La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 41

1 h 35

            La voiture approche de la résidence et le portail commence déjà à se relever. Cette maison dispose de tout le confort moderne. Je me dis qu’Evan Atkins ne doit pas être étranger à l’opulence dans laquelle Marion Salois vit aujourd’hui et cette réflexion contribue à réveiller ma paranoïa. Cette jeune femme me plait. J’aime à la fois sa beauté et sa conversation, tout comme la manière dont elle me regarde juste avant de m’embrasser, mais il ne faut pas que j’écarte une possibilité inquiétante, la même expérimentée un an plus tôt dans les ruelles de Lisbonne, celle induisant qu’elle joue de sa séduction pour me manipuler. Ce serait un comble alors que j’ai déployé des trésors de malice pour soigner ma prise de contact dans le même but.

            Une fois le véhicule garé, nous sortons de l’habitacle. J’imagine sans peine la suite, mais ne peux m’empêcher de la redouter, en partie parce que mes dernières pensées ont aiguisé ma méfiance, mais aussi à cause d’une vérité beaucoup plus dérangeante. Depuis que j’ai entamé ma relation avec Sophie, presque vingt ans auparavant, je n’ai partagé le lit d’une autre femme qu’une seule fois, pendant mon incartade portugaise, et j’ai pu très vite le regretter, car cette histoire s’est achevée par le bannissement de mon foyer. Bref, l’aventure n’est pas exempte de séquelles, et je me surprends à angoisser alors que mon organisme ne devrait qu’aspirer à se fondre dans celui de la déesse qui m’invite à la rejoindre d’un sourire provocant.

            Elle tend son bras vers moi et ma main accroche ses doigts. Elle ouvre la porte intérieure du garage pour me conduire dans un couloir plongé dans le noir. Un dernier pas et je la trouve sur mon passage, redoutable. A-t-elle changé d’avis ? Étonné, je me fige, toujours aveugle, et mes craintes s’envolent au simple contact de son corps contre le mien.

            Un seul instant et ne subsiste plus que l’irruption de mon désir, l’impérieuse nécessité d’enserrer ses hanches de mes paumes, puis de la presser contre moi, nos vêtements n’entravant la communion des chairs que pour en magnifier la perspective inévitable, nos lèvres s’unissant dans un doux échange humide qui en appelle d’autres, nos langues communiquant dans un dialecte sans paroles comme un retour enivrant en des époques antérieures à Babel. Je me délecte de sa présence et ses soupirs me confirment la réciprocité de mes sentiments, tout comme ses doigts qui courent le long de ma colonne vertébrale, de ma nuque jusqu’aux galbes de mes fesses. Je perds la notion du temps, incapable d’estimer la durée de cet abandon. S’agit-il d’une poignée de secondes ? De minutes ? Je ne sais, car alors que je m’abreuve à cette source de jouvence, l’infini ne m’apparaît plus comme un concept inintelligible. Je le vis. Du moins jusqu’à ce qu’elle décide de me chasser du paradis en s’écartant, d’abord en tournant la tête puis en me poussant légèrement en arrière.

            — Viens, murmure-t-elle en serrant ma main droite pour me tirer dans l’obscurité.

            J’imagine qu’elle souhaite rejoindre sa chambre, mais elle me détrompe quand nous pénétrons dans le vaste salon que j’ai déjà pu espionner depuis la digue séparant cette propriété de la Garonne. La pièce n’est éclairée que par les quelques photons survivants des lampadaires municipaux disposés sur la berge ou dans la rue attenante.

            Marion contourne un bar qui divise l’espace. Derrière, je devine une cuisine aménagée alors que je distingue, en ombres chinoises, un canapé, un meuble supportant un téléviseur grand écran et une longue table du côté de la baie vitrée. Elle ouvre le réfrigérateur et la lumière intérieure de l’appareil souligne sa silhouette élancée. Je remarque qu’elle s’est débarrassée de son manteau. Sa robe s’ajuste si bien à son corps que je ne résiste pas à son attraction. Elle se penche un instant et se relève avec une bouteille à la main. Alors qu’elle se retourne, la porte se referme dans un ralenti suspect pour effacer progressivement son sourire. Un point rouge se matérialise entre ses yeux.

            J’écarte les lèvres comme un poisson échoué sur la berge, désespérant de respirer pour crier mon effroi. Mon hurlement ne s’échappe que lorsque son front éclate dans un craquement évoquant une coquille d’œuf explosant sur le sol. Ses jambes se dérobent, mais le faisceau infernal l’accompagne dans sa chute pour guider une autre balle dans son thorax, comme si la première n’était pas suffisante pour lui voler définitivement toute étincelle de vie.

            Je réalise que je viens d’entendre un bris de verre avant l’impact. La surprise m’a figé dans la contemplation de l’horreur, mais mes réflexes reprennent d’un coup le dessus. Je comprends que Marion Salois ne peut pas avoir survécu à ces deux blessures, mais également que je suis en danger de mort. Alors que je n’aspire qu’à me précipiter pour l’aider, tenter l’impossible, voire l’enlacer une dernière fois avant qu’elle ne quitte ce monde, je plonge sur le carrelage, ma main droite recherchant déjà mon arme de service sous mon aisselle.

            En vain, car je l’ai laissée bien sagement dans un râtelier du commissariat.

            Je me sens aussi démuni qu’un gamin perdu sur une plage cernée par la montée des eaux. Le meurtrier se trouve encore quelque part, dehors, certainement à l’endroit que j’avais choisi pour espionner la jeune femme, équipé à coup sûr d’un fusil dernier cri, avec option visée laser et silencieux. Et éventuellement vision nocturne. Je ne suis sûr de rien, mais si c’est le cas, il ne peut que m’avoir repéré et il ne partira qu’après m’avoir éliminé, ne serait-ce que pour bénéficier d’un laps de temps suffisant à couvrir sa fuite.

            La scène d’horreur n’en finit pas de me torturer.

            Puis je me rappelle qu’il n’a tiré qu’une fois Marion éclairée par l’ampoule du frigo. Il existe donc une possibilité pour qu’il ne m’ait pas remarqué. Peut-être même n’est-il déjà plus là. Allongé à proximité du canapé qui me cache, je relève légèrement la tête pour vérifier si un point rouge se balade encore dans la pièce, mais je n’avise que la petite silhouette élancée d’un félin qui court vers le couloir.

            Le souffle court, je jette un œil au-dessus du dossier, détectant aussitôt les deux trous dans la vitre. D’une qualité supérieure, elle n’a pas explosé. Je me remets à couvert, réconforté par l’absence de faisceau lumineux, puis je réitère l’opération, en portant cette fois mon attention vers l’endroit approximatif placé à l’extrémité de la droite passant à la fois par les impacts et le réfrigérateur. Il s’agit de la zone située sur la pente de la berge, juste en dessous de la ligne de frondaison du saule pleureur.

            Je perçois des mouvements et me baisse précipitamment, le cœur au bord des lèvres. Le tueur n’a pas l’air si pressé de déguerpir. Il doit ranger son matériel, satisfait du travail accompli et certainement persuadé que son forfait n’a pas encore été dénoncé.

            Une colère froide m’envahit.

            Cet enfoiré vient de détruire un être que j’aspirais à découvrir.

            Je la connaissais à peine, mais Marion me manque déjà.

            Des larmes s’échappent de mes yeux. Je me dis que si j’avais mon arme, je n’éprouverais aucun remords à me relever pour lui faire payer comptant son crime, en vidant mon chargeur, le criblant de balles sans me préoccuper des éventuelles questions que pourraient me poser mes collègues. Malheureusement, cette option m’est refusée. Je ne me sens pas pour autant dédouané d’un devoir que je considère désormais comme sacré.

            Les mâchoires serrées, je rampe rapidement hors de la pièce et ne me remets sur mes jambes qu’une fois dans le couloir, progressant à tâtons dans le noir pour revenir sur mes pas. Je retrouve mon chemin assez facilement, comme par miracle. Peut-être que quelqu’un, là-haut, approuve ce que j’ai l’intention de faire.

            Je rejoins le garage, referme la porte derrière moi et allume. Le chat disparaît sous un établi, dans un coin. J’extirpe mon téléphone de mon manteau et trouve sans difficulté dans le répertoire de l’appareil les coordonnées enregistrées des mois auparavant, dès mon retour à Toulouse. J’appuie sur la touche. Un collègue me répond deux sonneries plus tard.

            — Oui ? maugrée-t-il. PC du commissariat.

            — Capitaine Bussy, du SRPJ. Envoyez les secours et toutes les patrouilles possibles au 8 rue de la Fourmi, domicile de Marion Salois. Blessée par balles. Tireur toujours sur les lieux. Organisez tout de suite des barrages pour l’intercepter. Je vais tenter de le neutraliser.

            Je le dispense de m’interroger. Pas le temps. Je coupe la conversation et replace le portable contre mon torse, mon regard balayant l’espace à la recherche d’une arme quelconque. C’est un garage. Je devrais bien dénicher quelque chose. Mes yeux se posent sur un mur supportant des outils, au-dessus d’un établi, et je considère successivement un long tournevis, le plus gros des marteaux, une clé à molette imposante, avant de repérer une hachette. Je m’en empare et me précipite vers le portail, trouvant sans difficulté la commande permettant de le relever et me faufilant dans l’ouverture dès que je la juge suffisante, juste après le félin qui disparaît déjà dans la nuit.

            Me voilà à l’extérieur. Je scrute la rue déserte et les pavillons alentour, attentif au moindre mouvement, mais constate très vite que rien ne bouge. Tout est silencieux. Le tueur a certainement choisi un autre itinéraire pour déguerpir. Je devine lequel.

            Je sprinte vers l’escalier qui accède à la berge, me concentrant sur la pente arborée qui domine la maison. Je ralentis pour en gravir les premiers degrés, m’attendant à tout moment à le voir débouler, les doigts meurtris à force de serrer le manche.

            L’angoisse comprime ma gorge, rendant chaque respiration douloureuse, mais je ne flanche pas, continuant à monter, mon esprit décomposant à mon insu les gestes que je devrais accomplir si je croise la route de l’assassin. Mais tout est calme sur ma gauche et je suis bientôt convaincu qu’il m’a précédé. Ravalant un juron, j’escalade les dernières marches deux à deux et me voilà en surplomb du fleuve, sur la piste cyclable si prisée par les promeneurs et les sportifs du dimanche.

            Un coup d’œil vers le centre-ville confirme mes doutes.

            Une cinquantaine de mètres devant moi, l’ombre d’un homme.

            Seul, avançant d’un pas rapide et ne se donnant même pas la peine de regarder en arrière, tellement persuadé qu’il ne risque rien et qu’il a mené à bien sa mission sans se voir opposer la moindre résistance. Je m’imagine déjà courir à sa poursuite. Sauf qu’alors il m’entendrait forcément arriver. Il y a des chances que son fusil soit démonté et rangé dans son sac à dos, mais il possède peut-être une autre arme. Je n’ai pas l’intention de mourir cette nuit. Je dois trouver autre chose. Je retourne dans l’escalier.

            Une poignée de secondes plus tard, je reviens dans le garage toujours ouvert et pénètre dans la maison. J’allume les lumières du couloir et repère sur le sol le manteau abandonné par Marion dans son sillage. Je le fouille et découvre très vite les clés de la C4.

            Je déboule bientôt de la propriété en faisant crisser ses pneus, la hachette posée sur le siège passager. Je ne peux pas me tromper. L’assassin a dû procéder de la même manière que moi. Il a bien étudié les lieux avant d’agir et il a décidé de stationner son véhicule au départ de la piste cyclable. Je peux arriver avant lui.

            Je sors de la rue de la Fourmi en trombe, enchainant les rapports comme un forcené, appuyant sur la pédale pour lancer le bolide à une allure indécente entre les rangées d’immeubles. Sur la route de Blagnac, la circulation inexistante favorise mon projet. Quand je tourne à droite dans une dernière courbe serrée, je n’ai toujours pas repéré de gyrophares bleus en sens contraire.

            Je dois me débrouiller seul.

            Je longe la voie rapide qui va bientôt s’élever pour franchir le fleuve. Je laisse le parking vide sur ma gauche tout en accélérant. Au prochain virage, avant que la chaussée plonge sous le périphérique, se trouve un accès à la digue. C’est encore loin, mais un lampadaire éclaire l’endroit qui me semble désespérément vide.

            Le tueur n’est pas là.

            Pourtant, j’ai bien l’impression qu’il devrait être déjà arrivé. En même temps, l’espace est trop exigu pour garer un véhicule. Il l’a peut-être caché sur l’autre versant du périphérique. Je décide de continuer et lance la Citroën sous le pont en direction du port de l’Embouchure. Je ne repère personne sur les bas-côtés, mais je sais que, quelques mètres plus hauts, la piste cyclable passe aussi sous la rocade pour poursuivre vers le centre-ville. Dans quelques mètres, une petite bretelle permet de la rejoindre.

            Droit devant, un phare s’allume, unique.

            Je freine dans un réflexe audacieux qui fait tanguer le bolide, menaçant une seconde de m’envoyer dans le décor avant que j’en reprenne le contrôle pour tourner à droite et foncer sur un chemin goudronné entre la berge et une glissière.

            La lumière s’échappe de la végétation, juste à côté d’un peuplier.

            Je bénéficie encore d’un élan avantageux.

            Je vois maintenant une moto et une ombre qui l’enfourche. Elle démarre à moins de vingt mètres de mon capot. Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse de mon homme, même si la probabilité me semble énorme. Il n’y a que lui là où j’espérais intercepter l’assassin. Lui et personne d’autre.

            À part moi.

            Captant certainement le danger dans la manœuvre téméraire exécutée par cette voiture qui vient de quitter la route pour pénétrer dans une voie privative, le pilote accélère et je panique, persuadé qu’il va réussir à sortir de ma trajectoire. Je la corrige d’un coup de volant sans trop réfléchir aux conséquences et la C4 fait une nouvelle embardée.

            Les dés sont jetés.

            La bécane passe devant le capot.

            Un instant, je pense qu’elle va m’échapper puis je sens le choc.

            Je freine en catastrophe pour éviter de m’encastrer contre un arbre. Mes efforts ne parviennent qu’à amortir la collision. L’air bag s’enclenche pour m’empêcher d’exploser le parebrise.

            Voile noir perlé d’une nuée d’étoiles.

            Combien de temps ?

            Juste avant que ma vision ne redevienne nette.

            Malgré la secousse qui m’a coupé le souffle, je suis conscient, prostré sur le siège, mes gestes entravés par le coussin d’air. Un élancement torture ma nuque, mais j’ai l’impression que mon squelette a résisté. Je reprends mes esprits et contemple le rétroviseur. Ma manœuvre a réussi. J’aperçois la moto couchée sur le flanc et une silhouette immobile à proximité.

            Je dois sortir de là.

            Je me remue comme un forcené et arrive finalement à me dégager, me retrouvant bientôt sur mes deux pieds, à côté de la Citroën au capot défoncé et fumant.

            Avec une hachette à la main.

            En reportant mon attention sur le pilote, par-dessus le toit de la voiture qui nous sépare, je réalise qu’il bouge. Il commence même à se relever, en s’accrochant à la glissière.

            Les mâchoires crispées, serrant le manche, je m’approche de lui en claudiquant.

            L’homme se tient maintenant debout devant moi, non loin de sa moto accidentée dont le moteur continue à ronfler dans une accélération absurde. Il me tourne le dos, mais son casque pivote et un de ses bras se plie sur son torse.

            — Police ! je hurle. Mains en l’air ! Fais pas le con !

            Son visage se dissimulant sous une visière, je suis incapable de jauger ses sentiments, mais ne peux que constater qu’il n’obtempère pas. Dans un instant, il risque de se retourner en agrippant un pistolet et je sentirais alors des balles me lacérer les chairs. Et même si je m’approche aussi vite que me le permet ma jambe blessée, un espace trop grand nous sépare pour que je puisse l’en empêcher d’un coup de hachette.

            Il commence à pivoter.

            Mon existence ne va pas tarder à défiler, formant un bilan funeste avant les ténèbres.                

D’instinct, je brandis mon arme anachronique et la projette de toutes mes forces. Elle tournoie alors que le tueur tend un bras dans ma direction. Le canon de son pistolet me cherche quand la lame accomplit un dernier tour pour se figer dans sa poitrine.

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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