La Brigade des Crimes Parfaits – Chap.30&31


Jeudi 9 avril, 8 h 38

            Passé la porte de la grande salle de réunion du second, je vois Jessica et Moki qui discutent en sirotant leurs cafés, assis autour des deux tables accolées au milieu de la pièce. Je les salue d’un geste doublé d’un sourire qu’ils ne rechignent pas à me retourner, puis m’installe à la droite de la jeune femme en posant gobelet, smartphone et cahier de notes sur la surface mélaminée. Ça fait longtemps que je ne me suis pas senti aussi bien. La veille, après mon excursion au centre culturel des Mazades, le cœur léger et ne sachant pas trop si ce sentiment résultait de l’opportunité de relancer l’enquête sur les Cagoulés ou de la perspective d’une nouvelle rencontre avec Marion Salois, les deux se mélangeant dans ma tête sans que je souhaite d’ailleurs trop les départager, j’avais néanmoins réussi à me motiver pour écrire le mail à l’intention de la mère de mes filles. Elle pourrait ainsi demander à un de ses collègues de préparer le faux certificat d’arrêt de travail, mais également, l’idée s’étant imposée lors de sa rédaction, ouvrir un dossier médical complet relatant les blessures du syndicaliste pour parfaire notre mystification. Ma liste évoquait un traumatisme crânien, une fracture du bras et diverses contusions. Une fois cette tâche accomplie, je n’avais pas tardé à regagner mon lit et, pour la première fois depuis des mois, le sommeil m’avait happé en quelques secondes pour ne m’échouer sur les rives de la conscience qu’après la sonnerie du réveil. Je mesure aujourd’hui les effets de cette nuit de repos dans la moindre cellule de mon corps qui la savoure comme le plus précieux des nectars.

            — Vous avez vu ? m’interroge Moki, en faisant glisser son smartphone devant sa jeune coéquipière.

            L’appareil s’immobilise contre mon cahier.

            — C’est quoi ? je lui demande, les yeux déjà rivés à l’écran.

            — Un second article de La Dépêche sur l’affaire Dedieu.

            Rien de surprenant. Je le consulte. Intitulé « Un fils de procureur sous les verrous », le papier reprend essentiellement les informations que nous avons envoyées à la presse un jour plus tôt. Je note cependant qu’il rappelle aussi les ennuis judiciaires de notre suspect en 2003, à cause du suicide d’une adolescente. Alors que j’en lis les dernières phrases, Estelle pénètre dans la pièce en compagnie de Manu et Serge. Les trois nous saluent et rejoignent les places libres. Il est temps de commencer.

            — Bonjour à tous, déclaré-je à la ronde. Je souhaitais d’abord féliciter toute l’équipe pour l’opération d’hier qui a été parfaitement exécutée.

            J’attends que mes mots imprègnent bien tous les cerveaux avant de poursuivre.

            — Pour résumer, nous avons réussi à contacter Jacques Tillier en toute discrétion, puis nous sommes parvenus à le convaincre de nous aider, ce qui n’était pas joué d’avance compte tenu de sa relation tumultueuse avec la police. Néanmoins, il a très vite compris où résidait son intérêt, la collaboration que nous lui proposons pouvant nous permettre de débusquer et punir ceux qui veulent le réduire au silence. Bref, après avoir prévenu son épouse, il a passé la nuit au poste et se trouve toujours à l’isolement dans nos locaux. Comme prévu, nous mandaterons une ambulance en fin d’après-midi pour qu’il puisse regagner son domicile. Nous devons à présent préparer la suite.

            Je regarde Estelle avant de lui demander :

            — As-tu appelé sa femme pour vérifier qu’elle a bien averti BAT-OC 31 ?

            — Oui. Je viens de le faire et elle me l’a confirmé.

            — Son sentiment ?

            — Elle n’a parlé qu’à une secrétaire et n’a donc rien remarqué de suspect. Cette employée a juste été choquée d’apprendre qu’un salarié avait été agressé. Du coup, la conversation ne s’est pas éternisée, mais madame Tillier a quand même réussi à placer la phrase convenue. Si je me souviens bien, elle a dit qu’elle espérait que l’entreprise n’ait rien à voir avec tout ça.

            — Très bien. Ça devrait vite faire le tour des bureaux.

            — Et justifier notre prochaine visite, rebondit Estelle. À ce sujet, comment souhaites-tu procéder ?

            — Je me rendrai avec Serge dans leurs locaux. Ça serait bien aussi d’aller interroger ses collègues de chantier, à Saint-Cyprien. Jessica et Moki, vous pouvez vous en charger ?

            Les deux échangent un regard avant d’acquiescer d’un signe de tête coordonné. J’avale une petite gorgée de café.

            — Vous avez compris, il s’agit d’opérer comme d’habitude, sans nous bercer d’illusions sur notre capacité à rassembler des preuves contre un des cadres de cette boite. Si le commanditaire se cache parmi eux, et ça parait être à cette heure l’hypothèse la plus probable, il aura pris soin de bénéficier d’un alibi en béton tout en effaçant la moindre trace susceptible de nous mener jusqu’à lui. Bref, nous devons juste peindre un tableau réaliste de cette société en mettant un nom dans toutes les cases de l’organigramme, puis associer le plus d’informations possible à ces gens, en concentrant plutôt nos efforts pour en récolter sur les membres de la chaîne hiérarchique.

            À part Serge, les autres noircissent leur cahier respectif. Estelle relève les yeux en premier.

            — Et on fait comment pour débusquer les complices ?

            — On va remonter une piste différente, celle du réfugié irakien qui devait agresser Tillier. D’après lui, ils ne devraient pas tarder à se manifester de nouveau.

            — Doit-on le placer sous surveillance ? s’enquit Jessica.

            Je secoue la tête.

            — J’y ai pensé, mais je ne préfère pas. Même en prenant un maximum de précautions, nous risquerions d’être repérés. S’ils veulent le recruter, ils seront bien obligés de lui fournir des renseignements qu’il nous suffira d’exploiter. Je lui ai déjà demandé de m’appeler dès qu’ils lui donneront des nouvelles.

            — Et si c’était du flan ? réagit Moki en s’adossant à son fauteuil, ses bras puissants passés derrière sa nuque.

            — Comment ça ?

            — Eh bien, as-tu envisagé qu’ils ne le contactent plus après avoir obtenu de lui ce qu’ils souhaitaient ?

            Je soupire.

            — Possible. Mais dans ce cas-là, une surveillance rapprochée ne nous avancerait pas plus.

            Je fronce les sourcils.

            — Quelque chose me dit qu’ils vont se manifester. Toute organisation cherche à accroitre son pouvoir et celle-là a déployé pas mal d’efforts pour n’en attendre qu’une simple rétorsion.

            — Ouais, réplique le colosse. Sauf s’ils préfèrent ne prendre aucun risque.

            J’espère qu’il a tort, faute de quoi nous fonçons tout droit dans une voie sans issue. Mais mon instinct me souffle le contraire et je l’exprime.

            — Quels risques prendraient-ils ?

            — Juste qu’Al-Askari les donne, m’objecte le jeune lieutenant. D’ailleurs, c’est ce qu’il a fait…

            — Peut-être, mais ils ne peuvent pas s’en douter, à moins d’avoir merdé quelque part. Si c’est pas le cas, n’oublie pas qu’ils pensent à cette heure que notre réfugié a agressé un homme pour eux. N’est-ce pas là un puissant moyen de s’assurer sa fidélité ? Car ils le tiennent. Ils savent qu’il est coupable et ils ne se priveront pas de le lui rappeler au moment opportun, pour le contrôler.

            Moki mord son stylo Bic, les sourcils froncés. Comme il ne trouve rien de plus à m’opposer, je considère que je viens de le convaincre.

            — Bon, c’est tout de mon côté, du moins pour ce dossier. Vous avez quelque chose à ajouter ?

            Personne ne se manifestant, je décide d’enchaîner.

            — Alors parlons de l’affaire Dedieu. Même si le jeune Canillac croupit en cellule, nous devons encore vérifier quelques points. L’organisation du petit numéro avec le syndicaliste nous a bien occupés hier, mais je souhaiterais qu’Estelle et Manu se dégagent du temps aujourd’hui pour avancer.

            — Tu songes à quoi ? demande l’homme du couple.

            — Par ordre de propriété, nous devons d’abord recontacter la juge d’instruction pour qu’elle rédige une commission rogatoire nous autorisant à consulter le registre des mouvements de scellés tenu par le service du greffe. Ça nous permettrait de progresser sur l’histoire du Glock.

            — On s’en charge, fait Manu. Autre chose ?

            — Oui. Tant qu’elle y est, Lafargue pourrait ordonner la saisie des bandes de l’appel téléphonique que Canillac a passé au 15. Il serait intéressant d’écouter cette conversation, et voir à quel point notre suspect joue bien la comédie.

            — C’est noté, précise Estelle.

            Elle relève le menton et plonge son regard dans le mien. Ses sourcils se froncent.

            — Je crois que nous devons consolider nos arguments concernant son mobile, pense-t-elle tout haut. C’est quand même le point faible de notre théorie.

            J’entends un soupir du côté de Serge. Fallait bien que ça arrive.

            — On ne se prend pas la tête pour rien, là ? maugrée-t-il.

            — On en a déjà parlé… je lui rétorque.

            — Ouais, mais moi je dis que ce dossier est bouclé, même si on n’explique pas encore totalement pourquoi ce petit enfoiré a plombé son copain. Avec la liste de preuves qu’on va sortir aux jurés, pas un ne se risquera à parier sur son innocence.

            Je sais qu’il a raison, mais il m’est impossible de laisser courir pour autant. En tout cas pas tant que je n’ai pas répondu à toutes les questions et, en l’espèce, il n’en reste que trop.

            — Serge, nous connaissons ton sentiment. Et note bien que je ne t’ai pas proposé de continuer à fureter dans l’affaire Dedieu, alors je me demande bien pourquoi tu râles…

            Mon coéquipier se renfrogne sur sa chaise, les yeux braqués vers la table. Dommage pour la suite de la journée. Quand il se met dans cet état, il est capable de pester pendant des heures. C’est son côté ado éternel.

            — Tu pensais à quelque chose, Estelle ? tenté-je, pour relancer la conversation.

            — En relisant mes notes, j’ai vu qu’on avait sollicité la Scientifique pour analyser l’ordinateur de Canillac. On attend encore.

            — Ils sont débordés, explique Manu. Ils ont fait passer l’essentiel en haut de la pile et doivent considérer que le reste peut patienter, d’autant plus qu’ils savent certainement que notre suspect a été écroué.

            — On les comprend ! éructe Serge.

            Je lui décoche un regard noir, mais il ne s’en aperçoit même pas, ses yeux étant toujours baissés.

            — Tu peux voir avec Claire ? je demande à Estelle.

            — Oui.

            — Autre chose ?

            Moki lève la main et je me dis que je n’aimerais pas trop être à la place du prochain qui la prendrait en pleine face. Quand je l’encourage d’un signe de tête, je remarque les vibrations de mon portable sur la table. Un SMS. Je parviens à me dominer pour ne pas le consulter et maintenir ma concentration sur mon jeune collègue.

            — Dans la même veine, fait celui-ci, je me rappelle une idée que nous n’avons pas eu le temps d’exploiter. Nous savons que Dedieu organisait régulièrement des fêtes avec des prostituées et il serait intéressant de les interroger sur le comportement sexuel de Guilhem Canillac.

            — Pertinent ! je réagis. Estelle, Manu, je pense que vous n’allez décidément pas chômer aujourd’hui.

            — C’est préférable, commente ma partenaire à la chevelure sanguine.

            — Il y a des vagues, ajoute son coéquipier. Alors, autant en profiter pour continuer à surfer, non ?

            Je reconnais bien là Manu et sa passion. Des photos d’océan déchainé agrémentent les cloisons de son bureau. Juste devant moi, mon mobile recommence à trembler.

            — OK ! dis-je en me levant, ma main déjà posée sur l’appareil. Chacun dispose de sa feuille de route. Bon courage à tous et, surtout, tenez-moi informé de vos progrès.

            Le bruit du raclement des pieds de cinq chaises contre le carrelage emplit la pièce pendant que je caresse l’écran de mon smartphone. Le premier message a été envoyé par Sophie. Sacrifiant les politesses d’usage, il va droit au but. Il fait : « Documents prêts. Passe au service et demande Romain Louvel. » Pas de bisous. Ma gorge se serre même si j’ai conscience que le contraire aurait été surprenant, surtout au regard de nos échanges récents, hormis le dernier sur la porte de notre ancien foyer. Puis je me rappelle de la scène qui avait douché mes espoirs juste après, quand je l’avais quittée pour apercevoir ce type aux cheveux roux dans la rue. Je déglutis et ferme les yeux, agressé par des images indécentes.

            — Alors, fait Serge derrière moi. On se bouge ou quoi ?

            Je me retourne pour le voir dans l’encadrement. Ce n’est pas toujours le cas, mais là, j’apprécie sa présence qui vient chasser l’objet de mon tourment.

            — Ça va pas ? me demande-t-il.

            — C’est compliqué.

            — Sophie ?

            — Qui d’autre ? Tu m’excuses quelques secondes, il faut que je lui réponde. Je te rejoins au bureau.

            — Pas de problème.

            Il disparaît et je reporte mon attention sur l’appareil. Après un temps d’hésitation, je décide d’écrire un simple merci et passe au SMS suivant. En identifiant son rédacteur, j’éprouve le besoin de reposer mes fesses sur la chaise. Marion Salois. Son visage souriant perlé de taches de rousseur s’impose comme le remède idéal à ma crise de jalousie. Vraiment charmant. Je suis content qu’elle ait pris l’initiative de me recontacter. Puis je prends conscience que mon sentiment ne se nourrit pas exclusivement de la satisfaction que je pourrais ressentir à l’idée d’obtenir des informations nouvelles sur un des types responsables de mon dernier séjour dans un bloc opératoire.

            Faut que je me ressaisisse, pensé-je, en ouvrant le message.

            Il est libellé ainsi : « Hello Victor ! C’était vraiment sympa, hier. Et encore merci de votre aide ! Vous m’avez vraiment sorti une épine du pied, si je puis dire… 😉 Toujours partant pour un verre ? »

            Mes battements cardiaques interprètent une partition trop rapide pour ne pas achever de m’inquiéter. Cette jeune femme ne m’est pas indifférente, c’est évident, alors même que je l’ai abordée sous un faux nom dans le but unique d’obtenir des renseignements à son insu. Je joue avec le feu. Mais ça ne m’empêche pas de lui répondre : « Plus que jamais. Dites-moi quand. »

            Le message envoyé, je me dirige vers la porte de la salle avec mon mobile à la main. Je me fige en le sentant frémir. L’histoire s’accélère.

            « Pourquoi pas demain soir ? » me propose-t-elle.

            Oui, pourquoi pas ? Rien ne s’y oppose en ce qui me concerne, du moins si les deux autres affaires qui m’occupent ne chargent pas mon planning au dernier moment. Je me dis que je serais toujours à temps de la prévenir si c’est le cas. Je rédige : « Vous pourrez vous libérer, avec votre gamin ? »

            Cette fois, je ne bouge pas d’un pouce, conscient que la réponse ne tarderait pas. Des collègues passent devant moi, dans le couloir. La belle ne me déçoit pas. Elle écrit : « Pas de soucis de côté-là. J’ai une mère compréhensive. On se dit quand et où ? »

            La colle… Je ne suis revenu à Toulouse que depuis quelques mois après des années d’exil et je n’ai pas vraiment eu l’occasion, ni peut-être l’envie, de réactualiser mes connaissances sur les sorties en vogue. Comme je n’ai pas le temps d’interroger mes collègues plus jeunes, j’opte pour un lieu que j’appréciais en espérant qu’il existe encore : « Un latino, ça vous dit ? Le Puerto Habana, à vingt et une heures ? »

            Je ne peux m’empêcher de me sentir coupable après avoir appuyé sur la touche envoi. D’une part, cet endroit était d’abord apprécié par Sophie qui aimait y déguster du rhum quand nous étions étudiants et, d’autre part, je flirte avec une femme de dix ans ma cadette alors que je viens d’échanger des SMS avec la mère de mes filles. Je me penche en avant pour regarder dans le couloir. Jessica et Moki pénètrent dans un ascenseur pendant que Claire Saint-André, la responsable du service scientifique, m’offre le spectacle d’un déhanchement troublant en s’éloignant vers le bureau du commissaire.

            « Bon choix ! Vous m’accorderez bien une danse ? 😊 », me demande-t-elle.

            « Promis ! À demain soir, Marion. », je lui réponds, rangeant cette fois l’appareil dans la poche arrière de mon jean. En me tournant vers ma porte, je réalise que Serge m’attend dans l’embrasure, les bras croisés.

9 h 55

            Serge préfère m’attendre dans la voiture et je ne m’en plains pas. Le supporter du commissariat jusqu’au sommet de la colline de Rangueil a été déjà bien assez pénible. Jouant du volant en boucher, il n’a pas daigné décrocher les mâchoires pendant qu’il slalomait dans le trafic encore chargé de ce début de journée. En inconditionnel du gyrophare, il a garé notre Ford Focus banalisée juste devant le service des urgences sans éprouver la nécessité d’éteindre la lumière bleue qui tournoyait au-dessus de l’habitacle.

            Aidé par l’épaisse couverture nuageuse, le faisceau se reflète sur les bâtiments alentour et attire les regards des quelques badauds déambulant sur l’esplanade, une communauté d’individus composée de patients rêvant d’évasion, de visiteurs pressés et de soignants profitant d’une pause dans un emploi du temps à rallonge. La majorité d’entre eux marinent en consumant des cigarettes, se demandant certainement pourquoi la police vient de débouler.

            Bravo pour la discrétion.

            Excédé, j’ai renoncé à exprimer ma pensée et mes reproches, redoutant sa réponse et préférant préserver mon énergie pour la consacrer à des tâches plus essentielles, dont celle m’amenant jusque-là. Tout en charriant la culpabilité d’un père démissionnaire, je pénètre dans l’immense complexe hospitalier par les portes vitrées permettant d’accéder aux urgences et gagne la salle d’attente bondée de malheureux. J’évite de poser la moindre question aux professionnels débordés qui virevoltent d’une souffrance à une autre, puis trouve sans peine mon chemin dans l’entrelacs de couloirs saturés de lits roulants occupés, suivant un itinéraire déjà arpenté lors de mes virées précédentes. Mon objectif est de rejoindre les collègues de Sophie, côté service administratif. En entrant dans la pièce qui accueille deux bureaux accaparés par autant de femmes d’âge mûr, je reconnais la plus proche sans parvenir à me rappeler son nom, une brune apprêtée dont les formes généreuses s’évertuent à ne pas s’échapper de sa blouse blanche de rigueur.

            — Bonjour, lui dis-je, en accrochant ses yeux.

            Je devine, après une courte hésitation, qu’elle réussit finalement à me remettre.

            — Bonjour, finit-elle par me répondre, les sourcils froncés. Je ne connais pas la raison de votre venue, mais Sophie ne travaille pas aujourd’hui…

            — Je sais. C’est elle qui m’a demandé de passer. Je cherche Romain Louvel. Il doit me donner un document.

            Mon interlocutrice me lance un regard étonné avant de hocher la tête. En face d’elle, sa collègue arrête de violenter le clavier de son ordinateur pour m’envisager de la tête aux pieds.

            — Je ne suis pas informée, fait la plus loquace des deux. Le docteur Louvel n’a rien laissé à votre intention.

            — Vous pouvez l’appeler ?

            — Attendez là. Je vous le ramène, s’il est disponible.

            La fonctionnaire sort bientôt de la pièce et sa partenaire, une petite femme nerveuse aux cheveux blonds, reporte son attention sur son écran. Un peu gêné, je m’empare de mon portable et consulte ma messagerie, un peu déçu de ne pas repérer en haut de la liste le nom de Marion Salois. En revanche, je vois un SMS d’Estelle m’apprenant que la juge d’instruction vient d’accepter nos requêtes concernant le Glock et l’enregistrement du coup de fil passé au 15.

            Satisfait, je relève les yeux pour assister au retour de la secrétaire au maintien élégant. Quand elle s’écarte de l’embrasure, j’aperçois l’homme qui la suit et le reconnait au premier regard. Grand, athlétique, et surtout, caractère qui me rappelle le sentiment éprouvé à la vue de la mygale de Claire dans le vivarium qui lui sert de table basse, une tignasse couleur d’agrume. Je déglutis. Le médecin ne semble pas remarquer mon trouble et s’avance vers moi, le bras tendu. Des idées contradictoires se bousculent. D’abord le désir de le frapper, comme une réplique de la secousse qui m’a ébranlée quand j’ai espionné son arrivée devant la porte de mon ancien appartement, puis la prise de conscience que je suis la victime d’une machination instiguée par Sophie pour m’endetter vis-à-vis de celui qui squatte mon lit, et enfin le constat déroutant que la jeune femme avec qui je dois sortir prochainement présente la même teinte capillaire que ce type, comme si le destin s’amusait avec nous. Sans vraiment le décider, ma main rejoint la sienne.

            — Enchanté, fait le médecin, le visage impassible.

            L’homme ne fanfaronne pas et c’est tant mieux, car au premier sourire éclairant ses traits, je ne réponds plus de rien. Il faut que je me ressaisisse. Je déglutis.

            — À qui ai-je l’honneur ? parviens-je à articuler, la bouche sèche.

            — Romain Louvel. Je suis un collègue de votre femme.

            Je pense : si tu pouvais n’être que ça…

            À côté de mon interlocuteur, je remarque la secrétaire qui se décompose comme si elle assistait au débarquement d’une délégation martienne. Son attitude ne peut que conforter mes soupçons. Je soupire, en manque d’air.

            — Tenez, ajoute-t-il, en me tendant une chemise. Sophie m’a prévenu ce matin et j’ai pu m’isoler un instant pour rédiger le certificat.

            C’est trop aimable ! crie une voix dans mon crâne. Tu sais où tu peux te le fourrer, ton dossier ?

            Mes mâchoires se crispent en tentant de la chasser. Une autre me murmure de prendre les documents avant de déguerpir. Je parviens à sourire pendant que je les agrippe.

            — Eh bien, maugréé-je, je crois qu’il faut que je vous remercie.

            — Pas de quoi.

            — Non, vraiment. Ça va vraiment nous aider. Et puis, ma requête n’est vraiment pas habituelle, et j’aurais compris qu’elle vous place dans l’embarras. Mais Sophie a su trouver les arguments pour vous convaincre.

            Mon interlocuteur blêmit. Définitivement remis du premier moment de surprise, mon regard s’arrime au sien et l’urgentiste finit par flancher, ses yeux s’échappant vers le sol.

            — Évidemment, je compte sur vous pour lui exprimer toute ma gratitude, précisé-je. Dites-lui bien que cette petite visite m’a comblé. Maintenant, vous m’excuserez, mais mon devoir m’appelle et je pense qu’il en est de même pour vous.

            — Bien sûr, pardon, bafouille le médecin en s’écartant de la porte.

            — Il faudra bien plus que ces documents pour cela, murmuré-je assez fort pour qu’il puisse entendre, tout en m’engouffrant dans l’embrasure.

            Une fois dans le couloir, je ne demande pas mon reste, conscient que je ne parviendrais jamais à soutenir une conversation normale avec cet homme, en tout cas pas aujourd’hui.

            Je rejoins Serge dans la voiture sans décrocher un mot. Celui-ci ne s’en offusque pas et démarre dans la foulée. Il connait notre prochaine destination. L’esprit torturé, je ne me formalise pas de la conduite nerveuse de mon coéquipier qui abuse encore du gyrophare pour remonter les files de véhicules, brûle deux feux rouges en faisant sonner la sirène et retrouve finalement le périphérique sur lequel les bouchons du début de matinée sont en train de se résorber.

            La gorge nouée, je déprime en contemplant la grisaille du paysage urbain accentuée par la pluie. Je n’en reviens toujours pas que Sophie m’ait joué ce sale tour. Je ne la reconnais pas, comme si la femme avec qui j’ai passé les quinze dernières années s’était brusquement métamorphosée en une étrangère. À moins que je ne me sois fourvoyé depuis l’origine, me mentant en lui attribuant des qualités qui n’existaient pas ? Comment a-t-elle pu me faire ça ? Organiser une entrevue avec son amant et s’arranger pour que je sois son obligé. Je juge sa combine machiavélique et sens monter une colère sourde de mes entrailles.

            — Alors ? fait Serge. T’as récupéré le certificat ?

            — Oui.

            Silence.

            Puis je pense soudain que Sophie ne sait pas que j’ai repéré le petit manège de son visiteur du soir. Elle ne doit donc pas souhaiter me torturer en m’envoyant à sa rencontre, peut-être juste profiter de l’occasion pour me présenter ce type avant de me dire, dans un second temps, qu’elle le fréquente. Certes, la manœuvre parait beaucoup moins sadique vue sous cet angle, mais cette hypothèse ne parvient pas à me consoler.

            — Qu’est-ce que t’as ? maugrée mon coéquipier qui file sur la file de gauche à une vitesse indécente.

            — Rien.

            — OK.

            D’autres auraient continué à me questionner sous prétexte de me remonter le moral, mais pas Serge. Et là, tout de suite, je lui en suis reconnaissant.

            Le trajet se poursuit dans cette ambiance monacale et je ne réussis à chasser ma déprime que lorsque mon collègue quitte l’avenue de Larrieu pour pénétrer dans un parking privé. L’endroit se situe dans une zone industrielle accolée à la voie rapide qui dessert le sud du département.

            En sortant de l’habitacle, je bénéficie d’un meilleur point de vue sur l’immense entrepôt aux cloisons métalliques dont le fronton porte fièrement le nom de la société BAT-OC 31. Nous laissons sur notre gauche une grande ouverture donnant sur une aire de stockage de matériaux de construction pour nous diriger vers ce que nous estimons être un service administratif. Passés une porte vitrée, nous gagnons un hall équipé de quelques chaises pliantes entourant une table basse recouverte de revues immobilières. Une banque d’accueil délimite cet espace et une jeune femme avenante, brune, les cheveux attachés en chignon, arrache ses yeux de l’écran de son ordinateur pour les poser sur nous, un large sourire aux lèvres.

            — Bonjour, messieurs, nous salue-t-elle. Puis-je vous renseigner ?

            — Police, je lui réponds. Nous aimerions parler à votre patron.

            Son visage blêmit alors que je sors ma carte tricolore. Serge fait de même à mes côtés.

            — Puis-je vous demander la raison de votre visite ? nous interroge-t-elle.

            — Nous le lui expliquerons. Est-il ici ?

            L’employée hoche la tête, hésitante et démunie face à cette situation inédite.

            — Attendez, nous prie-t-elle en se levant. Je vais vérifier.

            — Parce que vous ne le savez pas ? ironise Serge.

            Elle soupire en posant les mains sur ses hanches.

            — C’est bon, la rassuré-je. Allez-vous informer. Nous ne souhaitons pas vous mettre dans l’embarras.

            — Merci, me répond-elle, avant de se diriger vers une des deux portes de son bureau. Je ne serai pas longue.

            J’acquiesce d’un clignement de paupières, puis la vois disparaître dans un couloir avant que le vantail ne se referme derrière elle. Serge se place devant les fenêtres, méfiant, se tenant déjà prêt à intercepter le premier cravaté qui aurait la mauvaise idée de s’échapper des locaux par une sortie dérobée. Notre gars le prive de ce plaisir en déboulant à la suite de la secrétaire quelques secondes plus tard. Je le toise pendant qu’il contourne la banque d’accueil. La cinquantaine bien tassée, de ma taille, vêtu d’un costume gris élégant, la peau du visage bronzée comme s’il revenait d’une semaine à la montagne, l’homme nous révèle une dentition impeccable dans un sourire ravageur. Il tend sa main droite vers moi. Je ne rechigne pas à en serrer la paume.

            — Bonjour messieurs, fait-il. Marc Michelet, je suis le responsable de cette société. Que puis-je pour vous ?

            Il s’écarte déjà pour réitérer son geste avec Serge qui se plie aux convenances.

            — Enchanté, monsieur Michelet, je lui réponds. Victor Bussy, du SRPJ de Toulouse. Et voilà mon collègue, Serge Gayral. Pouvons-nous rejoindre votre bureau pour discuter ?

            — Mais bien sûr ! me rétorque-t-il. Veuillez me suivre.

            Nous l’accompagnons dans un couloir menant à plusieurs portes. Il pousse la dernière pour nous faire entrer dans une petite pièce recevant une armoire haute, trois chaises, dont la sienne, et une table supportant du matériel informatique et des piles de dossiers.

            — Je vous en prie, asseyez-vous, nous propose-t-il en contournant le plan de travail.

            Une fois tout le monde installé, je me décide à expliquer la raison de notre démarche :

            — Un de vos employés a été agressé hier, en fin d’après-midi, sur le chemin de son domicile.

            Il acquiesce d’un mouvement de tête.

            — Je l’ai appris ce matin, me rétorque-t-il. Sa femme a appelé pour nous prévenir de son absence.

            Rien de suspect dans son attitude. Je poursuis, ne le quittant pas des yeux :

            — Écoutez. Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Nous savons que cet individu est très impliqué dans le domaine syndical, qu’il a mené plusieurs grèves dans votre entreprise, et que vous ne devez donc pas le porter dans votre cœur.

            Mon interlocuteur secoue la tête avant de m’interrompre :

            — Je ne saisis que trop bien vos propos, mais je peux vous assurer que je n’ai rien à voir avec cette histoire. Que ce soit moi ou ma société.

            Il semble sincère, mais je n’oublie pas que ce type est rompu aux négociations qu’il doit assumer chaque jour dans l’intérêt de sa boite.

            — Que vous affirmiez le contraire nous aurait étonnés, lui rétorqué-je. Mais vu les circonstances, vous comprendrez que des vérifications s’imposent.

            L’homme se redresse sur sa chaise. Mes propos l’agacent et il parait bien plus tendu que lorsqu’il est venu nous accueillir.

            — Nous souhaiterions récupérer la liste de tous vos employés, précisé-je. Un organigramme serait idéal, avec aussi des informations telles que leur date d’embauche et leurs coordonnées. Vous pensez que c’est possible ?

            — C’est un peu gênant, réagit le patron en baissant les yeux.

            — Ça nous aiderait, insisté-je. Je ne vous incrimine pas, mais les activités de notre victime impliquent que nous enquêtions dans ce sens.

            Il soupire en fermant les paupières, soupesant certainement la pertinence d’appeler un de ses avocats. Quand il les rouvre, il nous demande :

            — Comment va-t-il ?

            — Il a morflé, intervient Serge. Contusions et fractures multiples. Il aurait pu y passer.

            Le malheureux se prend la tête des deux mains, les coudes appuyés sur son bureau. Il semble effondré.

            — C’est vraiment du délire, murmure-t-il. Il y a des soucis dans cette société, comme dans toutes, d’ailleurs, mais nous ne les réglons jamais par la violence…

            — Vous pensez quoi de Jacques Tillier ? le questionne mon coéquipier.

            Notre interlocuteur se redresse et hausse les épaules.

            — Je concède qu’il n’est pas mon employé préféré. Il nous pose beaucoup de difficultés avec son discours politisé qui refuse de tenir compte des réalités économiques. Mais si ce n’était que ça, ce ne serait pas bien grave. Le pire, c’est qu’il a un don pour s’attirer la sympathie de ses collègues. C’est un meneur qui parvient à mobiliser. Dommage qu’il sacrifie toute son énergie à des chimères…

            — Il est pourtant arrivé à obtenir des augmentations, remarque Serge.

            L’homme hoche la tête avant de rétorquer :

            — Peut-être, mais à quel prix ? Du coup, nous avons dû piocher dans notre trésorerie et reporter des investissements en matériels, ce qui pourrait bien nous être préjudiciable dans un futur proche.

            — Bref, ce type n’arrête pas de vous mettre des bâtons dans les roues, conclut Serge.

            — Je ne le nie pas ! Mais je le répète, nous n’avons rien à voir avec son agression ! Avec son caractère, il est bien capable de s’attirer seul des ennuis en dehors du travail. Vous savez, ces gars de la CGT ne sont pas des tendres, que ce soit entre eux ou avec les autres syndicats concurrents. Vous devriez aussi rechercher de ce côté.

            — Merci du conseil, je lui rétorque. Cela dit, vous ne nous avez pas répondu. Nous ne vous forçons à rien, mais nous avons besoin de votre aval pour pouvoir nous organiser.

            Le cadre scrute mon visage, conscient de la réalité de la menace pesant sur lui. Jusqu’à présent, notre visite ne lui est pas vraiment préjudiciable, mais qu’en serait-il s’il nous obligeait à appeler le ministère public pour obtenir ces informations ?

            — Oui, rebondit Serge, trop content d’en imposer à un patron. Dans le cas contraire, nous devrons revenir accompagnés d’une escouade de collègues en uniforme. Je doute que ça passe inaperçu.

            C’est malin d’évoquer l’implication probable des médias toujours friands de bonnes histoires.

            — OK, réagit Marc Michelet. On va s’arranger pour vous éviter toutes ces démarches. Donnez-moi votre adresse mail et on vous fait parvenir tout ça dans la journée.

            — Autant profiter de notre présence dans vos locaux, je lui réponds. Nous ne sommes pas pressés. Dites-le à votre secrétaire et je suis persuadé qu’elle pourra nous imprimer ces documents très vite.

            Mon interlocuteur déglutit, se recoiffe d’une main et s’empare du combiné de son téléphone. Il compose un numéro et je l’écoute relayer notre requête avant de raccrocher.

            — Parfait, commenté-je. Merci de votre aide.

            — C’est bien normal.

            Il prend une longue bouffée d’air conditionné.

            — Bon, ça sera tout ? s’inquiète-t-il d’une petite voix.

            — Nous avons presque terminé, entends-je Serge lui rétorquer, ne pouvant pas résister à me griller la priorité. Pouvez-vous nous indiquer ce que vous faisiez hier soir, aux alentours de dix-huit heures trente ?

            — Vous rigolez ?

            — Pas du tout.

            — Autant commencer par le sommet de la pyramide, ajouté-je.

            — Vous me pensez vraiment capable d’agresser un de mes salariés ?

            — Nous ne vous connaissons pas, constate Serge.

            — C’est du délire !

            — Allons, interviens-je. Répondez-nous, que nous puissions passer à autre chose.

            Le pauvre secoue la tête, désemparé. Il ne réfléchit pas bien longtemps.

            — J’étais ici même, dans ce bureau.

            — Quelqu’un vous a vu ? s’enquit mon coéquipier.

            — Oui. La jeune femme qui vous a accueillis, déjà. Elle finit sa journée dans ces eaux-là.

            — D’accord, concède Serge. Quelqu’un d’autre ?

            — Pour tout dire, j’ai également croisé des employés qui rapportaient du matériel au dépôt. Vous voulez leurs noms ?

            — Écrivez-les-nous sur un papier, je lui propose.

            Docile, il s’exécute puis nous considère.

            — Ah oui ! fait-il. Je me rappelle aussi avoir parlé avec Fabien Pochon, mon DRH. Et à Henri Talbot, le responsable de mon service financier.

            — Ça fait du monde, commente Serge.

            — Complétez votre liste, ajouté-je.                 Sa copie achevée, il se redresse et nous tend la feuille. Je m’en empare et, sans la regarder, je la plie pour la glisser dans une poche de mon caban. Je me relève et Serge m’imite, de même que notre hôte. Après avoir pris congé, nous patientons moins de cinq minutes à l’accueil avant que la secrétaire nous apporte une chemise cartonnée. Tout en vérifiant rapidement son contenu, je sens mon téléphone s’exciter contre mon torse. Quelqu’un cherche à me joindre. Je me demande s’il s’agit de Marion Salois. Poussés soudain par un sentiment d’urgence, nous saluons l’employée et sortons du bâtiment. Pendant que nous regagnons notre voiture, je ne peux résister à la curiosité de consulter ma messagerie. J’entends alors une voix que je reconnais tout de suite comme étant celle de Mahmod Al-Askari : « Rappelez-moi, dit-il. Ils viennent de me recontacter. »


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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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