La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 29


 

22 h 41

            Je sors du centre culturel des Mazades en premier et me dirige vers la Citroën C4 rouge de Marion Salois dont j’ai vérifié l’immatriculation dans le FNI l’après-midi même, juste après avoir rédigé et envoyé mon laïus sur l’affaire Dedieu au commissaire pour validation avant transmission à la presse. Le véhicule est garé dans la rue attenante, à une centaine de mètres de l’entrée du bâtiment. Je l’ai repéré en m’éclipsant de la répétition pour téléphoner à Sophie, une bonne heure plus tôt. J’en ai alors profité pour crever sa roue avant droite en enfonçant un morceau de tôle aiguisée dans le pneu à l’aide d’un marteau dissimulé dans mon sac. Une fois mon forfait accompli, je me suis éloigné pour me rapprocher du perron de l’édifice, me confectionnant une cigarette que j’ai fumée sur les marches en contactant mon ex. À l’écoute de la première sonnerie, je me rappelle m’être félicité d’avoir une raison de lui parler, redoutant à la seconde qu’elle laissât son répondeur filtrer ma tentative, puis finalement me réjouissant en entendant sa voix.

            — Oui, Victor ? s’enquit-elle, sans que je décèle la moindre pointe de lassitude dans son ton.

            — Bonsoir, Sophie. Excuse-moi de te déranger à cette heure, mais j’aurais besoin de tes compétences professionnelles.

            — Il y a un souci ? réagit-elle, soudain tendue.

            — Non, la rassurai-je, comprenant son inquiétude. Je vais bien.

            — Alors quoi ?

            — C’est pour le boulot.

            — Mais encore ?

            J’aspirai une taffe, comptant un peu sur la nicotine pour classer mes neurones dans le bon ordre.

            — Il faudrait que tu m’envoies un certificat d’arrêt de travail au nom de Jacques Tillier, lui expliquai-je. Et ça serait parfait que tu y apposes ta signature et le tampon du service des urgences.

            — C’est qui, ce type ?

            — Un ouvrier du bâtiment.

            — Il ne peut pas consulter son médecin ?

            — C’est compliqué. Pour tout te dire, nous avons appris qu’il allait bientôt être agressé et l’individu qui nous a rapporté ces informations est aussi celui qui doit le passer à tabac.

            — Et alors ?

            — Celui-là subit des pressions par des inconnus pour commettre ce forfait, continuai-je. Pour en savoir plus sur ces gens, nous avons convenu avec notre indic, mais également avec sa cible, ce Jacques Tillier, de simuler ces actes de violence. Ça nous permettra de tromper les voyous à moindres frais tout en nous arrangeant pour qu’ils accordent leur confiance à notre indic.

            Silence à l’autre bout des ondes. J’étais plutôt satisfait de mon petit résumé tout en étant lucide sur son potentiel déstabilisant.

            — Je vois, me répondit-elle. Tout ça me parait fort intéressant, mais il s’agit de la rédaction d’un faux.

            — J’en ai conscience. Je voulais d’abord t’en parler de vive voix, mais si tu es d’accord, je t’enverrai un mail qui exposera ma requête. Tu pourras l’utiliser pour justifier l’existence de ce certificat si quelqu’un te demande des comptes.

            Elle ricana avant de me lancer :

            — Je ne pense pas que ça soit aussi facile, Victor. Je sais que t’es policier, mais ça ne te donne pas tous les droits !

            Impossible de me leurrer sur ses sentiments. Ma démarche l’embarrassait et je la connaissais suffisamment pour comprendre qu’elle risquait de se braquer.

            — C’est bien pour ça que je te sollicite, lui rétorquai-je, sur mon ton le plus doux.

            Je soupirai avant de tenter un dernier argument :

            — En fait, on nage un peu en eau trouble. Nous enquêtons sur des faits qui n’ont pas encore été commis et dont les commanditaires nous semblent appartenir à un réseau. Je ne peux t’en dire plus, mais nous soupçonnons que ce groupe rassemble pas mal de membres, dont certains se cachent dans des administrations, et peut-être même dans la mienne. Bref, nous souhaitons en savoir plus avant de diffuser cette information et mettre en branle la machine judiciaire. C’est vrai, t’as raison, pour bien faire, nous aurions dû en parler au Parquet qui lui-même aurait pu demander à ta hiérarchie de rédiger ce faux document. Ça aurait fait beaucoup de monde dans la confidence, amoindrissant ainsi proportionnellement la sécurité de nos deux collaborateurs qui payeront comptant la moindre de nos erreurs. De plus, cette procédure implique un délai qui ne colle pas avec l’obligation pesant sur notre indic de passer à l’acte avant la fin de la semaine.

            J’avais épuisé mon stock d’arguments. En aspirant une longue bouffée de fumée, j’appréhendais son verdict qui ne tarda pas.

            — Très convaincant, murmura-t-elle. Mais t’as pas oublié quelque chose ?

            Je ne trouvais pas quoi. Dans la rue devant moi, trois jeunes arborant des looks de banlieue remontaient la file de voitures garées au bord du trottoir. Comme ils semblaient ne pas m’avoir remarqué, je redoutai un instant qu’ils en braquassent une en ma présence, me forçant à intervenir, puis me rassurai en voyant s’éloigner leurs démarches chaloupées.

            — Ce gars, Jacques Tillier, lui dis-je. Il est syndicaliste. Très engagé. Et c’est certainement la cause de son agression. Ils veulent le réduire au silence.

            J’attendis en écrasant le mégot sur le béton.

            — Je comprends mieux la détermination dont tu fais preuve, mais je ne songeais pas à ça.

            — Alors je cale.

            — Ça ne m’étonne pas…

            Qu’est-ce qu’elle pouvait être agaçante quand elle me faisait mariner ainsi !

            — OK, arrêtons de jouer, lui rétorquai-je. Explique-moi quel est le problème.

            — Je suis en congés, Victor.

            Mais bien sûr ! Et ça m’était totalement sorti de l’esprit. Pourtant, elle avait pris ces jours pour une raison qui me concernait autant qu’elle, la garde de mes deux filles en vacances scolaires. La honte m’étreignit, doublée de cette petite voix honnie qui me reprochait, à l’intérieur de ma boite crânienne, d’avoir oublié Carmen et Lucie dès que je les avais déposées chez leur mère.

            — C’est vrai, murmurai-je. Je suis vraiment désolé.

            — Je ne peux rédiger ce document sans risquer de le voir rejeter. Et dans tous les cas, je n’ai pas chez moi le tampon des urgences du CHU.

            S’imposa alors un silence gêné. Chacun de nous méditait dans son coin, mon esprit tentant désespérément de trouver une parade à ce revers quand celui de Sophie devait certainement blâmer mon inconséquence.

            — On peut s’arranger, me détrompa-t-elle pourtant, après une éternité.

            — Comment ça ?

            — Envoie-moi ce mail au plus tôt. Je demanderai à un collègue. Je pense qu’il sera d’accord.

            — Vraiment ?

            — Oui. Je te le confirmerai en réponse à ton message. Si tout se déroule au mieux, il te suffira de faire un tour demain à Rangueil pour aller le chercher, ton certificat.

            Je restai interdit le temps de formuler une idiotie.

            — Je ne sais pas quoi te dire…

            — Juste merci.

            — Alors merci.

            — Pas de quoi. Passe une bonne soirée, Victor.

            — Toi aussi, je t’embrasse.

            — Il ne faut quand même pas exagérer.

            Et elle avait raccroché. J’avais pris quelques secondes pour recouvrer mes esprits avant de retourner à l’intérieur du centre culturel, de nouveau concentré sur mon objectif le plus direct. À ce sujet, je franchissais les différentes étapes sans trop de difficultés. Il m’avait suffi de me pointer vers vingt heures, juste avant le début des répétitions, et d’attendre Arnaud Périllard, l’acteur professionnel qui leur prodiguait des cours et améliorait, par la même occasion, les revenus qu’il tirait de son statut d’intermittent du spectacle. De manière idéale – décidément, cette journée semblait s’achever aussi bien qu’elle avait commencée –, mon homme, dont j’avais repéré facilement l’identité grâce au profil Facebook de la jeune femme, se présenta en premier devant la façade vitrée du bâtiment datant des années soixante. J’aperçus d’abord sa petite silhouette nerveuse remontant la rue depuis la station de métro Barrière de Paris, la même que j’avais empruntée pour venir jusque-là. Vêtu d’un manteau sombre agrémenté d’une écharpe aux couleurs de la ville des violettes, étoffe fort élégante et qui se conciliait bien avec son rang d’artiste, il gravit les premières marches de l’escalier au sommet duquel je patientais et leva vers moi deux yeux noirs fichés dans un visage émacié mais charismatique, l’ensemble surmonté par une courte chevelure bouclée.

            Arrivé à ma hauteur, il s’immobilisa et me demanda si ma présence avait un rapport avec les répétitions de théâtre qu’il animait. Je le lui confirmais, expliquant que j’habitais non loin de là, dans le nouveau quartier Borderouge, ce qui était vrai, et que je souhaitais assister à une séance pour me faire une idée, et éventuellement m’engager avec eux dans cette aventure, ces dernières informations constituant un mensonge éhonté. Il s’en réjouit, bien sûr, et m’invita à entrer, me révélant qu’il se pointait chaque fois un peu avance pour organiser la soirée et que les autres acteurs n’allaient pas tarder à nous rejoindre. Je le suivis jusque dans une salle d’une cinquantaine de places comportant une petite scène, l’écoutant pendant le trajet me parler de la pièce qu’ils travaillaient déjà depuis quelques semaines, La controverse de Valladolid, de Jean-Claude Carrière. Le thème ne m’était pas étranger et j’avais l’impression d’avoir vu un film à ce sujet, mais je ne me rappelais pas qu’il s’agissait à l’origine d’un roman qui avait fait aussi l’objet d’une adaptation pour le théâtre. L’histoire racontait le débat qui, au XVIe siècle, scellerait à la fois le sort des Indiens d’Amérique et celui des Africains, en décidant ou non si les uns comme les autres possédaient une âme. Mon guide me proposa de m’installer au premier rang pour profiter du spectacle avant de s’éclipser en coulisse.

            Peu de temps après, je fus rejoint successivement par quatre personnes supplémentaires, dont une seule femme que je reconnus à sa courte tignasse rousse. Marion Salois. Elle était accompagnée d’un jeune homme enthousiaste, un brun aux cheveux longs attachés sur la nuque par un catogan noir, ainsi que de deux adultes plus âgés que moi, dont l’un gagnerait à modérer son appétit quand le second présentait une silhouette filiforme s’achevant dans une calvitie intégrale. Les acteurs ne m’accordèrent qu’une attention polie qui me rassura au moins sur un point : la compagne cachée du Cagoulé ne me remettait pas comme l’intrus qu’elle avait surpris en train de reluquer son intérieur.

            Sur les planches de la scène, ils discutaient en attendant leur professeur qui ne tarda pas à les retrouver. S’ensuivirent des salutations chaleureuses et une conversation qui se solda sur le constat de l’absence d’un élève, et non des moindres, s’agissant de celui qui était censé jouer le supérieur du couvent dominicain qui accueillait la controverse. Je déglutis en voyant débouler les soucis lorsque Arnaud Périllard se retourna vers la tribune pour me proposer de remplacer le bougre en me contentant de lire les répliques sur le feuillet qu’il lui restait en main, les autres ayant déjà été distribués aux membres de la troupe. Bien sûr, je commençais par me débiner, les boyaux essorés par le trac, mais je dus finalement céder à l’insistance de l’acteur professionnel qui enchainait les arguments en m’expliquant que je ne devais pas négliger le signe du destin, que l’occasion était belle, et que je me ferais ainsi une idée plus juste de l’expérience attendue en venant jusqu’ici. Ne souhaitant pas que mon attitude leur apparût suspecte, et notant aussi que ma gêne semblait charmer ma cible qui me gratifiait de regards compatissants, je montai bientôt sur les planches sous les applaudissements. Le professeur nous indiqua rapidement où nous placer, nous présenta la scène, conseilla chacun de nous sur le contexte et l’état d’esprit de notre personnage, avant de nous encourager à nous lancer.

            Je compris très vite que Marion Salois ne jouait pas un rôle féminin, mais celui de Las Casas, le jésuite qui défendait les Indiens. Voilà certainement la cause de sa coupe garçonne. Face à elle, Sépulvéda était interprété par l’individu qui nous dépassait tous d’une bonne tête, quand l’homme à la grosse bedaine se chargeait de ressusciter le légat du pape et le gamin revêtait les atours d’un colon venu des Amériques pour démontrer la sauvagerie des Indiens. Heureusement, mes répliques restaient limitées dans ce passage situé vers le dénouement du récit, mais je m’évertuais d’abord à les lire sans bafouiller, me réservant pour plus tard l’ambition de les agrémenter de l’intonation adéquate. Mon application ne m’empêcha pas néanmoins de profiter du spectacle donné par mes complices dans lequel j’appréciai particulièrement l’attitude de la jeune femme qui parvenait, d’après moi, mais peut-être que sa beauté n’était pas étrangère à mes sentiments, à insuffler une passion entrainante aux propos de l’apôtre des opprimés. Bref, alors que je pensais l’exercice pénible avant de m’y adonner, je me laissais finalement prendre au jeu pour éprouver même un certain plaisir à me transporter en leur compagnie dans ce moment historique. Exploitant une pause bienvenue au milieu du cours, je réussis à m’éclipser le temps de commettre mon petit forfait, puis appelai Sophie et m’empressai de les retrouver pour clôturer la séance.

            Quand Arnaud Périllard applaudit pour nous signaler sa conclusion, je n’avais pas conscience qu’il était aussi tard. Je participai un instant aux échanges censés faire le point sur nos prestations réciproques en ne me pressant pas, n’hésitant pas à souffler sur les braises de la conversation lorsque je sentais qu’elle risquait de s’éteindre. Comme espéré, le premier à s’excuser avant de partir fut le plus obèse d’entre nous, tout de suite imité par l’élève de sa génération. En ma compagnie, il ne restait plus que notre professeur, le gamin ambitieux et Marion Salois, la jeune femme finissant par nous informer, à regret d’après sa mine désolée, de sa décision de quitter les lieux. Elle nous salua puis tourna casaque. Je ne pouvais rêver mieux. La compagne cachée du Cagoulé passait à peine la porte de la salle que je pris congé des deux derniers en leur promettant de leur donner de mes nouvelles, puis je m’éclipsai à mon tour.

            Il me reste le plus difficile à accomplir, mais quelque chose me dit que c’est mon jour de chance et qu’il ne peut pas s’achever sur un échec. Cette partie de la cité ayant été urbanisée sur le tard comparativement aux siècles qui avaient modelé le centre-ville, la rue que je remonte longe une barre d’immeuble de cinq étages paraissant souffrir de nanisme à côté des mastodontes deux fois plus hauts qui la surplombent dans mon dos et sur ma gauche. La voie est éclairée par les lampadaires diffusant une lumière orangée. J’avance d’une foulée tranquille dans une atmosphère sèche doublée d’une température agréable pour la saison.

            Sans surprise, j’aperçois la jeune femme quelques mètres plus loin, accroupie à côté de sa voiture. Je presse le pas pour la rejoindre. Elle se relève en m’entendant et, dans la pénombre, je devine son visage se détendre quand elle me reconnaît. Je lui souris.

            — Un problème ? m’inquiété-je en m’immobilisant devant elle.

            — Plutôt, oui, me répond-elle en montrant le pneu dont la jante embrasse le bitume.

            — Laissez-moi faire, lui proposé-je.

            — Vraiment ? Ça ne vous dérange pas ?

            — Je ne manque pas de temps, ces derniers mois.

            — Eh bien, on peut dire que vous tombez bien ! Je ne sais même pas si j’ai une roue de secours…

            — Le contraire m’étonnerait.

            Je me baisse et aperçois le morceau de fer que j’ai planté dans le caoutchouc.

            — Regardez ! m’exclamai-je. Voilà le responsable de votre malheur.

            Elle le repère au bout de mon doigt.

            — Je me demande comment il s’est retrouvé là…

            — Il n’attendait plus que votre passage, à ce qu’il semble.

            — C’est bien ma veine ! Qu’est-ce que c’est ?

            — Difficile à dire. Vous interrogerez votre garagiste.

            — C’est pas vrai ! Il ne manquait plus que ça…

            — Vous êtes pressée ?

            Elle hausse les épaules.

            — Pas vraiment. J’ai un petit garçon, mais ma mère le garde jusqu’à demain, alors…

            — Bien, rétorqué-je. Vous n’allez donc perdre que quelques minutes de sommeil, le temps que je change cette roue.

            — Je ne sais même pas où se trouve celle de secours, pour vous dire à quel point je suis inadaptée à cette situation.

            — On ne peut pas exceller en tout. L’art dramatique et la mécanique.

            — Vous me charriez, là.

            Je me relève.

            — Pas du tout. Je dois vous avouer que votre prestation m’a enchanté.

            Ses sourcils se froncent juste avant qu’un sourire éclaire son visage. Charmant, vraiment. Je comprends pourquoi Evan Atkins nous a caché cette femme.

            — Eh bien, ces compliments me vont droit au cœur. Merci.

            — Je le pense.

            — Et vous, l’expérience vous a plu ?

            — Plutôt, oui. Un peu stressante au début, mais passées les premières répliques, ça m’a paru très stimulant. C’est un peu comme plaider à la barre.

            Tout en discutant, je contourne le véhicule pour rejoindre le siège conducteur. Installé derrière le volant, je serre le frein à main et passe une vitesse.

            — Vous êtes avocat ? rebondit-elle, alors qu’elle m’a suivi pour regarder ce que je fais.

            — Oui, lui rétorqué-je, un petit pincement au cœur en proférant ce mensonge à cette créature si charmante, puis trouvant du réconfort dans la noblesse de mes objectifs et me disant qu’il y a des chances pour que la même dissimule pas mal de choses à la justice.

            — Dans quel domaine ?

            — Pénaliste. J’aime bien les causes perdues.

            Elle digère l’information en silence. Je me demande si elle pense à son amoureux croupissant derrière les barreaux portugais quand je ressors de l’habitacle pour fureter sous le faux plancher de sa malle.

            — Je travaille pour le cabinet Mainville et Jolly, déclaré-je, en utilisant le nom de cette société connue sur Toulouse.

            Je la repère à sa place, accompagnée de tout le nécessaire pour procéder à l’échange. Je lui tends le cric et la clé alors que je me charge de la roue de secours pour la porter sur le trottoir, non loin de sa jumelle dégonflée.

            — Alors, à qui j’ai affaire ? reprend-elle. Mainville ou Jolly ?

            — Aucun des deux, malheureusement. Je ne suis qu’un modeste employé. Victor Chastain, pour vous servir.

            — Enchantée. Marion Salois.

            Les présentations achevées, je me concentre sur ma tâche qui ne me pose guère de difficultés, mais m’impose une légère dépense énergétique, surtout pour débloquer les quatre vis. Respectueuse de mes efforts, la jeune femme garde les lèvres closes le plus souvent et ne les entrouvre que pour me gratifier de quelques encouragements polis. La chose est finalement assez vite réglée et les seules traces qui restent de mon forfait s’incarnent dans le cambouis qui macule mes mains. Réalisant mon embarras, la demoiselle que je viens de secourir s’empresse de s’emparer d’une boite de Kleenex dans laquelle je pioche sans vergogne pour un résultat bien décevant.

            — Vous êtes propre, constate-t-elle. Je suis vraiment désolée.

            — Rien de grave, je n’habite pas loin.

            — Eh bien, encore merci.

            — Avec plaisir, Marion.

            Je regarde ma montre, hésitant un instant à concrétiser la suite de mon plan.

            — Quelle heure est-il ? me demande-t-elle.

            — Un peu plus de vingt-trois heures.

            Je plante mes yeux dans les siens et suis pris d’un léger vertige. Son sourire achève de me déstabiliser. Je me sens l’âme d’un lycéen qui aborde l’adolescente de ses rêves après des mois de fantasmes. Je dois me ressaisir. Deux idées contradictoires s’entrechoquent, une me soufflant de lui proposer d’aller boire un verre, une autre me le déconseillant en considérant cette option comme trop précipitée. Le temps s’écoule et je devine qu’il faut que je me décide sous peine de compromettre tous les efforts accomplis pour réussir mon approche.

            — Je vous souhaite une bonne fin de soirée, finis-je par lui déclarer, estimant au dernier moment que rien ne presse.

            — À vous aussi, me rétorque-t-elle dans un murmure.

            Poli, je me contente d’un léger signe de tête auquel elle répond de la même façon, toujours le visage sublimé par un sourire capable de concurrencer le réchauffement climatique dans ses conséquences irréversibles sur la fonte de l’iceberg qui me sert de cœur. En déglutissant, je fais un pas sur le trottoir, puis deux, tout en la voyant contourner la voiture pour rejoindre le côté conducteur. Je m’arrête alors qu’elle pose une main sur la poignée.

            — Marion ? arrivé-je à formuler.

            Elle interrompt son geste pour me regarder. Je ne perçois que sa silhouette se découpant dans les faisceaux de lumières tombant de l’éclairage public.

            — Puis-je vous demander si vous accepteriez de prendre un verre avec moi, un de ces soirs ? je lui propose, doutant un instant qu’elle ait bien compris ces mots tant ils sont sortis rapidement de ma gorge.

             Elle se redresse puis s’immobilise. Je suis incapable de lire ses sentiments sur son visage qui reste dans l’ombre.

            — Avec plaisir, Victor, me répond-elle finalement, réduisant d’un coup mon angoisse.

            — Ah ? Super ! Donc on s’échange nos numéros ?

            — Je crois que ça serait plus pratique, en effet…

            Sa légère ironie ne m’échappe pas.

            — J’espère que vous pardonnerez ma maladresse. C’est que je suis un peu novice dans la manière de procéder pour gérer une nouvelle rencontre.

            — Célibataire depuis peu ? postule-t-elle.

            — Vous voyez juste.

            — Alors nous sommes deux.

            Je n’en reviens pas qu’elle ose me dire ça et une voix dans ma tête me reproche déjà de ne pas avoir été plus entreprenant.

            — Il faudra qu’on s’entraide, continua-t-elle.

            — Je suis d’accord.

            Tout en parlant, j’ai sorti mon mobile et elle a fait de même. Je commence par lui donner mon numéro et elle me répond par le sien que j’enregistre dans la mémoire de l’appareil. Une fois ces formalités accomplies, nous nous saluons une seconde fois avant de regagner nos domiciles respectifs.


Pour multiplier le Noir au carré, abonnez-vous et recevez, en cadeau, le ebook de Couru d’avance :

        

Traitement en cours…
Terminé ! Vous figurez dans la liste.

Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

Laisser un commentaire

%d blogueurs aiment cette page :