, relativise Nédélec, désireuse de porter secours à son collègue. Si, comme vous semblez le craindre, notre équipe pourrait cacher une taupe, alors il lui serait très facile de transmettre cette information à ses complices qui n’auraient aucun mal à l’identifier.

            — Le réseau est cloisonné, je lui réponds. Seuls ceux qui ont participé à l’enrôlement de mon indic savent qui il est. Pour tous les autres, il n’apparaît que sous son nom d’emprunt.

            — Mais l’application connaît le vrai, me rétorque Werner. Ne soyez pas buté, Bussy. Les membres de cette organisation peuvent, s’ils le souhaitent, faire remonter un message à leur recruteur et ainsi de suite jusqu’au sommet. Rien ne pourra les empêcher de saisir cette occasion pour dénoncer ce pseudo comme un traitre…

            Je n’y avais pas pensé. Normal, mes contradicteurs bénéficient d’une culture bien supérieure à la mienne dans ce domaine. Mais je ne reste pas démuni pour autant.

            — Tant pis, on se passera de la petite visite gratuite de notre cagibi.

            — Nous sommes ici pour ça.

            — Nous vous donnons juste le nom du commanditaire.

            — Non, impossible. Votre source possède un profil que nous pourrons utiliser pour prévenir des meurtres. Nous n’en avons pas tant que ça.

            — Alors vous devez vous engager à l’inscrire au programme de protection des témoins.

            — Vous regardez trop de séries télévisées.

            — Je connais les droits qui sont octroyés aux repentis.

            — Votre homme n’appartient pas à une bande criminelle.

            — Vous croyez ? De fait, il a accepté d’être recruté pour nous aider. Il respecte tout à fait le cadre juridique.

            Je viens de le désarçonner. Je me tourne vers Gaudin.

            — Permettez-moi d’organiser tout de suite la mise à l’abri de mon indic et de sa famille, commissaire. Nous en référerons directement au procureur de la République dans la foulée. Je ne pense pas qu’il y aura un souci si notre requête est appuyée par la direction centrale de la police. Et à partir de maintenant, il faut séparer les interventions de chacun. La DCRI récupère le profil de ma source et nous nous occupons de la procédure chargée de la faire disparaître. C’est le moins qu’on puisse faire pour eux, assurer leur sécurité, surtout que dans le contexte, ils vont devoir changer de vie.

            Je considère Nédélec puis Werner. J’estime que le deal n’est pas si cher payé. Ces gens connaissent comme moi la dangerosité de la clique qu’ils combattent. Ils ne peuvent pas décider en conscience d’exposer une famille.

            — Ça me paraît juste, juge Gaudin. Vous en pensez quoi ?

            Il s’adresse à Werner.

            — OK, maugrée enfin ce dernier. On fait comme ça.             Je ravale un cri de victoire. Réconforté, je sors du bureau de Gaudin et les conduis jusqu’au cagibi pour retrouver Damien. Les autres ont déjà décampé dans la salle de réunion, notre nouveau point de ralliement.

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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