La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 38 & 39

11 h 6

            Deux grands coups frappés contre la porte me font sursauter. Mes yeux quittent l’écran pour apercevoir un mastodonte à la peau sombre qui en obstrue presque entièrement l’encadrement. Juste devant et deux fois moins imposante que lui, Jessica nous considère d’un air circonspect.

            — Notre petite escapade n’a rien donné, râle-t-elle en pénétrant dans la pièce avant de s’adosser à la cloison.

            Rien d’étonnant, après ce que nous venons de découvrir.

            Moki achève d’exploser la capacité d’accueil de l’endroit. Opportuniste, le géant contourne le bureau d’Estelle pour s’installer sur son siège laissé libre alors que nous nous serrons devant le moniteur de Manu.

            — Nous rapportons une copie du logiciel utilisé par le service du greffe, annonce Jessica en agitant une clé USB. Mais comme on était sur place, on en a quand même profité pour y jeter un œil en compagnie du responsable.

            La jeune femme soupire avant de poursuivre.

            — Malheureusement, on n’en tirera pas grand-chose.

            — Ouais, renchérit Moki. Juste que le père Canillac a sorti le Glock à deux reprises au cours de son enquête, mais également qu’il l’a sagement ramené à chaque fois. Donc impossible de prouver qu’il était en sa possession jusqu’au moment du meurtre.

            — Ce qui ne veut pas dire qu’il ne l’avait pas, relativise sa coéquipière. Il a pu très bien le garder tout en s’arrangeant pour que le retour soit enregistré.

            — Reste à comprendre comment, conclut le colosse.

            Je laisse tout le monde digérer cet échange avant d’intervenir.

            — Ça ne sera pas la peine, je leur réponds.

            — Quoi ? s’étonne Jessica.

            — Il y a de fortes chances pour que ce pistolet ait été dérobé au cours de l’opération visant à le détruire avec tout un stock d’armes.

            Je pose les yeux sur Serge, toujours renfrogné à mes côtés.

            — D’ailleurs, faudra retrouver la liste des agents qui ont participé à cette tâche, remarqué-je. Le voleur doit se cacher dans le lot.

            Mon collègue reste stoïque, alors que je vois Manu, derrière l’écran, acquiescer d’un léger mouvement de menton.

            — Je ne comprends pas, confesse Jessica. Qu’est-ce qui se passe ?

            — La culpabilité de Guilhem Canillac est compromise, lui explique Estelle.

            Nous consacrons une demi-heure à les remettre à niveau. S’ensuit une courte introspection silencieuse, un moment de recueillement nécessaire pour que chacun de nous mesure les conséquences de cette découverte. Jessica est la plus prompte à replonger dans le bain.

            — Bon, fait-elle, c’est bien joli, mais vous réalisez le nombre de gens impliqués si effectivement le gamin n’y est pour rien ? On avait déjà évoqué ce point, et c’est la raison pour laquelle nous avions préféré opter pour la solution la plus simple.

            — C’est vrai, approuve Manu. On vient de se couper avec le rasoir d’Occam.

            — Il s’agit d’une véritable machination, rebondis-je.

            — Et tout ça juste pour assouvir une vengeance ? s’étonne Jessica.

            Je réfléchis et une idée s’impose, comme si elle m’était soufflée par un ange. Ou une déesse, en l’occurrence.

            — Je ne vois rien d’incroyable à ce qu’un homme traumatisé par le suicide de sa fille souhaite se faire justice s’il estime que les institutions ont failli, déclaré-je.

            Voilà pour le mobile.

            — Maintenant, imaginons que ce même individu dispose de l’argent et des relations nécessaires pour arriver à ses fins avec de bonnes chances d’échapper à la police. Qu’est-ce qui le retiendrait ?

            — Pas grand-chose, maugrée Serge. Sauf que je ne saisis pas comment il a pu faire pour bénéficier de la complicité de tant de personnes. Une opératrice du SAMU, un réceptionniste, un voyageur qui est descendu de Paris pour le week-end, une mystérieuse inconnue, un fonctionnaire chargé de la destruction d’armes et je dois en oublier…

            La liste reste impressionnante. Sauf qu’un élément nouveau m’autorise à la reconsidérer.

            — Moi, je le sais. Et ça ne se résume qu’à deux mots : Alliance Palladium.

            Tous les regards convergent vers moi et je m’accorde un court instant pour profiter de mon petit effet. Les rouages de la grande machine maléfique s’imbriquent devant nous de la plus parfaite des manières. C’en est émouvant tellement c’est beau et terrifiant à la fois. Je pousse mon avantage :

            — Ce logiciel offre ce niveau de sophistication. Il permet d’associer au projet criminel une foule d’individus ordinaires, sans profil délinquant et parfaitement intégrée dans la société. En décomposant l’acte meurtrier, cette application les déresponsabilise et rend crédible leur complicité. L’une n’aura l’impression que d’influencer un jeune homme pour qu’il sorte se cacher dans un parc, un autre mentira sur le passage du même dans un hall d’hôtel, tout en infectant son ordinateur professionnel pour effacer des enregistrements vidéo, un troisième affirmera se trouver dans une chambre alors qu’il l’avait quittée, un dernier effacera des messages du serveur d’un opérateur téléphonique et rien de tout ça ne semble vraiment grave. Beaucoup de gens sont susceptibles de se laisser séduire, surtout si la récompense en échange est importante, et je ne doute pas qu’elle le fût. Voilà comment le commanditaire a dû procéder pour bénéficier du concours de ces quidams qui, une seule fois dans leur vie, ont commis une erreur funeste : céder à la tentation de vendre leur âme au diable pour assouvir un désir certainement irrépressible, à l’image de ceux que nous avons pu retrouver dans la page nommée « Profanes » du logiciel.

            Je reprends ma respiration, presque étonné que ma pensée soit parvenue à s’agencer dans une si parfaite démonstration. Je ne suis pas peu fier, et encore plus quand je considère les visages composant mon public.

            — Bref, conclus-je. Je crois bien que nous venons de découvrir une mine de profils à espionner.

            Je m’interromps, m’attendant un instant à subir des arguments de mes contradicteurs, mais je dois me résoudre à l’évidence. Cette fois, ma thèse est votée à l’unanimité. Même Serge ne se risque pas à l’attaquer.

            — Alors quoi ? intervient finalement Manu, désormais le dos à l’écran. Nous devons demander des perquisitions numériques pour tous ces types ?

            Un temps de réflexion et ma réponse fuse :

            — On va se gêner. Mais avant ça, j’aimerais qu’on reprenne toute l’affaire Dedieu pour voir si nous pouvons trouver des connexions avec l’agression du syndicaliste. Si c’est le cas, personne ne pourra s’opposer à cette requête.

21 h 16

            Un SMS fait vibrer le portable glissé dans la poche arrière de mon jean. J’apprécie le début de soirée passée avec Marion Salois, mais ma vie professionnelle atteint de tels niveaux d’intensité en ce moment que je décide de ne pas trop tarder pour le consulter. Je soulage mon mojito d’une gorgée et m’excuse auprès de la belle, avant de me remettre sur mes jambes pour me réfugier dans les toilettes. Pour l’instant, personne ne danse sur la piste malgré les efforts des trois musiciens qui enchaînent des morceaux latinos. Des groupes de convives remplissent progressivement le Puerto Habana en s’installant dans les alcôves du rez-de-chaussée comme dans celles situées un étage plus haut, dans des coursives qui disposent d’un point de vue imprenable sur la grande salle cossue. L’endroit a été restauré depuis ma dernière visite, mais il a su conserver le cachet chaleureux qui faisait son charme quand je le fréquentais avec Sophie, pendant nos études, une éternité plus tôt. L’ambiance me paraît assez calme, l’alcool n’ayant pas encore débridé les énergies.

            Je ne suis arrivé que depuis dix minutes, à l’heure prévue, ce qui constitue un exploit compte tenu de l’actualité policière. Marion Salois m’a rejoint très peu de temps après pour me retrouver à ma table. Nous avons échangé deux bises rituelles avant de nous assoir l’un en face de l’autre. La jeune femme a enfilé une robe émeraude s’assortissant parfaitement à la couleur de ses yeux et si parfaitement ajustée qu’elle souligne la perfection de ses mensurations. Difficile de rester insensible à cette apparition qui sait capter mon regard aussi surement que l’attraction terrestre avale toute météorite se risquant trop près de son orbite. Voilà de quoi m’offrir une parenthèse bienvenue, une dose d’enchantement capable de chasser pour un temps l’assaut des ténèbres, même si je ne dois pas oublier la raison principale de ma présence face à elle. Malgré mon trouble, je suis parvenu à conserver un niveau de lucidité suffisant pour pouvoir bavarder sans bafouiller et, autour de deux mojitos, nous avons entamé une conversation plaisante sur ce qui lui semble être une passion commune, le théâtre. Elle m’a appris qu’elle suivait des cours depuis deux ans et qu’elle a même joué en public l’année dernière pour la première fois une pièce classique revisitée selon les canons de la Commedia dell’arte, les Fourberies de Scapin. Quant à moi, je lui ai avoué que je m’intéresse au spectacle vivant depuis toujours et que je me suis décidé à franchir le pas que depuis peu. Le SMS vient d’interrompre notre échange, mais je compte bien revenir très vite vers elle pour le poursuivre.

            Une fois à l’abri des toilettes pour hommes, et après avoir pris soin de verrouiller la porte derrière moi, je sors mon appareil pour consulter un message envoyé par Damien. Assez succinct, il dit : « il y a un souci. Le contrat a disparu de la liste… »

            Je retiens un juron. L’indulgence ne nous a pas attendus. Un autre membre de l’Alliance l’a acceptée avant nous, nous privant par la même occasion de prévenir la commission d’un crime dans notre ville. Je ne peux m’empêcher de me sentir coupable, car j’aurais pu prendre cette décision la nuit précédente au lieu de patienter jusqu’à ce que Gaudin m’en donne l’ordre. Fébrile, j’écris quelques mots que j’envoie dans la foulée : « examine tous les services demandés qui sont localisés dans la région et appelle-moi si l’un d’eux paraît en relation avec le contrat initial ». Je reçois un « OK » dans les dix secondes.

            Comme je suis à l’endroit idéal pour me soulager, j’en profite, l’esprit d’un coup happé par les dernières avancées des deux enquêtes dont j’ai la charge. Juste avant midi, nous sommes tous retournés dans nos pénates pour décortiquer les pièces de l’affaire Dedieu en tentant de les croiser avec les informations dont nous disposions sur l’agression du syndicaliste. Ces deux crimes ayant certainement été planifiés grâce à l’application dématérialisée, la probabilité de retrouver un protagoniste dans les deux ne nous semblait nullement négligeable.

            Un quart d’heure après, Moki hurlait de l’autre côté du couloir. Conscient qu’il nous avait tous grillés au poteau, je ravalai ma fierté pour foncer dans le bureau qu’il partageait avec Jessica, les trouvant tous deux penchés sur un cahier ouvert. L’index du colosse indiquait un nom parmi d’autres qui noircissaient la feuille. Je ne tardais pas à lire : « Fabien Pochon, cadre dans une entreprise de travaux publics ». L’identité du DRH de BAT-OC 31 était inscrite en dessous de Zoé Sylvestre, PDG d’une startup dans le domaine des cosmétiques, et d’Alexandre Munier, le président du pôle de compétitivité chargé du projet de l’Oncopole. Ces trois personnes appartenaient à la liste mentionnée par Thomas Jarric, le père de l’ancienne petite amie d’Aymeric Dedieu, celle des invités au déjeuner donné par le Rotary, dimanche dernier, à partir de midi. Voilà la connexion qui nous manquait et qui nous confirmait, par la même occasion, l’implication probable des deux dans l’organisation de l’Alliance. De quoi fêter ça autour d’un bon repas au Cactus !

            À la fois enthousiastes et légèrement perturbés par ce pas de géant, tous les membres de l’équipe étaient partis pour le restaurant situé à moins de cinq cents mètres, non loin de la place Arnaud Bernard. Même Serge n’avait pas résisté au courant qui nous entrainait et, une fois attablé, il nous avait d’ailleurs fait une démonstration en commandant une énorme entrecôte, parvenant à tenir la dragée haute à Moki qui le dominait pourtant de deux bonnes têtes.

            Alors que tout le monde se détendait en sirotant un café en terrasse, les fumeurs en profitant pour maintenir leur niveau de dépendance, Damien me passa un coup de fil auquel je m’empressai de répondre, culpabilisant du même coup d’avoir oublié notre jeune collègue dans son placard.

            — Hello ! fit le gamin.

            — Salut, lui rétorquai-je, dans l’indifférence générale. Alors, t’as pu prendre un peu de repos ?

            — Ça va… Je suis revenu vers onze heures, en fait.

            — T’as bien fait. Je pense que t’auras besoin de toute ton énergie très bientôt.

            — C’est ce que je me suis dit.

            — Bon, qu’est-ce qu’il y a ?

            — Le commissaire vient de débouler. Comme il ne vous trouvait pas, il s’est pointé dans le cagibi.

            — On est sortis manger un bout, tu veux qu’on te rapporte quelque chose ?

            — Pas la peine. J’ai des trucs à grignoter et puis je n’ai pas encore digéré mon petit-déj.

            — Il te voulait quoi, le taulier ?

            — Juste m’apprendre qu’on a le feu vert pour perquisitionner les ordinateurs de Marc Michelet et Fabien Pochon.

            — Super, ça ne pouvait pas mieux tomber ! je m’enthousiasmai, attirant par la même occasion les regards de mes collègues qui se doraient la pilule en sirotant de la caféine.

            Je consacrai les cinq minutes suivantes à lui expliquer notre dernière découverte, lui conseillant en conclusion de concentrer son attention sur le DRH de BAT-OC 31 dont le nom apparaissait dans nos deux enquêtes.

            — OK, je fais ça, me rétorqua le jeune homme. Mais d’abord, il faut que j’identifie les PC qu’il utilise. Je dois solliciter les opérateurs de téléphonie. Ça peut prendre un peu de temps.

            — Compris, on te laisse bosser. Préviens-nous quand t’auras du nouveau.

            Satisfaits de continuer à surfer sur la vague, nous étions revenus au commissariat avec le moral au beau fixe et persuadés que nos efforts aboutiraient très vite à jeter un maximum d’ordures en prison. Mais comme notre boulot s’accroissait en même temps que le nombre de complices potentiels, nous avions passé une partie de l’après-midi à tenter d’imaginer un plan d’attaque viable afin que je puisse le présenter à Gaudin. Il était presque seize heures quand Damien avait déboulé dans mon bureau pour me dire qu’il connaissait enfin deux numéros IP attribués à Fabien Pochon, et qu’il se mettait tout de suite au travail pour infiltrer ces machines via les logiciels espions de nos services.

            Une bonne demi-heure plus tard, je parvenais à m’incruster chez le patron pour l’affranchir des ultimes avancées. Sans surprise, ce dernier les avait appréciées à leur juste valeur et nous avions convenu ensemble de voir ce que donnait la surveillance de notre nouveau suspect avant de mobiliser la juge d’instruction pour obtenir d’autres autorisations de ce type, en priorisant cette fois la personne de Thomas Jarric. Ensuite, nous avions planché pour trouver une approche capable d’acculer les divers individus impliqués dans l’affaire Dedieu afin de disposer à leur encontre des preuves irréfragables qui nous dispenseraient d’évoquer les informations glanées sur le site de l’Alliance. C’était essentiel pour ne pas paniquer les membres de cette organisation quand nous arriverions à arrêter les coupables et ainsi à sortir Guilhem Canillac de prison. Nous possédions déjà un moyen de pression sur l’opératrice des urgences, mais j’étais persuadé que nous pourrions repérer des incohérences dans les témoignages du réceptionniste, ou bien dans ceux du client de l’Ours blanc si nous creusions un peu.

            Vers dix-huit heures, happés dans un brainstorming d’anthologie alors que Serge s’était déjà esquivé pour revenir vers sa chère femme, Damien nous retrouva dans la salle de réunion pour nous apprendre qu’il avait réussi à hacker le matériel du DRH, un poste fixe installé à son domicile, mais aussi un portable dont il ne semblait pas se séparer, car il s’en servait également dans les locaux de son entreprise. Malheureusement, notre jeune expert n’était pas parvenu pour l’instant à dénicher le moindre indice laissant penser que cet homme appartenait au groupe clandestin.

— Mais ça ne veut rien dire, avait-il ajouté pour nous rassurer. S’il utilise une clé identique à celle confiée par Al-Askari, à savoir équipée d’un navigateur, je ne pourrai le savoir que s’il se connecte alors que je l’espionne. Comme j’enregistre toutes les données, on ne pourra pas le rater, même si ça se passe quand je ne suis pas devant l’écran.

            Une fois l’informaticien reparti à ses occupations, nous avions discuté un moment sur l’opportunité de demander un collègue supplémentaire pour lui venir en aide, tous conscients qu’il serait très vite charrette. Manu s’était alors proposé pour le seconder avant d’en arriver là, de manière à éviter de nous mettre à dos notre hiérarchie toujours réticente quand il s’agissait de déployer des renforts. Progressivement, les membres de mon groupe s’étaient ensuite éclipsés pour faire basculer leurs existences du côté privé et j’avais bientôt trouvé l’étage du SRPJ bien vide. L’heure de mon rendez-vous approchant, j’étais passé voir Damien dans son antre pour lui souhaiter bon courage dans la veille qu’il entamait, puis j’avais quitté le commissariat à mon tour, en prenant soin de confier mon pistolet de service à l’armurerie pour me fondre dans le personnage que j’étais censé jouer dans les prochaines heures, celui d’un avocat.

            En retrouvant Marion Salois dans l’alcôve baignant dans une douce pénombre, je peine à oublier le dernier SMS. Quand je m’assois face à elle, je ne dois pas avoir réussi à cacher mes préoccupations, car elle s’inquiète :

            — Tout va bien ?

            — Quelques soucis professionnels, je lui réponds en souriant, conscient qu’une demi-vérité fonctionne toujours mieux qu’un mensonge.

            — Vous voulez en parler ?

            Je plante mes yeux dans les siens et suis pris de vertige. Je me raccroche au présent en avalant une gorgée de mojito.

            — Pas vraiment, finis-je par lui rétorquer. Je suis sûr que nous pouvons trouver de bien meilleurs sujets de conversation.

            — Vous avez une préférence ?

            — Je me demande juste ce qui pousse une jeune femme comme vous à se glisser dans la peau d’une autre.

            Elle fronce les sourcils, ne sachant pas trop comment interpréter mes propos.

            — Pourquoi vouloir jouer des personnages de fiction ? ajouté-je, satisfait de mon effet. En vous voyant, on ne peut pas croire que votre vie ne puisse vous combler.

            — Ah ! s’exclame-t-elle, plus détendue. C’est gentil, mais ça n’a aucun rapport. Je ne tente pas de fuir quelque chose en m’adonnant au théâtre. C’est tout le contraire, d’ailleurs. Je ne me suis jamais si sentie présente au monde que sur les planches, quand les contraintes se dissipent et que j’ai l’impression de maîtriser mon sujet.

            — Ça doit être exaltant.

            — Oui, et apaisant, même si ça peut sembler surprenant.

            — J’ai du mal à l’imaginer, du moins pendant les représentations, avec cette foule qui vous scrute…

            — Et pourtant c’est bien le cas. Croyez-moi, une fois le trac passé et quand on se met à jouer, tout s’estompe à part les répliques qui jaillissent de nos lèvres au moment idéal. Et si les réactions de la salle valident nos efforts, c’est comme une communion.

            — Il me tarde de tester.

            — Je suis sûre que vous allez adorer !

            Elle hausse les épaules, le visage mutin.

            — Et puis, vous bénéficiez certainement d’un avantage sur le commun des mortels, reprend-elle.

            — Comment ça ?

            — Votre métier… Vous avez l’habitude de discourir devant des gens, alors ça ne devrait pas être compliqué de vous lancer.

            — C’est vrai, acquiescé-je en me rappelant mon mensonge sur ma profession d’avocat.

            Je ne dois pas oublier ce que je fais là, songé-je dans la foulée, tout en mobilisant mon esprit pour stimuler notre conversation.

            — Ce n’était pas votre cas ? je lui demande.

            — Comment ça ?

            — Vous redoutiez de parler en public, avant de commencer le théâtre ?

            Elle approuve d’un hochement de tête, les traits soudain crispés.

            — C’est peu de le dire, me répond-elle.

            — Difficile à imaginer, après vous avoir vue sur les planches.

            — Et pourtant, je suis d’une nature très introvertie. Enfant, je ne détestais rien de plus qu’un professeur m’interroge devant la classe et je passais des cours entiers à ne pas lever les yeux de mes cahiers, croisant les doigts pour me fondre dans la masse.

            — Et la puberté vous a rattrapée.

            Ma remarque lui arrache un sourire.

            — Elle n’a rien arrangé, précise-t-elle.

            — Vraiment ? Je doute que nos chers enseignants soient restés insensibles à votre charme.

            — S’il n’y avait eu qu’eux…

            — Pourquoi ? Est-ce si pénible d’attirer les regards ?

            — Certains plus que d’autres.

            Elle soupire. Sur la scène, les trois musiciens s’accordent une pause pour se rafraîchir le gosier avec les pintes de bière qu’un serveur vient de leur apporter.

            — Dans ce monde, la beauté est un atout précieux, décrété-je. J’espère que vous ne la vivez pas comme une malédiction ?

            — Elle l’est quand les autres vous réduisent à elle. Et je ne disposais pas du caractère pour décaler leurs regards.

            — Mais l’épreuve vous a endurcie.

            — N’est-ce pas ce qu’elle fait toujours, quand on arrive à la dépasser ? Ne croyez pas néanmoins que ce fut sans conséquence. Personne ne change vraiment. Je suis encore la petite fille qui préférait les trous de souris aux projecteurs.

            En considérant sa figure triste, je réalise que la conversation m’a échappé. Elle ressemble trop à une séance chez un psychologue et je n’ai pas déployé tant d’efforts pour tout compromettre en gâchant la légèreté de cette soirée. Je dois m’arranger pour qu’elle apprécie ce moment, pour la faire rire, la mettre à l’aise, de manière à ce qu’elle m’autorise à pénétrer son monde.

            — Pourtant, vous voilà sur scène, relevé-je, conscient que je dois imaginer une transition en douceur.

            — Incroyable, non ? réagit-elle, des étoiles dans les yeux.

            — Je dirais plutôt que c’est remarquable, après ce que vous venez de me confier.

            — Merci.

            — Et je comprends aussi que, à la différence de beaucoup d’autres acteurs, vous ne recherchez pas l’admiration des foules. Votre besoin semble plus profond, authentique.

            — C’est ça ! Pour moi, il ne s’agit que d’une manche d’un combat livré depuis toujours. Une sorte de rite initiatique, en fait, qui me paraissait au départ insurmontable. Sauf que cette bataille-là, je l’ai engagée au moment de mon choix, quand je me sentais prête et une fois le terrain à mon avantage.

            — Une vraie stratège ! Je suis content que vous l’ayez gagnée.

            — Moi de même, mais rien n’est définitif.

            — Comme toute chose. Cela dit, je me dis que nous avons quelque chose à fêter ce soir, non ?

            Jugeant nos verres bien tristes sans breuvage, je lève la main pour attirer l’attention du serveur qui passe à nos côtés. Marion ne s’oppose pas à une tournée supplémentaire.

            — Nous parlons beaucoup de moi, remarque-t-elle.

            — C’est un sujet passionnant.

            — Mais qui mérite d’être complété par un autre tout aussi intéressant, j’en suis persuadée.

            — Je ne voudrais pas vous décevoir.

            — Malheureusement, c’est un risque que vous devez prendre.

            — Que souhaitez-vous savoir ?

            Elle fronce les sourcils en me considérant. J’ai l’impression d’être transformé en une entrecôte sur l’étal d’un boucher. Quelques notes emplissent l’espace. Les musiciens remettent ça, et je reconnais bientôt les premières paroles de Hasta siempre. De quoi me motiver pour rejoindre la piste, sans compter que la balade composée en la mémoire du révolutionnaire argentin fait des émules. Quatre couples viennent de se former devant le groupe.

            — Pourquoi ne pas reporter cette conversation après une danse ? proposé-je.

            — J’espère qu’il ne s’agit pas d’une échappatoire.

            — Non, juste d’une autre façon de se connaître.

            — Alors j’accepte l’invitation avec plaisir.

            Nous voilà parmi les danseurs, ses mains sur mes épaules alors que les miennes découvrent ses hanches. La légère distance qui nous sépare ne tarde pas à se combler et je sens sa poitrine se coller à mon torse. Le chanteur évoque une brise embrassée et des soleils de printemps. Je suis transporté, mes pieds parvenant à virevolter indépendamment de ma volonté en se retrouvant toujours dans une position adéquate. Bientôt ne compte plus que la présence de la jeune femme contre moi et la musique chargée d’émotions. Je ne me soucis que d’elle, son corps dont je ne fais que deviner les formes quand elles m’effleurent, la perfection de son visage de fée et ses yeux émeraudes se mariant si bien avec les images de forêts tropicales conjurées par la balade.

            Les quelques applaudissements nous signifiant que le morceau vient de s’achever n’arrivent pas à nous séparer. Les notes reprennent et nous poursuivons notre échange sensuel sur Besamo mucho de Cesaria Évora, comme un signe du destin. Bien résolus à ne défier aucun dieu, nous consentons à honorer les artistes en restant sur nos jambes, perdant bientôt le compte des chansons interprétées.

            Je ne réussis à recouvrer un semblant de lucidité que lorsque les musiciens choisissent de s’accorder une nouvelle pause. Main dans la main, nous regagnons notre alcôve. L’établissement est bondé à présent. Il y a foule devant le bar, sur la piste, et toutes les tables sont occupées. Je vois des sourires, des visages détendus, j’entends des bribes de conversation, des manifestations de joie, le tout se fondant dans une ambiance chaleureuse qui pourrait bien me réconcilier avec la nature humaine. Mais que deviendrait toute cette insouciance si ces gens savaient qu’une mécanique éthérée calculait, au même moment, la meilleure façon de tuer des innocents ?


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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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