La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 42

2 h 24

            Prostré dans le fourgon du SAMU, les derniers évènements tournent en boucle. Le tueur qui s’effondre, certainement décédé avant que je me précipite pour éloigner son arme d’un coup de pied. L’absence de pouls quand, accroupi à ses côtés, je lui ai tâté le poignet. Le sentiment d’impuissance éprouvé devant le spectacle de son torse défoncé par la lame, une fontaine sombre commençant à maculer le goudron. Mon dégoût se conjuguant à mon stress pour purger mes entrailles à proximité. Et pendant que je vomissais, la joie simple de respirer. Puis la tristesse crue au souvenir de la jeune femme assassinée. Créature délicieuse que je n’ai pourtant fréquentée que quelques heures.

            Je me rappelle les larmes brouillant ma vision quand je cherchais le numéro d’urgence sur l’écran de mon portable, assis contre un poteau de la glissière, avec la moto qui n’en finissait pas de vider son réservoir dans un tumulte insupportable. La difficulté éprouvée pour expliquer la situation dans des termes clairs à mon collègue, à l’autre bout des ondes. Et très vite le concert de sirènes, des gens autour de moi, en uniformes ou en blouses blanches, s’activant sans que je saisisse tout à fait le sens de leurs gestes, me soûlant de questions auxquelles je répondais de mon mieux. Puis l’impression de flotter lorsqu’ils me transportaient à l’intérieur du fourgon médicalisé. Et l’apaisement produit par l’aiguille fichée dans mon épaule.

            Je tente d’estimer la durée de mon sommeil. Certainement courte, car les portières arrière m’offrent toujours la même vue sur cette route qui court le long du périphérique. Elle est encore encombrée d’une quantité considérable de véhicules de police. Je suis seul dans l’habitacle, allongé sur une civière, mon bras s’abreuvant d’un liquide transparent diffusé depuis une poche en plastique suspendue au-dessus de moi. Je ne ressens qu’une légère douleur au genou droit. J’entends des gens parler à l’extérieur sans que je parvienne à saisir le sens de leurs propos.

            Envahi d’une détermination nouvelle, j’arrache la perfusion, me relève et, sans trop de difficultés, descends du fourgon pour contempler un spectacle familier joué par des silhouettes blanches qui naviguent à l’intérieur du périmètre cerné de rubalises. Leurs masques m’empêchent de les reconnaître, mais peut-être que Claire se trouve parmi eux, à moins qu’elle n’ait préféré se concentrer sur la seconde scène de crime. Bien sûr, ces spécialistes du détail n’opèrent pas seuls et je compte une bonne dizaine de gardiens de la paix à proximité, surtout occupés à sécuriser l’endroit et à gérer le passage des rares voitures qui se risquent jusque-là. Et puis je repère des collègues en civil, quatre pour être précis, dont Estelle et Manu, en train de discuter avec trois gars du SAMU. Les deux autres, je les connais aussi, même si je n’ai jamais travaillé avec eux. Il s’agit de Mathieu Dodier et Pierre Loisel, des inspecteurs de ma génération. Estelle m’aperçoit en premier. Elle me rejoint alors que je me dirige vers eux.

            — Victor ! proteste-t-elle. Qu’est-ce que tu fous, Bon Dieu ? T’es blessé ! Remonte dans le fourgon !

            Les soignants m’entourent déjà, bien déterminés à me faire regagner ma couche. Je lève les bras pour me soustraire à leur emprise.

            — Ça va ! râlé-je. Je n’ai rien, alors pas la peine de paniquer.

            — Nous devons vous conduire aux urgences, me rétorque un petit brun, certainement le médecin responsable de cette équipe. Nous avons besoin de faire des examens complémentaires et vous placer en observation. Nous nous apprêtions justement à partir.

            — Je vous assure que je me porte bien…

            La désapprobation déforme tous ces visages tournés vers le mien.

            — J’ai du boulot, je continue, mon regard affrontant celui du docteur.

            — Nous aussi ! me répond-il. Et vous voulez nous empêcher de l’accomplir…

            Je soupire, cherchant les mots susceptibles de le convaincre. Il ne m’en laisse pas le temps.

            — Vous vous sentez bien et c’est bien normal avec le cocktail de calmants que nous venons de vous injecter. Mais ça ne veut pas dire que vous n’avez rien, surtout après le choc que vous avez subi.

            Il montre du doigt la Citroën défoncée contre l’arbre, de l’autre côté de la glissière, non loin de la voie cyclable qui monte sur la berge.

            — Vous m’avez examiné ? je lui demande.

            Il fronce les sourcils.

            — Bon, j’ai quoi ? continué-je.

            — Pas grand-chose, à première vue, admet-il. Nous n’avons repéré qu’un hématome rotulien au genou droit, ce qui parait bien payé vu l’état de votre véhicule. Mais rien ne nous permet encore d’écarter l’hypothèse d’une commotion cérébrale…

            — Je cours le risque, je réponds.

            — Victor ! s’insurge Estelle. C’est n’importe quoi !

            — Vous avez vomi, remarque le docteur.

            — C’est juste le stress, relativisé-je. Et la vue d’une hache plantée dans le thorax de cet enfoiré. Je réagis toujours comme ça.

            L’homme en blanc n’apprécie pas. Il secoue la tête et déclare :

            — Votre enquête peut attendre. Vous n’êtes pas seul. Laissez vos collègues s’en charger pour l’instant, le temps qu’on s’assure que vous n’êtes pas en danger.

            — Non. Vous pouvez partir, mais sans moi.

            Le médecin soupire, à court d’arguments. Il ne peut pas m’amener de force. Il regarde ses assistants.

            — Comme vous voulez, maugrée-t-il. C’est votre vie.

            — C’est ça. Merci pour votre sollicitude, docteur.

            — J’espère que vous n’aurez pas à le regretter…

            — Je ne suis pas seul, comme vous l’avez dit. Si je déconne, mes partenaires sauront trouver les urgences.

            — Mais ça sera peut-être trop tard.

            — On verra bien.

            — Compris. Alors, madame, messieurs, je vous souhaite une bonne fin de nuit.

            Les trois soignants battent en retraite pour rejoindre leur véhicule et ranger leur matériel, m’abandonnant à mes collègues. Je me retourne vers Estelle.

            — OK, commencé-je. Maintenant qu’on est débarrassé de ça, j’aimerais que tu me conduises chez Marion Salois.

            — Chez qui ? s’étonne-t-elle.

            — Au domicile de la jeune femme que cet enfoiré a tuée, je lui explique, en montrant le cadavre du motard.

            Elle jette un œil au périmètre qui est passé au peigne fin par les agents de l’Identité judiciaire.

            — Eh ! réagit Mathieu Dodier, le plus grand des deux inspecteurs qui n’appartiennent pas à mon groupe. Vous ne pouvez pas décamper aussi vite !

            — Et pourquoi ?

            — Vous rigolez ? Vous êtes impliqué sur une scène de crime. Vous devez répondre à nos questions.

            — Pas de soucis, vous pouvez nous accompagner. Je vous affranchirai en chemin.

            — Je ne pense pas que ce soit si simple, capitaine, résiste-t-il. Ce gars est mort parce qu’une hache a défoncé son thorax.

            — Je sais, c’est moi qui l’ai plantée là.

            Sa bouche s’entrouvre comme s’il voyait un cadavre se relever. Je réalise que ce n’est pas tant mes propos qui le surprennent, mais plutôt mon aplomb.

            — Et vous trouvez ça normal ? s’inquiète Pierre Loisel, son coéquipier, plus petit d’une tête dépourvue du moindre cheveu.

            — Ce type voulait me trouer la peau et je n’avais pas mon arme de service, alors j’ai improvisé.

            Les deux baissent les yeux à terre, gênés. Manu intervient, pour la première fois :

            — Écoute, Vic. Tu connais la procédure. Réponds à leurs questions et après on pourra rejoindre l’autre scène de crime.

            Je domine ma frustration en serrant les poings. Je sais qu’ils ont raison, bien sûr, mais je brûle de décamper pour revenir dans la maison quittée trop précipitamment, car je fais maintenant le lien entre le contrat apparu sur le net deux jours plus tôt et l’assassinat de celle qui avait éveillé mes fantasmes.

            — OK, maugréé-je. C’est moi qui ai buté cet enfoiré. Ce n’était pas mon intention, mais il ne m’a pas vraiment donné le choix. Je me répète, mais je n’avais que cette hachette sous la main.

            — Ouais, fait Mathieu Dodier. Mais racontez-nous déjà comment vous en êtes arrivé à cette extrémité.

            Je m’exécute, en ne leur révélant qu’une partie de la vérité, leur expliquant que je ne connaissais Marion Salois que depuis mercredi dernier, que je l’avais rencontrée au centre culturel des Mazades à l’occasion d’un cours de théâtre auquel je souhaitais m’inscrire, que nous avions sympathisé, voire plus, pour finalement décider de passer une soirée ensemble, nous donnant rendez-vous au Puerto Habana, avant d’aller chez elle.

            — C’est là qu’elle est morte, maugréé-je, la gorge nouée. Ce gars ne lui a laissé aucune chance. Il a utilisé un fusil équipé d’une visée laser qui doit encore se trouver dans son sac à dos.

            Les deux inspecteurs se regardent, leur expression confirmant que je dis juste.

            — Ça ressemble à un travail de pro, remarque le plus petit. Vous savez pourquoi il voulait éliminer cette femme ?

            Mes yeux s’échappent vers mes pieds. Bien sûr que j’ai une idée sur la question. Surtout si, comme je le crois, cet homicide a été organisé via le réseau informatique que nous commençons à infiltrer. Une hypothèse s’impose : les Cagoulés en font également partie et l’assassinat de Marion Salois a dû être décidé dès que j’ai pris contact avec elle. Ces enfoirés protègent leurs arrières. Elle devait encore profiter de leurs largesses, distribuées en partie pour compenser le dommage subi par leurs soldats appréhendés, mais aussi jouant le rôle d’une sorte d’assurance versée à leurs proches quand le malheur les frappait. Mais en contrepartie, les bénéficiaires devaient s’être engagés à tenir leur langue et à ne surtout pas révéler à la police des informations susceptibles de comprendre cet arrangement. En l’abordant, et surtout en échangeant par SMS avec elle, j’ai signé son arrêt de mort. Ils ont dû penser qu’elle les trahissait. J’en tire deux conclusions : je suis responsable de son sort et mon numéro de portable, voire le contenu de mes messages, sont certainement surveillés par les commanditaires de son meurtre. Rien de bien surprenant, en fait. Après tout, je suis un des principaux artisans de la capture des Cagoulés.

            — Je crois qu’il voulait me tuer, murmuré-je, désireux de gagner un peu de temps et surtout de ne pas évoquer le réseau occulte afin d’en protéger l’infiltration.

            Le policier regarde son collègue, les deux évaluant à coup sûr mes allégations. Je sais qu’ils ne disposent pas encore de tous les éléments, et notamment ceux relatifs à l’autre scène de crime, pour réaliser que mes propos ne collent pas avec la manière dont Marion a été exécutée. Quand ils le découvriront, j’aurai déjà entrepris le commissaire, et j’espère bien que mes arguments le convaincront de m’autoriser à continuer mes investigations.

            — C’était quoi, son mobile ? demande le plus grand.

            — C’est lié une affaire en cours. Je dois approcher d’une vérité que certains souhaitent garder secrète.

            Estelle et Manu ne bronchent pas et je les en remercie en silence. Eux aussi doivent avoir compris que l’assassinat de Marion Salois correspond au contrat repéré sur le site internet.

            — Vous saisissez, messieurs ? j’insiste. Votre enquête empiète sur la nôtre. Je ne pense pas que vous pourrez la poursuivre très longtemps.

            — On verra, résiste le même. Pour l’instant, nous sommes chargés de tirer tout ça au clair et nous le ferons jusqu’à ce qu’on nous ordonne le contraire.

            — C’est bien normal, mais il faut que je me rende dans la maison de la première victime.

            — Chaque chose en son temps.

            L’homme reprend ses esprits avant de déclarer :

            — Vous soutenez que vous étiez la cible de ce type. Admettons. Mais alors, comment avez-vous fait pour le neutraliser ici ?

            Je leur raconte la scène en l’arrangeant aux entournures, affirmant que la belle s’est effondrée juste devant moi quand le meurtrier a ouvert le feu, et que j’ai réussi à plonger derrière un meuble de la cuisine avant qu’il ne remette ça. Comme l’agresseur ne pouvait pas savoir si j’étais armé, il a préféré déguerpir. La suite correspond à ce qui s’est réellement passé, mon exploration du garage, l’histoire de la hachette, la rue déserte, la voie cyclable sur la berge, la silhouette du tueur qui se sauvait dans le noir, puis la course poursuite engagée avec la voiture de Marion et son dénouement en ce lieu. Mes mots semblent les apaiser.

            — C’est bon pour l’instant, fait Mathieu Dodier. Vous vous sentez comment ?

            Rapide check-up. Concluant, malgré cette douleur sourde au genou.

            — Ça roule.

            — Alors vous pouvez y aller. On vous rejoindra plus tard, quand on en aura fini ici.

            — D’accord.

            Je réfléchis.

            — On le connait, ce gars ? je leur demande.

            — Pas encore, me répond le petit chauve. On laisse la Scientifique fureter.

            — La moto ?

            — On vous tiendra informé, intervient son collègue.

            — J’aimerais jeter un œil.

            Nouvel échange silencieux entre les deux hommes.

            — Entendu, accepte Mathieu Dodier. Faites gaffe à ne pas tout polluer.

            — En ce qui me concerne, c’est déjà fait.

            Leurs visages ne se détendent pas mais je m’en balance. Je n’arrête pas de penser à Marion. À la balle explosant son front. Je suis coupable. Je m’en veux.

            — Capitaine Bussy ? m’interpelle le plus grand, alors que je m’apprête à rompre les rangs.

            — Ouais ?

            — J’ai l’impression que vous ne couperez pas à une enquête de l’IGPN.

            — J’avais compris.

            Je fais signe à Estelle et Manu de me suivre et nous pénétrons ensemble dans le périmètre protégé par la rubalise. Un des cosmonautes accroupis remarque notre ménage et il se relève pour nous accueillir. Quand il enlève son masque, je reconnais Gérard Feltrin, l’assistant de Claire.

            — Tout va bien, Vic ? s’enquit-il.

            — J’ai connu de meilleures nuits.

            Il regarde le cadavre qu’il vient de quitter. La hachette est encore en place, son manche figé à quarante-cinq degrés entre ses pectoraux.

            — Tu ne l’as pas loupé.

            — La chance du débutant. Ce n’était pas mon heure, voilà tout.

            Il scrute mon visage. Je lui demande :

            — Claire est là ?

            — Non. On a dû se répartir le boulot. Elle dirige l’autre équipe.

            Une image s’impose. La femme sur qui j’ai fantasmé deux ans plus tôt examinant le corps de celle dont les caresses me seront à jamais refusées. Je dois me reprendre.

            — Il y a bien un fusil dans son sac ?

            — Ouais. Et un calibre à côté de sa main.

            — C’est bien, je n’ai pas rêvé. Vous avez enlevé son casque ?

            Gérard me répond d’un signe de tête affirmatif.

            — OK, on va voir à qui on a affaire, je conclus, alors qu’il s’écarte pour me laisser passer.

            Je m’approche de l’homme que j’ai tué. Son cadavre n’a pas bougé. Il est toujours allongé sur le dos, non loin de la glissière, son blouson en cuir découpé par la hachette qui a fini sa course au milieu de son torse. Mais maintenant, je peux examiner sa face tournée vers le ciel. Les paupières grandes ouvertes, son regard n’exprime qu’un sentiment, la surprise. Ses yeux sombres fixent l’éternité. Ses cheveux bruns sont coupés ras, avec une calvitie prononcée sur le haut du crâne. Ses traits me paraissent émaciés, anguleux, en tout cas le contraire d’adipeux. Ce type devait entretenir sa forme physique et il me semble à présent énorme. Je me dis que j’ai eu de la chance de le neutraliser rapidement. Un combat à mains nues n’aurait certainement pas tourné à mon avantage. Je chasse ces pensées pour me concentrer sur son visage. Il ne m’évoque rien.

            — Je te présente Gabriel Daviau, affirme le technicien des scènes de crime, immobile à mes côtés.

            Devant mes sourcils froncés, il s’explique, le regard toujours rivé au cadavre.

            — Le portefeuille que nous avons trouvé dans son blouson contenait ses papiers.

            — Je rêve ! s’exclame Estelle, derrière moi.

            — Ça devait être un gars prudent, propose Manu, également dans mon dos. Il ne voulait pas risquer d’avoir des problèmes dans l’hypothèse d’un contrôle de police.

            — Tout en transportant un fusil à lunette ! ironise sa collègue.

            — Il était démonté et bien rangé dans son sac, relativise Gérard. Impossible à repérer au premier coup d’œil.

            Je n’en attendais pas autant. Nous connaissons l’identité du tueur. Nous devons en profiter et suivre la piste au plus vite, localiser son domicile et aller le perquisitionner sur-le-champ.

            — Et vous n’avez pas encore vu le clou du spectacle, marmonne le responsable de l’équipe scientifique.

            Surpris, mon regard quitte la scène morbide pour le dévisager. Il m’accorde un sourire triste en se penchant vers une des poches en plastique entassées à ses pieds, non loin du cadavre. Il s’en empare d’une et la lève vers moi. Je reconnais à l’intérieur un appareil doté d’un objectif.

            — Nous avons aussi découvert ça dans son sac à dos, fait-il. C’est une petite caméra portative et, d’après les lanières dont elle est équipée, j’ai l’impression qu’elle peut être fixée à un crâne, un peu comme une lampe de camping.

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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