La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 44 & 45

4 h 28

            Mon genou me lance, mais je parviens à rester debout pour affronter mon patron et son accompagnatrice, la juge d’instruction Laetitia Lafargue. Ils sont arrivés ensemble alors que je m’apprêtais à abandonner la scène de crime pour rejoindre le commissariat. Ils m’ont cueilli sur le seuil de la porte avec Estelle et nous avons dû revoir nos plans pour leur faire visiter la maison. Juste après avoir fait le point avec Claire dans le salon, je leur propose un débriefing au grand air, dans la rue. Il fait froid, mais mon caban me protège. À l’horizon, le ciel commence à rougeoyer, me rappelant que je viens de sauter une nuit de sommeil sans espoir de la rattraper à court terme.

            — C’est qui, cette Marion Salois ? finit par m’interroger Gaudin, les mains dans les poches et son regard sondant le mien.

            Il fallait bien qu’il la pose, cette question, et je dois bien avouer qu’elle ne me prend pas au dépourvu. J’ai eu le temps de m’y préparer pendant la visite.

            — La copine d’Evan Atkins, je lui réponds en jetant un œil vers Estelle. C’est un des Cagoulés.

            Le commissaire se tourne vers la juge d’instruction.

            — Ils ont même eu un enfant ensemble, précisé-je. Un garçon de sept ans. Il est chez ses grands-parents.

            — Cette femme est-elle déjà apparue dans l’enquête des Cagoulés ? demande Gaudin à la magistrate.

            — Non, rétorque-t-elle en fronçant les sourcils.

            — Alors comment avez-vous eu cette information ? m’interroge le taulier.

            — J’ai été tuyauté par Conti.

            Voilà, c’est dit, et je me sens soulagé. J’ai décidé de jouer cartes sur table, car la mort de Marion Salois vient de tout changer. C’est trop grave pour que je continue seul. J’ai maintenant besoin de toutes les forces que peut me fournir ma fonction pour attraper le salaud qui a ordonné son assassinat. Et tant pis si, par la même occasion, je paie les pots cassés. Après tout, j’ai pris des risques inconsidérés. J’ai mal évalué la situation. Je suis responsable du drame qui prive un gamin de sa mère. Je suis prêt à en assumer toutes les conséquences.

            Gaudin hoche la tête. Il ne semble pas surpris. J’aurais pourtant parié qu’il exploserait en entendant le nom de l’écrivain qui a ridiculisé ses services, quelques mois auparavant.

            — Comment l’a-t-il su ? se contente-t-il de me demander.

            — Il ne me l’a pas dit.

            — Quand lui avez-vous parlé ?

            — Lundi dernier.

            — Vous n’avez pas perdu votre temps…

            Je m’éclaircis la gorge.

            — J’ai opté pour une approche discrète, tenté-je de me défendre.

            — C’est réussi !

            — Je voulais essayer autre chose, insisté-je, pendant qu’Estelle fixe ses chaussures à mes côtés. Pour toutes les autres femmes des Cagoulés, les auditions n’ont rien donné. Clairement, elles bénéficiaient des occupations illégales de leurs conjoints, voire elles en profitent encore, mais après toutes ces investigations, nous en sommes toujours au même point. Nous ne savons rien de leurs commanditaires alors qu’il est évident que ces gars n’agissaient pas seuls !

            Je cherche d’un regard l’appui de la juge d’instruction, mais son visage reste de marbre. Je ne devrais pas trop m’en étonner, car elle est encore chargée de cette enquête et j’ai quand même bien pris soin de la tenir à l’écart. Tout comme Gaudin, d’ailleurs.

            — Après l’affaire Conti, je vous avais bien averti, non ? râle ce dernier. Vous deviez jouer collectif !

            La sanction ne va pas tarder à tomber. Je dois sortir mon vatout. Leur faire comprendre que nous venons de déterrer quelque chose d’énorme et qu’ils ne peuvent plus se passer de moi pour démêler ce sac de nœuds.

            — Je ne voulais rien vous cacher, je me défends. Je vous assure ! Je souhaitais juste vérifier l’information donnée par Conti avant de vous la rapporter.

            — Mais bien sûr, ironise Gaudin. Et vous, Lafage, vous étiez au courant ?

            Ma collègue se contente de secouer la tête. Je ne peux le lui reprocher.

            — Je n’avais que la parole de Conti, insisté-je, après avoir inspiré une grande bouffée d’air frais. Malgré toutes mes recherches, je n’ai trouvé aucune preuve de la relation entre Marion Salois et Atkins. Il n’a même pas reconnu son gosse, c’est pour dire ! Alors j’ai décidé de l’approcher sans lui révéler que j’étais flic.

            — Voilà de quoi faire capoter n’importe quelle enquête pour vice de procédure, réagit la juge d’instruction.

            — C’est une faute ! renchérit Gaudin.

            — J’en ai conscience, leur assuré-je. Et je suis prêt à en répondre devant vous.

            Les trois me dévisagent. Ils ne devaient pas s’attendre à ce que je rende les armes si vite. Mais il ne s’agit que d’un repli stratégique, car je m’empresse d’enchaîner.

            — Cela dit, aucune sanction disciplinaire à mon encontre ne parviendra à expliquer ce qui s’est passé cette nuit.

            Nouvelle pause, avant l’apothéose.

            — La victime semble être impliquée dans le meurtre d’Aymeric Dedieu.

            Là, je viens de les moucher. À part Estelle qui ravale un sourire, Gaudin et Lafargue me présentent leur dentition en ouvrant bien grand leur bouche comme si j’étais un chirurgien-dentiste.

            — Vous vous souvenez de la femme fatale évoquée par Guilhem Canillac ? continué-je. Celle qui était censée lui fournir un alibi ?

            Ils acquiescent en silence.

            — Eh bien, il y a des chances que Marion Salois ait joué ce rôle. En tout cas, nous avons découvert dans sa penderie tout l’attirail qui aurait pu le lui permettre.

            — C’est-à-dire ? réagit enfin Gaudin.

            — Une robe rouge et une perruque brune parmi toutes celles qu’elle possédait. C’est une véritable collection.

            — Et alors ? fait Lafargue. Juste ça et vous concluez en son implication ? Vous n’allez pas vite en besogne ?

            Je secoue lentement la tête.

            — C’est pas tout. Nous devons aussi considérer que Marion Salois a été assassinée peu de temps après l’acceptation d’un contrat dans le fameux logiciel criminel que nous espionnons, sur le darknet. Et ceci alors que nous venons juste de comprendre que le meurtre d’Aymeric Dedieu a certainement été planifié par ce biais pour aboutir à l’accusation de Guilhem Canillac. Vous percevez les connexions, maintenant ?

            Je les laisse digérer mes propos et leurs conséquences. Je n’en reviens pas moi-même pour être tout à fait franc.

            — Bien sûr, tous ces éléments mériteront d’être étayés et surtout prouvés, et je compte bien m’y atteler. Enfin, si aucune procédure disciplinaire ne m’en empêche…

            Je regrette déjà cette dernière phrase, estimant que ce n’est vraiment pas le moment de fanfaronner. Je leur offre néanmoins la possibilité de réagir, mais ils continuent à scruter ma face, leurs sourcils froncés, Estelle y comprise.

            — Bref, je pense que nous avons tout intérêt à garder notre sang-froid et surtout à ne pas dilapider nos ressources pour déterminer à qui attribuer la faute de ce drame. J’ai certainement ma part de responsabilité, mais je vous propose de reporter mon jugement en des temps plus apaisés. Surtout que j’ai ma petite idée sur la manière dont tout cela a dû s’agencer.

            Tout en discourant, j’ai sorti ma blague de tabac pour commencer à me confectionner une cigarette roulée, un peu en automatique, et surtout parce que je me sens de plus en plus fatigué. Un peu de nicotine m’aidera à structurer mes neurones. Alors que je joue de mon Zippo, Gaudin se reprend.

            — Pourquoi ont-ils exécuté cette femme ? me demande-t-il.

            — Parce que je l’ai contactée, je lui réponds, avant d’aspirer une longue bouffée de fumée.

            — Elle était surveillée ? réagit la juge d’instruction.

            — Oui, mais pas physiquement. Je l’aurais remarqué. Non, ils doivent avoir placé son portable sur écoute. Et peut-être également le mien…

            De ma main gauche, je viens d’extraire l’appareil de mon manteau pour le leur montrer.

            — Le meurtre d’Aymeric Dedieu implique également que ce réseau dispose de ressources parmi les salariés des opérateurs téléphoniques. N’oublions pas que des SMS ont disparu… Alors, les mêmes ont pu aussi organiser l’espionnage de son mobile, afin qu’une alerte se déclenche, par exemple, quand un membre de leur groupe appelle un officier de police chargé de l’affaire des Cagoulés.

            Je respire une autre dose de nicotine. Je me sens mieux. Au moins à court terme.

            — Ça expliquerait pourquoi toutes les femmes de ces malfrats gardent le silence, remarque Estelle qui intervient pour la première fois dans la conversation. Elles se savent surveillées.

            — Et menacées de mort, renchéris-je. Le moindre soupçon de collaboration avec les forces de l’ordre peut les condamner. Elles en ont conscience.

            — Ainsi, tout ce bordel est lié ? murmure Gaudin.

            — Oui, affirmé-je, avant de déglutir. Les Cagoulés, l’assassinat d’Aymeric Dedieu, la programmation du passage à tabac du réfugié, les instigateurs de tous ces crimes utilisent la même application informatique, celle que nous avons réussi à infiltrer. Ils appartiennent à une bande unique, même s’ils se situent à des niveaux différents de son organigramme. Certains se connaissent, d’autres pas. D’ailleurs, ils n’en ont pas besoin. Il leur suffit de mobiliser les ressources immenses mises à leur disposition par ce réseau occulte pour morceler leurs forfaits en de multiples actions qui diluent leur responsabilité tout en complexifiant à un degré tel leur stratégie qu’elle en devient très vite indéchiffrable. Crever des pneus, effacer des messages ou des données numériques, détourner un pistolet avant sa destruction, espionner des conversations téléphoniques, séduire un jeune homme, influencer la personne qui appelle les secours, mentir à la police pour enlever un alibi à celui qui doit être accusé, voilà à quoi se limite la plupart de ces enfoirés.

            — Mais il faut bien que certains acceptent d’appuyer sur la détente, relativise la magistrate.

            — Oui, approuvé-je. Comme les Cagoulés, par exemple.

            — Ou encore l’assassin de cette nuit, renchérit Estelle.

            — Ceux-là doivent être bien moins nombreux, juge Gaudin.

            — Et leurs services très bien payés, rajouté-je, en songeant à une possibilité.

            Pas besoin de fermer les yeux pour revoir la scène du motard terrassé par la hache. Elle s’impose à moi. Puis son visage dans la foulée, dur, martial.

            — Ils ont perdu un de leur tueur, constaté-je. Et nous connaissons son identité. J’ai demandé à Manu de revenir au commissariat pour trouver où il habite. Je pense qu’il faut suivre cette piste en priorité.

            — Je suis d’accord, intervient Gaudin. La fouille de son domicile peut nous apprendre beaucoup.

            Surtout qu’il filmait ses crimes, me dis-je, tout en me dispensant d’affranchir mon patron et la juge d’instruction à ce sujet. Ils seront au courant bien assez tôt et je veux maintenant clore cette conversation pour reprendre ma chasse, pressé par le temps, ma fatigue et la douleur qui se manifeste de nouveau dans mon genou blessé.

            — Nous devons aussi continuer à espionner ce site, fait Lafargue.

            — Un de mes hommes s’en charge, je lui réponds. Mais il serait également pertinent de placer d’autres appareils sous surveillance électronique.

            — Vous pensez à qui ?

            — À tous ceux qui ont dû contribuer au meurtre d’Aymeric Dedieu via la planification du logiciel, et en premier lieu Thomas Jarric, le père de son ancienne petite amie qui a été retrouvée suicidée. Nous savons depuis quelques heures qu’il connait Fabien Pochon, le DRH de BAT-OC 31, celui-là même qui a demandé le passage à tabac de notre indic grâce à l’application criminelle.

            — Comment ça ? s’étonne la juge Lafargue.

            — Les deux se trouvaient au repas du Rotary, dimanche dernier.

            Je déglutis, perdant un peu le cours de mes réflexions. Estelle vient à ma rescousse.

            — C’est Mokrane qui l’a découvert en fin d’après-midi, précise-t-elle. Il l’a lu dans la retranscription de l’audition de Jarric, c’est pour dire… Donc ils se fréquentent et il y a de grandes chances pour que l’un d’eux ait même recruté l’autre.

            Gaudin soupire en considérant Laetitia Lafargue.

            — C’est délirant ! commente-t-il.

            — Il semblerait pourtant que les éléments s’accumulent pour prouver la réalité de cette mafia numérique, affirme la juge d’instruction, les traits tirés par la fatigue, ou la gravité de l’instant.

            Elle hoche la tête, fronce les sourcils et plonge son regard dans le mien.

            — C’est du bon boulot, fait-elle. Je rédigerai une commission rogatoire autorisant la perquisition électronique de Thomas Jarric. Dites-moi juste qui je dois rajouter à cette liste.

10 h 6

            Je crois à un cauchemar, mais non, c’est bien la musique de Sardou qui me réveille en sursaut. Celle qui évoque les femmes des années quatre-vingt. J’écarte mes paupières en maudissant Serge qui conduit notre voiture banalisée. Je lui ai pourtant demandé de me laisser dormir pendant le trajet et il a accepté sans râler, comprenant que je devais tenter de recouvrer mes forces après une nuit blanche. Je me relève de la banquette arrière et ouvre la bouche pour le remballer, puis m’interromps en réalisant qu’il vient de couper le son pour répondre à un appel reçu par le portable branché au Bluetooth du véhicule. Comme je ne veux plus prendre aucun risque avec ces appareils, nous avons emprunté celui de Damien qui ne doit pas être encore repéré par nos ennemis comme appartenant à notre groupe d’enquêteurs.

            — Ouais ? fait Serge, le regard rivé à la route qui s’élève en offrant un beau point de vue sur la plaine.

            — Vous êtes arrivés ? s’inquiète Jessica.

            — Dans cinq minutes. On a passé Revel et on monte vers Saint-Ferréol.

            — OK.

            Elle s’interrompt.

            — Soyez prudents, hein ? murmure-t-elle.

            — Ça sera facile avec la cavalerie qui nous suit, rétorque Serge. Et puis tu nous as prêté ton gorille, alors…

            Je déglutis en jetant un œil vers Moki qui se repositionne sur son fauteuil, à côté de notre ainé. Tout va bien, il ne semble pas s’offusquer du qualificatif.

            — Bon, qu’est-ce qu’il y a ? maugrée Serge.

            — Estelle et Manu ont commencé à filer Jarric. Pour l’instant, rien à se mettre sous la dent. Il a regagné le siège de son entreprise dans la zone industrielle de Thibaud.

            — Damien a pu repérer des PC à espionner ? demande Moki, alors que je retrouve progressivement mes esprits.

            — Oui. Celui de son domicile et aussi un second dans son bureau. Il enregistre déjà tous les flux, mais il n’a encore rien relevé de suspect.

            — Ce gars est malin, remarque Serge. Il a dû prendre ses précautions. Ça m’étonnerait qu’il rejoigne le site de l’Alliance Palladium depuis ces PC.

            — Il n’a pas d’ordinateur portable ? tente Moki.

            — Si, mais il ne s’en est pas encore servi. Estelle m’a indiqué qu’il se déplace avec un attaché-case. Il est peut-être à l’intérieur.

            — Dans ce cas, il peut se connecter n’importe où par WiFi, observe notre jeune collègue. Ça ne va pas être facile. On connait son IP ?

            — Il y a des chances, répond Jessica. Grâce à la messagerie internet de Jarric, Damien a listé tous ceux des machines qu’il a utilisées pour consulter ses mails. Trois se détachent largement. Les deux premiers, je vous en ai déjà parlé, donc le dernier doit correspondre à son portable. Ce type est malin, mais pas assez pour consacrer un ordinateur à ses magouilles avec l’Alliance Palladium.

            — Alors s’il passe par un réseau public, on pourra le repérer, fait Moki.

            — C’est ce qu’on s’est dit…

            Malgré la technicité de la conversation, il me semble que j’arrive à suivre. Au moins assez pour intervenir.

            — La surveillance d’Estelle et Manu n’en est que plus essentielle, marmonné-je d’une voix enrouée qui surprend mes deux coéquipiers, à l’avant. Avec un peu de chance, ce gars a ses habitudes et on pourra déterminer l’endroit qu’il utilise pour consulter son compte sur l’application criminelle. Il ne faut pas qu’ils le perdent.

            — Je leur ferai la commission.

            — Très bien. Et en ce qui concerne les téléphones ?

            J’ai demandé à Jessica de nous en procurer de nouveaux pendant que je décampais à Revel pour perquisitionner le domicile de Gabriel Daviau, le tueur de Marion Salois. Manu a réussi à le localiser dans la matinée. Il a également rassemblé pas mal de renseignements intéressants sur cet homme, et en premier lieu qu’il avait, comme certains Cagoulés, travaillé pendant onze ans chez FTR, la société militaire privée. Depuis qu’il l’a quittée, il a intégré une entreprise d’intérim pour laquelle il acceptait de nombreuses missions dans le domaine de la sécurité. Depuis quatre ans, il vivait dans une maison sur les rives du lac de Saint-Ferréol, dans les premiers contreforts de la montagne noire.

            — Je les ai, m’assure ma jeune collègue. Des jetables, comme ça, on limitera les risques. On va se la jouer The wire à l’envers… Je suis en train de les configurer pour que vous puissiez les utiliser dès votre retour, puis je fonce à Muret.

            Comme nous l’avons décidé avant notre départ, elle doit voir Guilhem Canillac pour lui présenter une photo de Marion Salois retouchée en brune par la magie numérique. Bien sûr, elle a pris soin de la glisser dans un classeur rempli d’une centaine de portraits. Si malgré tout le prisonnier reconnait parmi tous ces tirages la nymphe avec qui il a passé le début de l’après-midi de dimanche, sa libération ne sera plus qu’une formalité. Nous avons néanmoins convenu, avec la juge d’instruction, de ne pas la précipiter afin de ne pas alerter le réseau occulte, quitte à transférer le détenu dans une cellule individuelle plus confortable.

            — Parfait, autre chose ? lui demandé-je.

            Elle toussote, comme si elle cherchait ses mots.

            — Tout va bien ? je m’inquiète.

            — On ne peut pas dire ça, répond-elle. Je viens de visionner l’enregistrement contenu dans la caméra que portait cet enfoiré.

            Je déglutis en fermant les yeux. Ce film, il ne cesse de me hanter, et pour rien au monde je ne souhaite le contempler du point de vue de l’assassin.

            — La vidéo corrobore tout ce que tu nous as raconté, reprend Jessica. On l’a transmise à Loisel et Dodier. Ils ne devraient plus t’importuner.

            Les deux collègues chargés d’élucider la mort par hache d’un motard. C’est déjà ça. Malgré mon trouble, une pensée s’impose.

            — On me voit, quand il tire sur Marion Salois ?

            — Non, me rétorque-t-elle, confirmant mes soupçons. La maison était plongée dans le noir. On aperçoit juste à un moment la victime quand elle ouvre le frigo et il n’en a pas fallu plus au tueur pour l’exécuter. Après, il a patienté quelques secondes pour vérifier que rien ne bougeait à l’intérieur.

            Jessica s’interrompt, cherchant ses mots.

            — Et il n’a rien remarqué.

            — J’étais planqué derrière le canapé, éprouvé-je le besoin de préciser.

            — T’as bien fait. Il ne t’aurait laissé aucune chance.

            Je ne réponds pas. Je contemple le crâne défoncé de la jeune femme et les flots de sang s’en échappant.

            — OK, intervient Moki, d’une manière fort à propos. Merci, Jessica. On se recontacte.

            — Eh ! Attends !

            — Quoi ? marmonne Serge.

            — La récolte de la nuit dernière a été abondante, explique-t-elle. Surtout en ce qui concerne le matos informatique de Marion Salois. Ça pose un souci à Damien. Avec toutes les nouvelles perquisitions électroniques qu’il doit superviser et la surveillance du profit de Al-Askari sur le darknet, il dit qu’il n’arrivera pas à tout mener de front…

            Je réfléchis et dois bien lui donner raison. Un seul expert risque de compromettre la célérité de l’enquête au plus mauvais moment. D’un autre côté, je suis réticent à mettre d’autres agents dans la confidence. Le réseau que nous affrontons paraît immense et le recrutement inconsidéré de collègues augmente les chances de faire entrer un loup dans la bergerie.

            — Qu’est-ce que je fais ? insiste Jessica. Je demande plus de moyens à Gaudin ?

            — Non, je lui en parlerai. Contente-toi pour l’instant d’aller trouver Claire Saint-André de ma part. Explique-lui notre problème et surtout les enjeux, puis essaye de la convaincre de nous prêter quelques jours Gérard.

            — Dans le dos du taulier ?

            — Je l’entreprendrai dans un second temps, enfin si Claire est d’accord. C’est toujours plus facile de présenter une difficulté quand on apporte la solution.

            — Compris, à tout.

            Fin de la conversation. La voiture vient d’aborder le dernier virage. À sa sortie apparait la rangée de pins qui précède le bassin artificiel. Au carrefour, Serge obéit au GPS qui lui indique de tourner à gauche et je vois maintenant les flots sombres entre les troncs. Il ne pleut pas, mais le ciel s’est obscurci, comme pour s’accorder à mon moral. Nous contournons le lac sur cette même route avant de la quitter pour en emprunter une plus étroite sur notre droite. Avec les deux fourgons de la BRI[1] qui nous suivent, notre discrétion est bien compromise et les quelques badauds qui se baladent sur les sentiers sylvestres se retournent à notre passage. Même si le propriétaire de la maison que nous souhaitons perquisitionner squatte un des casiers de la morgue du service de médecine légale de Rangueil, nous savons tous que cette opération peut présenter des risques. Après tout, ce gars a démontré ses qualités de tueur professionnel et son domicile isolé peut accueillir des complices.

            Nous longeons une prairie qui surplombe les eaux avant de replonger dans les bois. Encore quelques mètres et Serge stoppe la voiture sur le bas-côté en apercevant un portail supporté par deux colonnes en pierres de taille. Je ne repère aucune caméra. Les véhicules des forces d’intervention nous dépassent pour s’immobiliser devant nous. Comme elles dégueulent nos collègues bardés de kevlar, nous les imitons et leur officier nous rejoint. Je lui confirme que nous sommes à la bonne adresse et lui laisse le soin d’organiser la suite. Elle ne lui pose aucune difficulté. Après avoir constaté que la barrière en fer forgé était verrouillée, il se contente de l’ouvrir en utilisant le trousseau de clés trouvé dans les affaires du criminel. Puis un coup de pied bien placé en écarte les deux battants et la troupe composée de dix agents s’infiltre dans la propriété. Nos armes de service en main, nous les talonnons de près, même si mon genou encore douloureux m’arrache une grimace et que le commandant nous a recommandé de leur accorder un peu d’avance.

            Après une centaine de mètres à progresser sur le chemin gravillonné, nous arrivons à la lisière du bois pour apercevoir un petit chalet juché en haut d’une prairie qui plonge jusqu’à la rive. Nous nous immobilisons pour permettre aux professionnels d’exprimer leur art. Sans éprouver le besoin de se concerter, les dix hommes de la BRI s’élancent vers la demeure, quatre vers la porte alors que les six derniers se divisent pour la cerner. Un tour de clé supplémentaire et elle s’ouvre pour laisser passer deux agents équipés de pistolets mitrailleurs, tout de suite imités par leurs collègues. Je redoute un instant les coups de feu, mais me rassure très vite. Rien ne vient compromettre la tranquillité du lieu. Une poignée de secondes plus tard, un membre du commando sort de la baraque en nous faisant signe d’approcher. Je m’exécute avec Serge et Moki dans mon sillage pendant que les autres quittent à leur tour la maison pour ne pas trop en polluer l’espace.

            L’intérieur est spartiate mais bien rangé et surtout très propre. Cuisine moderne, salon abritant un écran géant dominant un canapé en cuir positionné non loin d’un poêle de marque. L’endroit me paraît fort cossu, d’autant plus qu’une baie vitrée s’ouvre sur le paysage lacustre.

            Nous repérons rapidement une station informatique dernier cri dans le bureau attenant à une chambre et je demande à Serge d’aller chercher la voiture pour commencer notre déménagement. J’ai bien l’intention d’ordonner l’analyse du moindre octet enregistré dans la mémoire de ces machines. En tombant sur un tiroir rempli de clés USB, je me dis qu’il y en a bien une qui doit permettre de se connecter au darknet et au logiciel de l’Alliance Palladium, même si je ne me berce pas d’illusions : il nous sera impossible d’accéder à la page du tueur sans le mot de passe qu’il a emporté dans la tombe. Dommage, car grâce à lui nous aurions pu en apprendre beaucoup sur nos adversaires.

            Outre ces appareils, nous découvrons deux autres caméras portatives que nous saisissons également. Dans le garage attenant, nous trouvons une moto désossée, la parfaite réplique de celle utilisée par l’assassin pour rejoindre le chemin des berges. Il devait s’en servir comme réserve de pièces détachées. Certaines sont d’ailleurs disposées sur des rayonnages fixés aux cloisons. Un établi achève le tableau, avec toute une gamme d’outils suspendus par des clous fichés sur un rectangle en contreplaqué, juste au-dessus. Le tout est parfaitement rangé. Notre homme était consciencieux. Le reste ne nous intéresse pas vraiment, mais l’équipe de la police scientifique qui ne devrait pas trop tarder à débouler dénichera peut-être quelque chose qui nous a échappé.

            Un peu déçu d’avoir mobilisé tant de moyens pour perquisitionner une maison vide, je laisse Serge et Moki poursuivre leur visite pour m’accorder une pause sur la terrasse protégée par l’avancée du toit. Je pose les caméras sur une petite table ronde en fer forgé et mes fesses sur un fauteuil en bois. Je roule une cigarette et bientôt sa fumée emplit mes poumons. Dans le ciel, la couverture nuageuse se déchire pour nous offrir quelques fenêtres azur, dont une parfaitement située pour permettre à un rayon d’éclairer une portion du lac.            

Il fait bon. L’endroit me plait. Il est paisible. Certainement idéal pour une retraite en amoureux. Je déglutis en me rappelant le visage souriant de Marion Salois. J’imagine les heures de bonheur que j’aurais pu vivre avec elle dans un environnement similaire. Mais je me trouve dans la maison de son assassin et pas mal d’indices m’amènent à conclure qu’elle appartenait au même réseau que lui. Comment ai-je pu tomber sous le charme de cette femme que je connaissais si mal ? Mais c’est peut-être ça, l’explication. Une fois encore, mes fantasmes m’ont aveuglé et je n’ai vu que ce que j’attendais. Une belle personne que je ne laissais pas indifférente. Quelle ironie, alors qu’elle-même ne savait rien de moi, puisque je m’étais présenté à elle sous une fausse identité ! Au Puerto Habana, nous étions juste deux acteurs qui tentaient de se tromper mutuellement. Ainsi, je porte le deuil d’une créature qui n’a jamais existé. Cette pensée me réconforte un instant mais je déchante très vite. La tristesse m’envahit toujours, immense. Malgré tout ce que je peux me dire, même si je ne la connaissais pas, elle me manque terriblement. Et je ne trouve qu’une seule satisfaction pendant que j’aspire une autre dose de nicotine, celle d’avoir planté une hache dans le torse de son tueur. Une heure après, nous repartons vers Toulouse.


[1] BRI : Brigade de Recherche et d’Intervention.

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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