La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 33


14 h 6

            De retour au commissariat après avoir avalé un kebab sur le pouce dans le restaurant situé au bout de l’avenue Honoré Serres, je me rends directement dans les locaux du service de police scientifique avec mon butin, laissant le soin à Serge de revenir au bureau pour tenter de contacter nos coéquipiers et faire le point sur leurs tâches respectives. J’ai le sentiment que nous venons de débusquer un gros gibier et j’ai du mal à réfréner mon enthousiasme. Alors que j’approche de la zone dédiée au laboratoire, je vois Claire Saint-André en sortir. Elle se fige en m’apercevant. Après les salutations d’usage et quelques bises échangées, elle me demande ce qui m’amène et je lui propose de regagner son antre pour pouvoir en discuter.

            — C’est juste ma pause clope, me répond-elle. Allons plutôt dans la cour.

            J’acquiesce, sentant déjà ma dépendance se manifester à la perspective de consumer une cigarette en sa compagnie, ne sachant d’ailleurs pas vraiment de quel manque il s’agit, la nicotine ou l’autre, beaucoup moins avouable depuis que j’ai rejeté la possibilité d’une relation avec elle, quelques mois plus tôt, peu de temps avant de me faire trouer la peau par les Cagoulés.

            Dans les couloirs et l’ascenseur nous conduisant au rez-de-chaussée, je tente de lui conter notre dernière trouvaille du mieux que mon expertise limitée de l’univers informatique me le permet, préférant m’interrompre quand nous croisons des collègues ou lorsque l’un d’entre eux rejoint notre cabine au dernier moment. Plus je développe, plus je vois son visage se tendre. Arrivés enfin dans la cour intérieure dont le bitume sèche sous le premier rayon de soleil de la journée, et après avoir visité la cafeteria pour nous approvisionner en caféine, elle sort son paquet et me propose une tige que j’accepte. Une bouffée aspirée en chœur et je requiers son sentiment sur cette histoire. Elle hoche sa belle tête blonde avant de me rétorquer :

            — Ça mérite d’y jeter un œil, mais il faudra prendre quelques précautions. Nous ne pouvons pas brancher cette clé sur un des ordinateurs du commissariat sans savoir ce qu’elle a dans le ventre.

            — Alors comment procéder ?

            — C’est simple. On connecte directement un PC sur internet sans passer par notre réseau tout en utilisant des logiciels capables de générer une fausse adresse IP qu’on peut localiser au domicile de ta source. Comme ça, on limite tout risque d’intrusion.

            — Si tu le dis… C’est facile à réaliser ?

            — Oui, mais nous devrons avancer avec prudence. Ces types s’attendent à enrôler ton indic. Il est possible que ce périphérique contienne un virus caché leur permettant de le surveiller. Si on le relie à un de nos postes sans avoir effacé l’intégralité de sa mémoire, ils pourraient se rendre compte tout de suite qu’ils sont contactés par la police.

            — Ouah ! Ça foutrait tout en l’air !

            — C’est ça. C’est pourquoi je te propose un truc avant de commencer à trifouiller ces appareils. Nous devons recopier toutes les données de l’ordinateur de ton indic sur celui que nous utiliserons. Comme ça, ses recruteurs n’auront aucun moyen de savoir qu’ils ne communiquent pas avec la bonne personne.

            — Ingénieux…

            — Merci. Tu crois que ta source acceptera ?

            Je réfléchis tout en répondant aux saluts de trois collègues en bleu qui se dirigent vers la cafeteria.

            — Jusqu’à présent, il n’a fait aucune difficulté pour nous aider.

            — Ouais, mais là, on va pénétrer son intimité. On connaîtra tout de ses activités dématérialisées. Ça peut le rebuter.

            — On verra bien.

            Une bouffée de fumée aspirée et je pense à un plan de secours.

            — Est-il envisageable de le faire à son insu ?

            — Bien sûr, m’affranchit-elle en souriant. Ça s’appelle une perquisition électronique, mais l’opération suppose aussi le feu vert d’un magistrat.

            Je préfère rassembler plus d’éléments avant de mêler le parquet à nos combines. Jusque-là, nous avons les mains libres tout en limitant le nombre de personnes impliquées dans cette enquête, et j’aimerais en profiter pour avancer le plus loin possible avant de solliciter un procureur.

            — Bon, j’espère qu’il ne nous posera pas de soucis. Je le contacte et te tiens informée. Si ça marche, tu pourras libérer un collègue pour nous aider ?

            Elle grimace. Une petite moue charmante.

            — Mes ressources ne sont pas infinies. Quel niveau d’urgence, cette affaire ?

            — Gaudin a donné son accord pour qu’on tente d’en savoir plus sur cette organisation criminelle. Je pense que c’est du lourd. Je mettrais bien le paquet. Mais attention, comme j’ai dit au taulier, ces types sont arrivés à obtenir une carte de séjour via la préfecture. Ils disposent donc de moyens importants. Voilà pourquoi je préférerais restreindre le nombre de personnes impliquées pour éviter les fuites. À cette heure, et sans compter notre source, nous ne sommes que huit dans la confidence, toi y compris. Alors, si tu nous prêtes un agent, il faudra le briefer pour qu’il n’en réfère qu’à toi ou moi et qu’il s’engage à garder le secret. Ça serait bien aussi de l’isoler quand il se connectera à l’application criminelle.

            Claire me regarde en fronçant les sourcils.

            — Je vais mettre Damien sur le coup, affirme-t-elle. Il ne bosse au commissariat que depuis trois mois, mais il en connaît plus en informatique que nous tous réunis. Je lui dirai de te contacter dès qu’il dégotte quelque chose.

            — Merci, Claire,

            — Pas de quoi, on est là pour ça.

            Elle réfléchit.

            — Maintenant, passe-moi la clé et le boitier qui génère des codes…

            — Ah oui ! réagis-je, m’empressant de sortir les deux appareils de ma veste pour les lui confier.

            Après avoir vidé son café d’un trait, elle inhale une ultime taffe et je l’imite. Notre échange va s’achever en même temps que nos cigarettes. Les mégots jetés dans les bacs réservés à cet effet, elle s’enquit :

            — Et l’affaire Dedieu ?

            — Pratiquement bouclée, sauf surprise de dernière minute. Le fils Canillac est écroué.

            — C’est du délire, cette histoire, non ?

            — Ouaip. J’aimerais pas être à la place de son père…

            — Je sais pas comment il pourra s’en relever, surtout avec le métier qu’il exerce.

            — Ça doit être dur. D’autant plus que l’enquête peut rejaillir sur lui à cause du Glock.

            — Je me demande ce qui lui est passé par la tête pour faire une connerie pareille.

            Je baisse les yeux, conscient que cette question me taraude également depuis un moment.

            — Le sentiment d’impunité ? lui proposé-je, à peine convaincu par mes mots.

            — Comment ça ?

            — Eh bien, tu sais ce que c’est. On fait des trucs tous les jours et parfois nos repères se brouillent. L’occasion s’est peut-être présentée et il en a profité en étant persuadé que personne n’en saurait jamais rien. Du reste, si l’arme n’était pas réapparue dans un crime, ça aurait été le cas.

            — Mais son fils a déraillé.

            — Faut croire.

            En évoquant ce sujet, la discussion me rappelle un point que le service de Claire devait éclaircir.

            — Au fait, vous avez pu fouiller les entrailles du PC de Guilhem Canillac ?

            — Oui. Estelle est passée ce matin pour me le demander. J’ai chargé Damien de regarder et il a déniché quelques informations qui vont vous plaire.

            — À savoir ?

            — Il furetait encore quand je suis sortie du labo, mais il a déjà découvert que le gamin participait régulièrement à des forums de la communauté homosexuelle. Il visionnait aussi des films pornos gays en streaming.

            Une pierre de plus dans la construction de sa culpabilité. Je pense un instant à Moki qui, le premier, a songé à cette hypothèse, en louant sa sagacité et en me réjouissant de le compter dans mon groupe d’enquêteurs. Nous tenons là des indices qui pourront nous servir à définir le mobile du suspect, la jalousie, doublée de la peur tirée de son incapacité à assumer sa sexualité. Même sans preuve, nous pouvons à présent avancer une théorie selon laquelle il avait confié ses sentiments à Aymeric Dedieu pour se voir repoussé ou bien pire, moqué par son ami qui l’avait peut-être également menacé de tout raconter à leur réseau de connaissances communes. Ce n’est pas bien solide, mais je suis prêt à m’en contenter pour l’instant.

            — Sinon, ça va un peu mieux qu’en début de semaine ? me demande Claire, me raccrochant au présent.

            Je baisse les yeux, un peu honteux. Et encore en colère. Je ne supporte pas l’idée de Sophie dans les bras d’un autre, étrange impression éprouvée devant celle qui a enflammé mes fantasmes quelques mois plus tôt, et qui ne me laisse toujours pas indifférent. D’un autre côté, je ne peux omettre une émotion opposée, l’enthousiasme ressenti à la perspective de passer une prochaine soirée en compagnie de Marion Salois. Mais je me vois mal avouer tout ça à ma collègue.

            — Je pense que j’arrive à sortir la tête de l’eau, bafouillé-je en remarquant qu’un épais nuage noir vient de débouler dans le carré de ciel bleu.

            — Vous avez pu avoir une discussion ?

            — Pas vraiment. Juste quelques mots échangés sur le pas de la porte. Ils m’ont paru moins agressifs qu’à l’accoutumée.

            — C’est déjà ça, non ?

            — Je vais m’en contenter.

            Je pourrais lui confier qu’un type a dû déjà réchauffer ma place dans le lit conjugal, mais je préfère m’abstenir.

            — En tout cas, tu sais où me trouver si t’as besoin de bavarder.

            — OK, merci.

            Alors que nous regagnons l’intérieur du bâtiment, mon mobile s’excite contre mon torse en interprétant la musique du Parrain. Je la laisse s’éloigner vers l’ascenseur et m’empresse de répondre.

            — Bon alors, tu fais quoi ? râle Serge, deux étages plus hauts.

            — J’arrive.

            — Toujours en train de fureter avec notre belle scientifique, hein ?

            — Juste discuter…

            — En sirotant un café tout en se faisant dorer la pilule.

            — C’est pas bien de m’espionner.

            — Faut dire que tu ne te caches pas vraiment. La cour de la taule…

            — On parlait boulot.

            — C’est ça… Et puis, on s’en fout, hein ? T’as bien droit à décompresser, mon gars.

            — Claire n’est pas célibataire.

            — Et alors ?            

Je raccroche, méditant sur la difficulté de vivre dans un monde peuplé de types comme Serge.


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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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