La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 40

Samedi 11 avril, 0 h 23

            « Le DRH vient de se connecter ! » dit le SMS que je consulte depuis les toilettes bondées. Je poursuis la lecture : « Je vois des tonnes d’informations à exploiter. Ce gars doit appartenir à l’organisation depuis pas mal de temps. Dernière chose : c’est bien lui qui a commandité l’agression de Tillier ».

            Il ne s’agit que d’une confirmation, mais je l’apprécie à sa juste mesure. Elle valide notre thèse et nous permettra certainement d’obtenir toutes les autorisations nécessaires pour espionner les ordinateurs de nos principaux suspects. En me tassant dans un coin pour ne pas gêner l’accès aux urinoirs, je réfléchis à la réponse que Damien doit attendre. Une partie de moi me somme de le rejoindre sur-le-champ pour le seconder, mais une autre s’y oppose aussitôt en arguant que j’ai déjà trop bu d’alcool pour lui être d’une quelconque utilité. D’évidence, je serai bien plus efficace demain matin après une nuit de repos.

            Ouais, me rétorque ma mauvaise conscience. Si Marion te laisse dormir… Cette pensée m’arrache un sourire quand je réalise que je viens de toucher du doigt la vraie raison de mon hésitation. La soirée passée en sa compagnie m’apparaît si délicieuse que je n’imagine pas une seconde qu’un SMS puisse l’interrompre. J’en demande encore et j’ai bien l’impression que la jeune femme aussi. J’écris : « Enregistre tout et on consultera ces infos plus tard. T’as bien bossé, tu peux rentrer. Sinon, t’as pu repérer des services intéressants sur Toulouse ? »

            Sa réponse ne me fait attendre que le temps d’essuyer un regard désapprobateur d’un client que je gêne pour accéder à un des deux lavabos. Je la consulte en m’écartant : « Toujours rien de ce côté-là… À demain. »

            Déçu, je range mon mobile dans la poche arrière de mon jean et reviens dans la salle. La piste regorge de danseurs qui virevoltent au son du Buena vista social club. Je parviens à me faufiler dans la foule pour rejoindre Marion dans notre box. Elle m’accorde un sourire ravageur alors que je m’approche. Peut-être est-ce l’effet de mon dernier échange avec Damien, mais je ressens le manque de nicotine, ma précédente cigarette remontant à plus d’une heure. Je l’ai fumée en sa compagnie sur le trottoir, devant l’établissement installé juste au bord d’une voie longeant le canal du Midi.

            — On va prendre l’air ? lui proposé-je en lui tendant ma main droite.

            — Vous ne tenez plus en place ! me répond-elle en la serrant de la sienne.

            Alors qu’elle quitte la banquette, elle se retrouve face à moi, m’effleurant comme à l’orée d’une autre danse. Elle se colle contre mon torse et me murmure à l’oreille :

            — Et pourquoi ne pas s’éclipser ?

            Elle plante ses yeux dans les miens. Il ne m’en faut pas plus pour que je me penche légèrement vers elle, nos lèvres entrant en contact pour la première fois de la soirée. Je ne perçois plus sa timidité quand je sens sa langue provoquer la mienne. Douceur humide, parfum enivrant, suggestion tactile de sa poitrine pressée contre la mienne, mes mains glissant le long de ses hanches, soudain notre environnement s’évapore. Le baiser s’éternise jusqu’à ce qu’elle décide de l’interrompre, son visage grimaçant une moue mutine avant qu’elle se retourne vers le compartiment pour emporter ses affaires.

            Dix minutes plus tard, je m’installe à ses côtés dans sa Citroën rouge. Entre quelques accolades torrides, nous avons convenu d’aller chez elle. En fait, comme je me suis directement rendu au Puerto Habana depuis le commissariat et que j’ai passé la nuit précédente à distiller ma bouteille de whisky tout en consultant les pages imprimées de l’Alliance Palladium, je ne souhaite surtout pas que la femme cachée d’un Cagoulé tombe sur ces documents certainement encore éparpillés dans mon salon.

            Nous traversons la ville endormie. Après la magie des dernières heures, le relatif silence de l’habitacle juste compromis par le léger vrombissement du moteur ne peut que nous dégriser et estomper les liens qui semblaient pouvoir, quelques instants auparavant, nous unir jusqu’à la mort. Je médite les raisons qui m’ont poussé à la rencontrer et je me demande bien ce qu’elle peut penser de son côté.

            — Ça te dérange, si je fume ? m’inquiété-je, me risquant au tutoiement pour la première fois.

            — Non. Et je veux bien que tu m’en allumes une.

            J’entrouvre ma vitre et elle fait de même avant que je m’empare de mon paquet de tabac pour en rouler deux. Nous aspirons quelques bouffées pendant que le véhicule longe le canal pour se rapprocher des Allées Jean Jaurès.

            — Pourquoi être devenu avocat ? m’interroge-t-elle, reprenant le fil d’une conversation abandonnée lorsque je l’avais entrainée sur la piste pour entamer notre première danse.

            — Parce que je ne suis pas manichéen, je lui réponds, m’étant préparé à cette question.

            — Quel rapport ?

            — Dans ce monde, le bien et le mal ne sont que des notions relatives, très dépendantes du point de vue de chaque individu. Je pense que si je parviens à expliciter les raisons qui ont conduit un être à enfreindre la loi, je réussirais à révéler l’humain qui se cache derrière le délinquant.

            Je soupire, mon regard s’attardant sur la gare Matabiau, sur ma droite.

            — Et alors, ma défense fera mouche.

            — Tu ne tentes pas de le disculper à toute force ? s’étonne Marion.

            — Je vais aussi loin que me le permettent les dossiers qui finissent sur mon bureau, bien sûr, mais à mon sens, ce n’est pas ce genre d’expertise qui fait un bon avocat. Non, la différence se joue ailleurs.

            Je m’interromps pour mobiliser ma concentration. Je souhaite que mes mots sonnent juste.

            — Les monstres n’existent pas, mis à part ceux qui agissent sous l’emprise de la folie et que je classe à part, car ils ne devraient pas relever de la justice. Notre comportement répond à des motivations que chacun de nous a pu expérimenter. Si je parviens à les expliciter devant les participants à un procès, alors les jurés comprendront qu’ils auraient pu se retrouver à la place de l’accusé dans des conditions similaires, et ce dernier arrivera plus facilement à assumer ses actes, aussi horribles fussent-ils, pour pouvoir dans un second temps entamer un long travail de contrition, envers les autres et lui-même.

            — N’est-ce pas écarter toute idée de responsabilité ?

            — Non, au contraire. Je ne conteste pas leur culpabilité, car si le bien et le mal ne sont que fluctuants selon les époques et les individus, la loi, elle, ne souffre d’aucune ambiguïté. Elle dessine une ligne rouge qu’ils ont décidé de franchir pour atterrir devant une cour d’assises. Deviner en eux l’humanité ne leur permettra pas d’échapper à la sanction, mais éventuellement ils se verront infliger la plus juste dans l’intérêt de la société, des victimes, comme dans la leur. Et puis, je ne peux nier que je place également dans mon métier une ambition supérieure, presque scientifique, parce qu’en appréhendant mieux le crime, peut-être trouverons-nous de meilleures réponses pour le prévenir.

            Je ne suis pas peu fier de mon exposé que j’ai préparé pendant les rares temps morts de mes deux enquêtes, et cela dans la perspective unique de le servir à la personne conduisant à mes côtés. De le proférer sans trop trébucher à cette heure et avec un si grand taux d’alcool dans le sang relève de l’exploit. Je me demande maintenant s’il parviendra à aiguiser la curiosité de Marion Salois. Après tout, le père de son fils croupit déjà en prison depuis quelques mois… Cela dit, il serait abusif d’affirmer que j’en partage intégralement la thèse imaginée alors que je consultais divers sites juridiques. Je la trouve intéressante mais un peu décalée avec mon expérience professionnelle, puisque je ne porte attention aux motivations des voyous que dans la mesure où elles peuvent me permettre de les débusquer. En somme, je laisse à d’autres la responsabilité de les comprendre et surtout de les juger. Pour moi, la place d’un individu capable de commettre des horreurs réside derrière les barreaux, juste pour éviter qu’il recommence. Bien sûr, je sais qu’il finira par en sortir, mais j’espère qu’entre temps d’autres personnes dont c’est le métier arriveront à le dissuader de récidiver. J’ai aussi conscience que cette tâche ne m’échoit pas, mon boulot consistant uniquement à les mettre hors d’état de nuire, et de la sorte œuvrer pour que le monde soit un peu plus sûr. Voilà pourquoi je suis apaisé chaque fois que j’arrête un de ces enfoirés.

            — C’est intéressant, remarque Marion, en engageant le véhicule sous le pont des Minimes, entre l’Hôtel du département et le canal du Midi. Je n’avais jamais entendu un avocat parler ainsi.

            — La plupart se contentent d’exposer leur plaidoirie en se gardant bien de confier ce qui les pousse à exercer cette profession.

            Les yeux rivés à la route, elle médite mes propos tout en aspirant quelques bouffées de fumée. Je fais de même alors que le résidu s’échappe par les fenêtres entrouvertes.

            — Tu penses vraiment que ta pratique contribue à expliquer le processus criminel et, dans ces conditions, peut servir à lutter contre sa propagation ? me demande-t-elle. N’est-ce pas présomptueux ?

            — Légèrement. Je sais que mon rôle premier n’est pas celui-là, évidemment. Dans notre démocratie, il réside plus dans la nécessité d’assurer une défense à n’importe qui, même au plus dangereux des meurtriers. Mais une fois ce prérequis réalisé, je consacre toute mon énergie à déceler l’humain derrière le délinquant. Parfois, les deux se conjuguent assez bien, d’ailleurs, la compréhension de mon client me permettant d’améliorer mes arguments.

            Je suis plutôt satisfait de la manière dont je parviens à interpréter mon personnage même si mes mensonges tempèrent ce sentiment d’une culpabilité diffuse et persistante. 

            — C’est tout à ton honneur, murmure-t-elle, mais j’ai bien peur que ton approche ne soit trop angélique. Il y a des types qui, un jour, ont passé une frontière. Pour eux, tout retour en arrière est impossible. Et ils sont capables des pires atrocités.

            Je devine un vécu. C’est ce que j’espérais provoquer en lui jouant mon petit numéro de juriste idéaliste, mais elle me prend quand même un peu au dépourvu. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle s’épanche aussi vite et je ne sais pas trop quoi lui répondre. Surtout que je ne suis pas loin de partager son opinion, même si celui que j’interprète ne peut y souscrire.

            — Tu les penses inaptes à la moindre repentance ? je m’étonne.

            Elle soupire et me jette un regard rapide pendant qu’elle s’arrête à un feu, juste après le jardin de Compans Caffarelli.

            — Je ne veux pas saper tes convictions ni ton optimisme, s’excuse-t-elle, en reportant son attention sur la lumière rouge.

            — J’en ai vu d’autres. Et puis, je préfère que tu me parles franchement.

            — Ce que je crois, c’est que le crime est constitutif. Il change l’individu qui s’y adonne, comme bien d’autres choses, d’ailleurs. Et à un moment donné, un homme ne pourra plus admettre l’horreur de ses actes, sous peine de condamner ce qu’il est.

            — Pourquoi n’en serait-il pas capable ?

            — Rappelle-toi nos cours d’histoire, me répond-elle en passant une vitesse. Tu penses que les dirigeants nazis ont reconnu leur responsabilité dans l’exécution de millions d’innocents, à Nuremberg ? Nullement. Ce n’était pas leur faute, ils obéissaient aux ordres. C’est pareil pour les malfaiteurs plus ordinaires. Ils se trouvent des raisons et accusent la société, leurs parents, la misère ou que sais-je ? Et les pires d’entre eux préfèrent toujours envisager le monde comme une immense jungle dans laquelle ils choisissent de jouer le rôle de prédateur.

            — Je connais des gens qui agissent ainsi sans pour autant enfreindre la loi.

            — Ce sont les plus malins. Ils trichent avec le système pour en tirer profit, mais je suis persuadée que leur nature profonde ressemble à celle des malfrats que tu défends.

            — C’est un point de vue, murmuré-je, alors que le feu passe au vert. Il me semble juste excessif.

            — Pourquoi ?

            — Parce qu’il pose une question fondamentale. Si certains sont irrécupérables, comme tu l’avances, que doit-on en faire ?

            — S’en protéger.

            — En les jetant derrière les barreaux jusqu’à leur dernier souffle ? Ou pire, en les exécutant ?

            Je me suis un peu laissé emporter. Je redoute un instant qu’elle se vexe et que notre relation future en pâtisse. En même temps, je me console en estimant que l’avocat que j’interprète aurait certainement réagi ainsi. Elle franchit le canal pour foncer vers le port de l’Embouchure.

            — Je ne suis pas partisane de la peine de mort, me rassure-t-elle. Non, je me dis qu’il y a d’autres voies susceptibles de les neutraliser à défaut de changer ce qu’ils sont. La plupart sont capables de réfléchir, sinon ils relèvent de la psychiatrie. Donc ils peuvent comprendre où réside leur intérêt, surtout quand les forces de l’ordre les ont déjà repérés. Beaucoup préféreront se ranger pour ne pas retourner en prison. Les jours passants, ils parviendront peut-être à oublier ce qu’ils ont fait pour s’ériger une identité plus raisonnable, et surtout moins dangereuse. 

            — Certains peuvent aussi réaliser l’horreur de leurs actes, lui répliqué-je. Et ainsi accepter d’en assumer la responsabilité, pour après se reconstruire. Je t’assure que c’est possible. Je n’affirme pas que c’est systématique, loin de là. C’est même plutôt exceptionnel. Mais j’ai la conviction que ça vaut le coup d’essayer.

            — C’est tout à ton honneur, Victor. 

            Elle sourit, les yeux rivés à la route où les rares voitures filent dans la pénombre. Je suis surpris par ses propos. Je pensais qu’elle serait beaucoup plus tolérante envers ceux qui ne respectent pas la loi. Peut-être n’était-elle pas au courant de la carrière criminelle du père de son fils avant qu’il fût arrêté ?

            — La vérité doit se cacher quelque part entre nos deux points de vue, fait-elle, conciliante.

            — Sans doute.

            Je comprends qu’elle souhaite clore le sujet et je m’en accommode.

            — Mis à part tes idées fort intéressantes sur la délinquance, je réalise que je ne connais de toi que ta passion du théâtre, lui dis-je, en écrasant mon mégot dans le cendrier.

            — Que veux-tu savoir ?

            — Tout.

            Elle sourit en hochant la tête.

            — Je vois, mais par quoi commencer ?

            — Par ce qui te permet de remplir cette voiture d’essence ?

            — Ah ! Mon activité professionnelle…

            — Voilà.

            — Comme pas mal de monde dans cette ville, je profite de l’industrie aéronautique.

            — Tu construis des avions ?

            — Pas directement. Je bosse dans leur service communication.

            — C’est vrai que tu présentes bien.

            — Flatteur !

            — Juste lucide. Qu’est-ce que tu fais ?

            — Je facilite la diffusion de l’information interne à destination des salariés, via des brochures papier ou des documents informatiques.

            — Une sorte de journaliste, donc.

            — Une cousine très lointaine. Je ne rédige que des articles qu’on me demande, et ils sont validés et revalidés avant publication.

            — Je devine une certaine frustration. Tu fais ça depuis longtemps ?

            — Non, en fait. Un peu plus d’un an, mais j’ai un troisième cycle dans ce domaine.

            La voiture vient de dépasser le port de l’Embouchure. Nous n’allons pas tarder à arriver et alors parler sera le cadet de nos soucis.

            — Tu faisais quoi, avant ?

            — J’élevais mon fils.

            Elle me jette un coup d’œil pour jauger ma réaction. Je reste stoïque.

            — C’est son père qui subvenait à vos besoins ?

            — Oui, se contente-t-elle de me rétorquer.                

Comme elle ne semble pas encline à développer, le silence reprend l’ascendant. Elle rejoint la route de Blagnac et tourne bientôt à gauche. Je ne peux m’empêcher de me dire que cette femme a profité pendant des années des largesses d’un criminel pour se dispenser de travailler et qu’elle a miraculeusement dégoté un emploi quand ce dernier a fini en taule. Ça ressemble bien à une assurance pour services rendus. Ou à une manière d’acheter la loyauté du Cagoulé. Voire les deux à la fois. Pas étonnant que ces anciens mercenaires restent muets lorsqu’on les interroge sur leurs potentiels commanditaires.

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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