13 h 23
Lorsque nous arrivons au commissariat, après un détour rapide vers la place Arnaud Bernard pour dévorer des kebabs, nous rejoignons notre étage en transportant le matériel informatique prélevé chez Gabriel Daviau. Je brûle d’en sonder les entrailles et compte-bien demander à Damien d’abandonner un temps sa surveillance pour se consacrer à cette tâche. Mes deux complices prennent un peu d’avance, car j’éprouve quelques difficultés à tenir la cadence en boitant. En sortant de l’ascenseur, je croise trois collègues qui me saluent, les visages graves. Ils doivent connaitre mes derniers exploits.
Quand Moki s’immobilise devant le cagibi réquisitionné, il en frappe la porte pour que Damien nous permette d’entrer. C’est la procédure que nous nous imposons afin de ne pas ébruiter la découverte du site de l’Alliance Palladium. Le jeune homme ne tarde pas à nous ouvrir et nous nous retrouvons bientôt à cinq dans l’espace exigu, car Gérard est déjà là, rivé à un des deux fauteuils installés face aux écrans. Merci, Claire.
Alors que nous déposons caméras, unités centrales et portable sur la table de décharge, je remarque un exemplaire de La Dépêche abandonné sur une chaise. Au bas de la première page, un titre attire mon attention : « L’assassin tué par une hache ! » Pas la peine de le lire pour en comprendre le sujet. Mes récentes prouesses se sont révélées trop croustillantes pour échapper à l’attention de la presse.
Je ravale un juron alors que Damien commence à nous brosser la situation. Depuis sa prise de fonction matinale, et conformément à la commission rogatoire rédigée par Laetitia Lafargue, il a réussi à placer sous surveillance électronique cinq ordinateurs en plus des deux déjà espionnés appartenant à Fabien Pochon, le DRH de BAT-OC 31, qui nous ont permis d’établir que cet individu grossissait également les rangs de l’Alliance Palladium. Il fallait compter un PC pour Arthur Laramée, le réceptionniste de l’Ours Blanc, un deuxième pour Richard Kheller, le client de la chambre du même hôtel, un troisième pour Zoé Lebrun, l’opératrice téléphonique du centre de secours, et enfin deux derniers attribués à Thomas Jarric, désormais notre suspect principal au rôle de commanditaire du meurtre d’Aymeric Dedieu. Nous savons que ce dernier en utilise un autre grâce à sa messagerie, mais il ne s’en est pas encore servi pour rejoindre internet. Dès qu’il commettra cette imprudence, Damien pourra le détecter et lancer son mouchard numérique.
— Pour l’instant, aucun d’eux ne s’est connecté au darknet, avertit le jeune homme. Mais nous le verrons dès qu’ils le feront, j’ai placé des alertes.
— Super ! répliqué-je. Dès que ça arrive, préviens-moi.
— J’en ai bien l’intention.
— Et pour l’analyse du matériel informatique prélevé chez Marion Salois ? demande Moki.
Damien se tourne vers Gérard qui est en train d’examiner ce que venons de rapporter.
— Nous avons la confirmation qu’elle respectait la même procédure que vous pour atteindre le site de l’Alliance Palladium, répond ce dernier, tout en s’emparant d’une des deux caméras du tueur. Damien m’a mis au jus. C’est fou, cette histoire.
— Et ce n’est que le début, interviens-je. Heureux de te compter parmi nous, tu ne seras pas de trop.
— C’est peu de le dire. Je crois que je vais devoir m’assoir sur mon weekend.
— Désolé.
— Pas grave, c’est pas tous les jours qu’on tombe sur un filon pareil. J’ai déjà prévenu ma femme.
Ça me fait penser que je dois récupérer mes filles demain soir pour une semaine de vacances que j’avais l’intention de passer avec elles à Puycelsi, dans la maison de campagne que je partage encore avec Sophie, et ceci malgré notre séparation. Avec l’accélération de l’enquête, je m’interroge sur la pertinence de ce programme. D’un autre côté, je me vois mal avertir mon ex à la dernière minute pour lui expliquer que je ne peux plus assurer la garde des gamines. Face à ce dilemme, je déglutis et décide d’en reporter pour l’instant la résolution.
— Vous avez trouvé des informations intéressantes ? demandé-je à Gérard, alors qu’il branche la caméra à un ordinateur.
— Aucune. Cette femme prenait ses précautions. Ses activités illégales, elle les laissait sur le darknet.
— Alors comment pouvez-vous affirmer qu’elle appartenait bien à cette mafia ?
— Grâce à une clé USB identique à celle donnée à Al-Askari, répond Damien. Elle contient le même navigateur privé et un programme permettant de décrypter des mails. Vous nous avez aussi ramené un token qui génère des codes toutes les heures. Bref, elle possédait tout l’attirail nécessaire pour contacter l’Alliance.
— Vous avez consulté son profil ? s’enquit Serge, en oubliant un élément essentiel.
— Non, impossible sans la phrase qu’elle a choisie et tapée à sa première connexion, réplique Damien.
— Merde, c’est vrai…
— Ils savent couvrir leurs arrières, confirme notre jeune collègue.
Je soupire. Marion décédée, toutes les informations de son site nous sont à jamais refusées.
— Bon, nous avons la preuve qu’elle appartenait à cette pègre dématérialisée et c’est déjà beaucoup. La visite de Jessica à la prison devrait bientôt établir son implication dans le meurtre d’Aymeric Dedieu.
— C’est fait ! réagit Gérard, tout en faisant jouer sa souris pour ouvrir le périphérique branché à son PC. Elle nous a téléphoné dix minutes avant votre arrivée.
Je me demande pourquoi elle ne nous a pas contactés directement, mais Damien se charge de nous éclairer.
— Elle s’excuse, d’ailleurs. Elle a pris son nouveau portable, mais elle n’a enregistré que les numéros de ceux qu’elle vous a attribués.
Il me montre les cinq appareils entassés dans un petit carton, avec des Post-It recevant nos noms.
— Elle a donc dû passer par le standard pour nous dire que Guilhem Canillac a formellement identifié Marion Salois comme étant la mystérieuse inconnue qu’il a rejointe à l’Ours blanc. Elle ne va pas tarder à revenir.
La nouvelle me donne le tournis. C’est une chose d’avoir des soupçons, une autre de se les voir confirmer, surtout quand ils dépeignent un tableau très peu reluisant d’une femme qui ne vous laissait pas indifférent. Ça me servira peut-être de leçon. Gérard se retourne vers moi.
— Je crois qu’on vient de tirer le gros lot, fait-il.
Son doigt tendu se pose sur l’écran pour nous montrer un fichier. Je m’empresse de lire son titre : « Dimanche 5 avril – 14 h 44 ». Puis il lance le film.
Dimanche 5 avril, 14 h 44
L’homme chemine dans les sous-bois. J’imagine qu’il s’agit du parc qui entoure la propriété des Canillac. Il fait sombre et des gouttes traversent le rideau de feuilles. Les enceintes reconstituent bien le clapotis. On ne voit de lui que les mains gantées qui apparaissent parfois, quand il écarte des buissons. La progression semble s’éterniser et je demande à Gérard d’avancer jusqu’au moment où l’individu atteint la lisière. Arrivé là, l’intrus s’immobilise et observe la maison de maître et la petite cour qui la précède, déserte. L’averse redouble d’intensité mais il ne bouge pas pour autant.
Notre collègue accélère la vidéo jusqu’à ce qu’un véhicule noir surgisse du chemin qui coupe la végétation. Une Coccinelle dernière génération. La voiture d’Aymeric Dedieu. Le bruit engendré par ses cylindres s’interrompt lorsque le conducteur éteint le moteur.
Aymeric sort de l’habitacle, jeune homme blond aux cheveux courts qui se précipite vers le porche du domicile de ses parents pour s’épargner une douche improvisée. Il ouvre la porte et la referme derrière lui. La scène se passe à moins de cent mètres de l’objectif. À peine a-t-il disparu que l’image se remet à avancer vers le bâtiment, assez vite et de manière saccadée. Le cinéaste amateur doit courir.
Il s’immobilise devant l’entrée, considère un instant la poignée puis une main droite apparaît pour la tourner dans un mouvement maitrisé. Le vantail s’écarte en silence sur le hall. Personne. Le tueur pénètre dans la maison et j’entends un claquement discret, celui du battant qui regagne sa place.
L’intrus ne bouge pas, comme s’il tentait de localiser sa cible. Nous l’imitons dans notre cagibi du commissariat de l’Embouchure. Nous retenons tous notre respiration. Pour l’instant, ce film dépasse les frissons ressentis au premier visionnage d’Alien, deux décennies plus tôt. Peut-être parce que j’en connais déjà la chute, inéluctable.
Les premières notes de musique me font sursauter, et avec moi les autres spectateurs. Gérard s’empresse de baisser le son. Je reconnais la guitare saturée de Rage Against The Machine et un de leurs morceaux les plus célèbres, Wake up. Ça sort de la cuisine et le criminel l’a compris. Sa progression reprend, mais cette fois son bras se prolonge d’une arme, le fameux Glock que nous avons retrouvé dans le parc.
L’embrasure de la porte s’agrandit, révélant la pièce équipée comme un restaurant étoilé, avec son îlot central consacré à l’art culinaire et sur la droite l’immense baie vitrée donnant sur la terrasse, la piscine et l’agglomération toulousaine. Je ne repère pas Aymeric, mais il ne doit pas être bien loin, car il vient d’allumer une chaîne stéréo dans cette même pièce. Son sinistre visiteur en franchit le seuil et il se tourne soudain sur sa gauche. Son poing serrant son pistolet se dresse, comme pour nous montrer l’individu qui se trouve sur sa trajectoire.
Le jeune homme se fige devant le frigo, le visage décomposé, les yeux passant successivement du canon à l’objectif. J’ai rarement vu quelqu’un d’aussi effrayé et il me contemple comme si j’étais un monstre.
Zack de la Rocha n’en finit pas de rugir.
Aymeric reste la bouche ouverte. Il ne pense même pas à lever les bras. Le tueur opère un pas de côté pour pénétrer dans la cuisine et, de sa main gauche, fait un signe à celui qu’il doit éliminer. Son index montre le lecteur de CD trônant sur l’étagère fixé au mur opposé, mais le gamin ne bouge pas.
— Coupe le son ! hurle l’intrus.
L’ordre semble parvenir jusqu’aux synapses du malheureux, car il cligne des yeux avant de se retourner pour l’exécuter.
Le silence, enfin.
Juste compromis par la respiration forte et rapide de celui qui vient d’interrompre le groupe de Los Angeles.
— OK, dit Gabriel Daviau. Maintenant, assieds-toi.
Le visage livide, Aymeric contourne l’îlot central pour rejoindre la table et s’installer sur une chaise en osier, devant le smartphone qu’il a dû abandonner en arrivant. Le tueur se positionne dans son dos. Je déglutis, redoutant les prochaines secondes. Je maudis mon job de m’imposer de telles images.
— Vous voulez quoi ? s’inquiète Aymeric, la tête rentrée entre les épaules.
Comme toute réponse, le canon de l’arme se colle contre sa nuque. Le gamin gémit. J’ai l’impression d’entendre un sanglot, mais je ne vois pas son visage. J’en suis soulagé. Je me demande ce que cet enfoiré attend. Qu’on en finisse, merde ! Mais non, il prend son temps, comme s’il jouissait du moment. Ça doit être le cas, en fait. Je l’imagine bien reluquer ses exploits avant de se coucher. Je serre les mâchoires. Je n’en reviens pas d’éprouver ça, mais je suis vraiment content de lui avoir défoncé la cage thoracique.
La main gauche, toujours gantée, s’approche soudain de l’objectif pour obscurcir complètement l’image. Mais que fait-il ? Nous cacher le clou du spectacle maintenant n’a pas de sens, même si je ne lui en voudrais pas. Mon espoir est de courte durée. Le voile sombre disparaît pour nous offrir la scène sous un autre angle. La petite caméra doit être posée sur la table, car nous voyons maintenant Aymeric en gros plan assis face à nous, et juste derrière l’individu cagoulé qui le tient en respect avec son arme. Je me concentre sur les yeux du criminel. Je ne le connais pas assez pour identifier celui que j’ai buté.
Déprimé, j’observe à présent le jeune homme. J’ai l’impression de contempler un enfant effrayé. Ses traits dessinent une grimace déchirante, la teinte de sa peau vire au blanc, comme si son hémoglobine venait d’abandonner les veines de surface pour se focaliser sur l’essentiel, la préservation de ses fonctions vitales et son rythme cardiaque en premier. La main gauche du tueur s’élève pour fouiller l’intérieur de son cuir. Il en sort quelque chose qu’il place sur la table, devant le gamin. Ça ressemble à une photo, mais nous ne la voyons pas.
— Tu te souviens ? demande Daviau.
Aymeric fixe l’image et ses yeux horrifiés témoignent de toute l’intensité de son trouble. Il ouvre la bouche, mais aucun son ne s’en échappe avant qu’une détonation agresse nos tympans. Le sang constelle l’écran, mais j’arrive quand même à distinguer la silhouette de la victime qui s’effondre. Ne reste plus que celle de son assassin, dressée en son centre, le bras droit tendu vers le bas. Deux autres déflagrations, insupportables. Je ne peux m’empêcher de me dire que ça y est, on a passé le plus pénible. Cette pensée me culpabilise. La main du tueur s’approche une fois de plus, mais cette fois le moniteur s’éteint pour de bon. Fin de la séance.
Pour multiplier le Noir au carré, abonnez-vous et recevez, en cadeau, le ebook de Couru d’avance :