La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 37

9 h 38

            Me voilà de retour dans notre nouveau bunker, la minuscule pièce un peu surchauffée et sans fenêtre que nous avons réquisitionnée pour abriter l’ordinateur censé répliquer celui de l’Irakien. Damien n’est pas encore là, mais j’ai repéré facilement les PDF qu’il a enregistrés dans un dossier placé directement sur le bureau. Ainsi, j’ai pu montrer à Gaudin notre trouvaille, tout en lui rapportant en langage familier les propos tenus la veille par notre jeune recru. En regardant la petite horloge au bas de l’écran, je réalise que j’ai parlé plus d’une heure, le commissaire ne se gênant pas pour m’interrompre. Nous sommes seuls, les autres membres de mon groupe attendant le verdict de notre hiérarchie en continuant à travailler sur nos deux affaires en cours. Nous avons convenu de nous retrouver pour faire le point dès que j’en aurai fini.

            — Voilà tout ce que je voulais vous dire avant d’aller plus loin, déclaré-je en m’adossant à ma chaise, mes deux mains enserrant mon crâne douloureux après une nuit trop courte, et trop arrosée.

            — C’est du beau boulot, remarque Gaudin. Je me demande juste ce qu’on peut faire.

            — On y a réfléchi.

            — Et ?

            — On pense que c’est trop gros pour ne pas être déjà repéré par nos services, et notamment la DCRI. Sans parler de ceux des autres pays.

            Le commissaire hoche la tête.

            — Probable, en effet. Mais nous ne sommes certains de rien, à part que je peux vous assurer que c’est la première fois que j’entends parler de ça. Nous ne pourrons pas le garder pour nous.

            Je me retourne vers l’écran en lui répondant.

            — Plus on implique de monde, plus on s’expose à être découverts par ces enfoirés qui n’hésiteront pas à tout réinitialiser pour nous échapper.

            Il soupire et s’explique :

            — Certes, mais c’est un risque que nous devons prendre. Je comprends vos réticences, mais de deux choses l’une : soit vous avez raison quand vous avancez que nos organes de renseignements sont déjà informés, et dans ce cas nous ne pouvons pas accepter que des actes inconsidérés de notre part puissent porter préjudice à leur enquête, soit personne n’est averti à part nous, et alors il m’apparaît d’autant plus essentiel de prévenir nos décideurs pour qu’ils puissent définir la stratégie adéquate.

            Je pense à Al-Askari et à ma promesse de le protéger. Comment respecter ma parole si je n’arrive pas à maîtriser cette histoire ? D’un autre côté, je saisis le souci de Gaudin et ne trouve rien à lui opposer, mais il voit bien à ma tête que quelque chose me gêne. Il précise :

            — Bon, je vais quand même prendre mes précautions et n’en référer qu’à des collègues en qui je place toute ma confiance. Je vous tiendrai au courant.

            Encore heureux…

            — Pour cela, vous serez aimable de m’enregistrer ces documents sur une clé USB, ajoute-t-il.

            J’acquiesce d’un clignement de paupières.

            — Et jusqu’à nouvel ordre, on fait quoi ? je lui demande.

            — Continuez à creuser en appliquant les principes que vous m’avez exposés de manière à ne pas vous faire repérer. Tout ce qu’on peut apprendre sur ces gens pourra nous être utile.

            Le feu vert que j’espérais. J’en profite :

            — Pour cela, j’aurai besoin de réaliser des perquisitions numériques sur les ordinateurs de deux personnes, celles qui sont les plus susceptibles d’avoir commandité l’agression du syndicaliste, à savoir le patron de son entreprise et son DRH.

            Il réfléchit, les yeux rivés à l’écran qui affiche la liste des indulgences.

            — Je devrais en parler au parquet, ajouté-je, sans doute de manière superflue.

            — Laissez-moi faire. Je m’en charge.

            — Ça serait bien de ne pas trop trainer.

            — Je les appelle dès mon retour au bureau. Envoyez-moi un mail en précisant leurs identités.

            — Entendu.

            La conversation touche à son terme et je ne suis pas trop mécontent de son résultat. Même s’il va faire remonter la nouvelle en haut de l’organigramme, Gaudin nous autorise au moins à farfouiller jusqu’à ce que les pontes se manifestent. Et d’expérience, je sais que ça peut prendre un certain temps, quoique je ne suis sûr de rien avec cette bombe. Il me reste juste un dernier point à évoquer.

            — Bon, et qu’est-ce qu’on fait, pour le contrat qui concerne notre juridiction ?

            — Vous en pensez quoi ?

            — On ne peut pas se permettre de l’accepter, je lui réponds, tout en m’étonnant de prononcer ces mots. Ça pourrait griller notre seul accès à cette mafia.

            — Alors quoi ? On attend de ramasser un cadavre ? s’indigne Gaudin.

            Je ferme les yeux. J’ai l’impression de revivre cette scène. Puis je comprends que cette réminiscence n’est produite que par des souvenirs d’un livre consacré à Alan Turing, le mathématicien qui avait réussi, pendant la Seconde Guerre mondiale, à inventer une machine capable de décrypter le code Enigma utilisé par les nazis pour communiquer le déplacement de leurs troupes. En réalisant cette prouesse, les Britanniques connaissaient toutes les intentions du camp adverse avant qu’elles ne se concrétisent, un peu comme nous avec cette mystérieuse Alliance Palladium, même si, pour l’instant, nous avons encore quelques barrières à franchir pour obtenir l’ensemble des informations susceptibles de nous aider à contrecarrer leurs crimes. Turing et son équipe pouvaient ainsi décider de prévenir toutes les cibles des Allemands, bataillons de leur armée ou groupes civils, afin qu’elles prennent des mesures pour se protéger, et de la sorte épargner de nombreuses vies. Mais ils savaient aussi que cette stratégie alerterait immédiatement leurs ennemis. Ces derniers n’auraient pas mis bien longtemps à comprendre que leur système avait failli et ils en auraient aussitôt changé, ôtant aux Alliés un atout maître. Voilà pourquoi le commandement suprême avait choisi de n’intervenir que ponctuellement, à une fréquence calculée pour ne pas éveiller les soupçons des nazis, sacrifiant par conséquent des milliers d’existences pour finalement en sauver des millions tout en s’assurant la victoire et en raccourcissant la guerre de plusieurs années. J’ai l’impression que nous aurions tout à gagner à nous inspirer de ces faits historiques.

            — Peut-être trouverons-nous des renseignements en remontant leur organigramme ? tenté-je, me faisant néanmoins peu d’illusions sur la capacité de cette proposition à convaincre mon interlocuteur, surtout au souvenir de la réaction qu’elle a suscitée chez Damien, dans la nuit.

            — Le délai est trop serré, me rétorque Gaudin. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre. Il faut agir.

            Je repense à la menace qui pèse sur l’Irakien si notre précipitation aboutit à alerter cette clique.

            — Pourquoi faire de ce cas une exception ? Je vous rappelle que nous avons recensé quarante-trois autres demandes d’assassinat.

            — Oui, mais elles ne dépendent pas de notre juridiction. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je vais en référer à nos décideurs. En revanche, ce contrat nous concerne. Nous sommes tenus de tout faire pour l’empêcher à partir du moment où nous en sommes informés.

            Comment ai-je pu imaginer le contraire, même si le souci de protéger notre indicateur a dû jouer un rôle ? La nécessité de garantir un accès à l’application également. Je me sens coupable.

            — Que pouvons-nous faire ? insiste le commissaire.

            Je ne vois qu’une seule solution.

            — Accepter l’indulgence. Ça nous endettera, mais le service disparaîtra du tableau qui les recense. Cette manœuvre n’enlèvera pas pour autant la menace qui pèse sur cette cible inconnue, mais elle nous fera gagner du temps pour concevoir des mesures pour la soustraire du danger. De plus, en endossant ce contrat, nous serons destinataires de l’ensemble des informations indispensables à son accomplissement avec en tête l’identité de la future victime. Il nous sera ainsi très aisé de la protéger, voire de simuler son décès si nous souhaitons leurrer les commanditaires et les membres de cette communauté de criminels.

            — Parfait ! Faites donc ça !

            — OK.

            Je soupire avant d’ajouter :

            — Néanmoins, je dois souligner que l’Alliance Palladium peut trouver fort étonnant qu’un nouveau recruté peu expérimenté se lance dans cette affaire.

            — C’est un risque que nous devons courir.

            — Mais qui peut condamner notre source. Les règles de ce groupe sont claires. Toute trahison est punie de mort.

            Gaudin prend le temps de la réflexion. Un éclat de rire parvient jusqu’à nous depuis le couloir du second étage de l’hôtel de police. Il hausse les épaules et dit :

            — La certitude d’une exécution contre l’éventualité d’être découverts. Le choix me paraît évident. Il faut le tenter.

            — C’est noté.

            — Alors nous en avons fini pour l’instant. Je vous préviens dès que j’ai le feu vert pour les perquisitions électroniques.

            — Merci.

            Nous sortons de la pièce et je ferme la porte à double tour pendant que Gaudin s’éloigne vers son bureau. Alors que je pars dans l’autre direction, je consulte l’écran de mon portable pour repérer un SMS en attente. Il s’agit de Marion Salois. Lire son nom me réconforte. Je m’immobilise dans le couloir et m’empresse d’ouvrir le message.

            Il fait : « Hello Victor ! Toujours OK pour ce soir ? »

            Je réalise que notre dernière découverte et les heures intenses consacrées à l’appréhender, le tout conjugué à une fatigue exacerbée par le manque de sommeil, sont parvenues à chasser ce rendez-vous de ma tête. Je me demande comment c’est possible, car le seul souvenir de la jeune femme me réjouit. Et puis je dois aussi continuer les investigations à son sujet et comprendre comment sa relation avec Evan Atkins a bien pu nous échapper. Je lui réponds : « Plus que jamais partant ! Me tarde de voir si aussi bonne danseuse qu’actrice… » 

            La mine réjouie, je pénètre dans mon antre pour y trouver Serge en train de compulser La dépêche. Ma présence ne le perturbe guère et il grogne juste un « salut ! » sans lever le nez du papier. Je me demande ce qui peut autant le passionner. Sans doute un article sur le dernier carambolage qui a paralysé la rocade ou l’équivalent. Je lui retourne la politesse et m’installe sur mon siège en jetant mon smartphone devant moi, sur la surface dégagée du bureau. L’appareil achève à peine sa glissade qu’il se remet à vibrer et je le récupère en vitesse. Ma correspondante secrète me taquine : « J’espère que vous serez au niveau ! » en m’arrachant un nouveau sourire. J’aime bien lui parler par ondes interposées. Optant pour la sincérité, je lui réponds : « Manque un peu de pratique… Faudra me coacher. »

            Je relève la tête pour voir Serge qui baisse la sienne. Pas de doute, il m’espionnait.

            — Alors, où sont-ils tous passés ? je le questionne.

            — Là où le devoir les appelle.

            — Mais encore ?

            Il soupire, comme si de marmonner quelques mots pouvait lui décrocher la mâchoire.

            — Jessica et son grand black sont allés jusqu’au tribunal pour copier la mémoire de l’ordinateur qui gère les registres des scellés. On a reçu le feu vert du ministère de la Justice ce matin à la première heure.

            — Super ! Ça avance. Et notre second couple ?

            — Dans leurs bureaux, aux dernières nouvelles. Quand je suis revenu du café, ils s’excitaient devant un écran.

            — Tu ne leur as pas demandé ce qu’ils avaient ?

            — Je me suis dit que si c’était important, ils sauraient nous trouver.

            Il tourne une page du journal et fronce les sourcils, son attention soudain happée par un nouvel article. Il pourrait s’enquérir de la réaction du patron, mais là encore, il sait que l’information parviendra à ses oreilles au moment opportun. Je devrais m’inspirer de sa zen attitude. Le portable est pris d’une autre crise de Parkinson.

            « Et vous proposez quoi en échange d’une leçon ? » me taquine Marion. En fait, je commence à douter de ma capacité à patienter jusqu’à ce soir. Alors que je fixe l’écran du mobile, mon crâne entre les mains, mes coudes sur le bureau, je repense à la manière dont je me suis présenté à elle. Si je veux que notre prochaine rencontre n’éveille pas ses soupçons, il faut absolument approfondir mon rôle d’avocat pénaliste. Ça ne devrait pas être très difficile, j’en ai croisé des tas.

            Je relève les yeux vers mon moniteur, tape mon code personnel et me lance sur le net pour consulter divers articles consacrés à cette profession. Je n’ai qu’une question en tête. Qu’est-ce qui peut bien pousser des gens à embrasser cette carrière ? Je tombe sur divers témoignages qui ne tardent pas à m’offrir un contrepoint intéressant à ma représentation forgée dans des affrontements devant les jurés d’assises, quand je suis appelé à la barre par le ministère public avec un seul objectif à atteindre, la condamnation du criminel que mon enquête a déjà jeté en prison. La voix d’Estelle me fait sursauter.

            — Vous devriez venir, nous dit-elle en déboulant dans le bureau.

            — Un problème ? je lui rétorque, réalisant que mon coéquipier fusille du regard l’importune qui a le toupet de déranger son dépouillement des informations locales.

            — Non. On a juste reçu le fichier audio du coup de fil passé par Guilhem Canillac au SAMU.

            — Ça donne quoi ?

            — Je préfère que tu te fasses une opinion.

            Je me lève, un peu agacé de devoir reporter la rédaction d’un dernier message, mais quand même excité à la perspective de consulter cette pièce du dossier. J’entends Serge grogner quand il abandonne son siège à ma suite. Trois portes plus loin, nous arrivons dans le repère qu’Estelle partage avec Manu. Ce dernier est déjà installé devant l’écran, n’attendant plus que nous pour lancer la lecture. Une fois les salutations échangées, nous prenons place pour écouter l’enregistrement en posant nos postérieurs sur une table de décharge. Il double-clique sur le fichier « DRFR153110907101256 ». Ça doit vouloir dire quelque chose…

            — SAMU, centre 31, indiquez-moi la raison de votre appel, fait une voix de femme dans les enceintes.

            — Mon ami est blessé ! s’exclame celui que j’identifie aussitôt comme étant Guilhem Canillac. Il y a du sang partout !

            — Calmez-vous. Qui avez-vous trouvé ?

            — Mon ami ! Aymeric Dedieu ! Je suis chez ses parents…

            — D’accord. Est-ce qu’il respire ?

            — Je sais pas.

            — Vous avez pris son pouls ?

            — Non.

            — Vous pouvez le faire ?

            Silence. La scène me semble très réaliste. Je suis troublé, parce que tout ce que j’ai entendu jusque-là ne m’évoque en rien une simulation. Il ne s’agit que d’un jeune homme ébranlé par ce qu’il vient de découvrir.

            — Monsieur, insiste l’opératrice. Vous pouvez me dire si vous percevez son pouls ?

            — Non, maugrée Guilhem Canillac. Je ne sens rien.

            — D’accord, nous allons vous envoyer une équipe du SAMU. Précisez-moi l’adresse.

            — C’est à St-Geniès Bellevue, Chemin des Combes, je ne me souviens plus du numéro exact.

            — C’est pas grave.

            On entend un bruit de clavier.

            — Vous me confirmez que vous m’appelez depuis le domicile de la famille Dedieu ?

            — Oui.

            — On trouvera.

            Nouvelle pause dans la conversation. Plus importante, celle-là, puis la voix féminine affirme :

            — Ils sont en route. Ils ne devraient pas tarder. Pouvez-vous décliner votre identité ?

            — Guilhem Canillac. Qu’est-ce que je peux faire ?

            — Rien. Les secours ne seront pas bien longs. Que s’est-il passé ?

            — Je sais pas ! Je suis entré chez lui, on avait rendez-vous et je l’ai découvert là, étendu dans son sang.

            — Il est tombé ? C’est une chute ?

            — Il est dans la cuisine, à côté de la table. Il y a des plaies dans sa nuque, dans son dos.

            — Vous êtes seuls ?

            — Oui. Enfin, je crois…

            — Avez-vous vu un autre véhicule, en arrivant ?

            Le gamin ne répond pas tout de suite.

            — Je n’ai remarqué que la voiture d’Aymeric.

            Cette fois, c’est l’opératrice qui tergiverse. Une poignée de secondes plus tard, elle déclare :

            — Ne paniquez pas. Je viens de prévenir la police. Une patrouille sera bientôt là.

            — OK.

            — En attendant, vous devez trouver un endroit pour vous cacher.

            — Quoi ?

            — D’après vos propos, votre ami semble avoir été victime d’une agression. Si c’est le cas, vous devez gagner un lieu sûr et n’en sortir que lorsque vous entendrez des sirènes.

            Guilhem Canillac encaisse la nouvelle. Sa respiration saccadée sature les baffles.

            — Monsieur ? Vous êtes toujours avec moi ?

            — Euh… Oui.

            — Vous m’avez compris ?

            — Oui.

            — Écoutez bien votre environnement. Pas de bruit suspect ?

            De nouveau, une pause dans la conversation.

            — J’ai pas l’impression, murmure le gamin.

            — D’accord. On va rester en ligne jusqu’à l’arrivée des secours. Surtout, ne raccrochez pas. Mettez-vous à l’abri.

            — Oui, mais où ?

            — À l’extérieur, ça serait mieux. Cachez-vous dans le parc.

            Manu coupe la lecture et se retourne vers Estelle. Il hoche la tête et je comprends leur échange muet.

            — La suite n’a que peu d’intérêt, juge la policière. Ils ne parlent plus et on discerne sa respiration pendant qu’il marche, puis il dit qu’il a trouvé une planque dans un bosquet. Sa correspondante le rassure, lui demande de ne plus bouger, et le silence s’impose à nouveau pendant dix minutes environ. À ce moment-là, Guilhem Canillac déclare qu’il entend les sirènes et elle lui conseille d’aller à la rencontre des secours. Ils restent en ligne jusqu’à ce que le gamin commence à discuter avec un de nos collègues pour lui expliquer la situation. Puis il est orienté vers un médecin qui échange quelques mots avec l’opératrice avant que la communication ne soit coupée.

            Estelle ordonne ses idées avant de plonger son regard dans le mien.

            — Alors, vous en pensez quoi ? s’enquit-elle.

            — Même s’il faudra relire la déposition du jeune Canillac, j’ai l’impression que sa version coïncide en tout point avec cet enregistrement.

            Elle acquiesce d’un mouvement du menton.

            — Et puis, la scène me paraît surtout fort crédible, ajouté-je. Il semble vraiment paniqué.

            — Il peut jouer la comédie, relativise Serge.

            — Dans ce cas, sa prestation frise la perfection, je lui réponds. Tu te vois, toi, buter ton ami de trois balles, puis contacter les secours en faisant celui qui vient de découvrir cette horreur ?

            — Je ne suis pas un criminel, me rétorque mon coéquipier. Je ne sais pas ce qu’ils ont dans la tronche. Je me dis juste que si un gars est assez tordu pour planifier ce genre de meurtre, il peut très bien avoir pensé à la suite, et donc s’être préparé à passer ce foutu appel aux urgences.

            Il marque un point. Nous ne pouvons pas exclure cette hypothèse d’un revers de main. Après tout, il ne s’agit que de mon sentiment et je peux me tromper. En revanche, mon dernier argument risque de tout renverser. Je devine que c’est également celui qu’attend Estelle depuis qu’elle a décidé de venir nous chercher. Je reprends :

            — Mais le plus troublant dans tout ça n’est pas imputable à Guilhem Canillac.

            — Quoi ? réagit Serge.

            — Le gamin a réagi comme on pouvait l’imaginer, que ce soit en jouant la comédie ou en étant sincère. Et vous l’avez certainement noté comme moi, l’élément clé de cette conversation réside dans une réplique de l’opératrice. Elle lui conseille de se réfugier à l’extérieur.

            — Et alors, c’est le plus pertinent, non ? résiste mon coéquipier, définitivement sur la défensive.

            — Peut-être, mais elle l’encourage à se cacher dans le parc alors qu’elle ne connait pas la configuration des lieux.

            Je laisse Serge sans voix alors qu’Estelle et Manu me sourient, validant ainsi qu’ils étaient également parvenus à cette conclusion.

            — Vous avez vérifié le début de l’appel ? tente Serge, la face légèrement cramoisie.

            — Oui, intervient Manu. Jamais Guilhem n’évoque cette information.

            — L’opératrice a peut-être utilisé les vues satellite de Google entre temps, admet Estelle, mais je ne crois pas que ça cadre avec ses procédures de travail.

            — Ni avec le cours de l’entretien, rajoute Manu. Nous venons d’écouter cet enregistrement trois fois. La concentration de cette femme semble monopolisée par la conversation téléphonique. Sans compter les actes qu’elle doit accomplir en même temps ; je pense à la saisine des secours puis de la police. Ça fait beaucoup. 

            Serge baisse les yeux, les sourcils froncés, définitivement ébranlé dans ses certitudes, se demandant sans doute, à l’instar de moi, comment nous allons faire pour tout concilier, cette histoire d’Alliance fumeuse et la possible innocence du suspect que nous avons déjà jeté derrière les barreaux. Je dis :

            — Pour pouvoir l’accabler, il fallait que Guilhem Canillac sorte de cette maison et rejoigne le bois, à l’endroit où nous avons trouvé le sac contenant le Glock.

            Je coupe mon élan, attendant que Serge me rétorque que la femme des urgences ne l’avait jamais guidé vers cet emplacement précis, mais il reste silencieux. Il a compris, comme nous, le mode opératoire de ceux qui souhaitaient charger le fils du substitut.

            — Le tueur devait encore être là, je poursuis. Planqué entre les arbres. Il lui a suffi de repérer où le gamin s’est caché pour enterrer, au même endroit, les preuves qui le confondraient. Il l’a peut-être fait dans la foulée, mais j’en doute, car nos collègues auraient pu facilement le surprendre. Non, je pense qu’il a préféré décamper pour ne revenir que plus tard, certainement dans la nuit, pour achever sa mission.

            Ma gorge est si comprimée par cette révélation que je dois déglutir avant d’enchainer.                

— Nous devons tout reprendre. Guilhem Canillac est innocent. Il a été victime d’une machination visant à lui faire endosser le crime de son ami. Et dans cette hypothèse, je ne vois pour l’instant qu’un seul homme capable de déployer autant de ressources pour arriver à ce but.


Pour multiplier le Noir au carré, abonnez-vous et recevez, en cadeau, le ebook de Couru d’avance :

        

Traitement en cours…
Terminé ! Vous figurez dans la liste.

Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

Laisser un commentaire

En savoir plus sur Noir au carré

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading