La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 28


18 h 23

            Tous les membres du groupe sont sur le coup. Je leur ai exposé notre nouvelle mission en milieu de journée, après avoir reçu une réponse favorable de Gaudin au message que je lui ai adressé au sujet des informations données par Mahmod Al-Askari. Sans surprise, ils ont pris cette affaire de manière positive en comprenant ses enjeux, satisfaits à la fois de poursuivre notre travail commun pour achever l’enquête sur le meurtre du jeune Dedieu et de prolonger cette collaboration fructueuse en partant en chasse d’une organisation criminelle aux méthodes peu orthodoxes. Je n’ai senti une légère retenue que chez Serge, cette tâche supplémentaire venant certainement compromettre ses projets pour sa fin de semaine. Avec Guilhem Canillac sous les verrous, il devait penser se la couler douce jusqu’au week-end à éplucher les articles de La Dépêche ou de L’Équipe, voire à boire des cafés avec des collègues pour remettre à jours les rumeurs courant sur notre petit monde clos. Mais tant pis, il devra patienter. Et puis, je trouve qu’il n’a pas si mal réagi, après tout. En voyant ses cadets s’enthousiasmer juste après avoir entendu l’histoire de l’Irakien, il a renoncé à exprimer la déception que je devinais dans la crispation de sa mâchoire, pour finalement participer au débat qui tentait d’imaginer un plan capable d’intercepter le syndicaliste sur le trajet de son domicile. Bref, j’estime avoir esquivé avec brio les deux plus grands écueils qui menaçaient mon projet au début de la journée, le refus de ma hiérarchie et la contestation de mon autorité par un agent au même grade que moi, le capitaine Gayral. Tous les feux affichant un vert encourageant, il ne nous restait plus qu’à cueillir le fruit mûr en évitant qu’il ne nous échappe des mains pour venir s’écraser à nos pieds.

            — Delta à Alpha, fait Estelle. La fourmi va bientôt descendre sous terre. Terminé.

            Elle me parle depuis l’autre côté de la Garonne en utilisant un talkiewalkie de service. Elle fait équipe avec Manu pour prendre en filature Jacques Tillier au départ de son chantier situé dans le quartier Saint-Cyprien.

            — Alpha à Delta. La fourmi est solitaire ? je lui demande, exprimant notre préoccupation la plus essentielle, celle qui pouvait compromettre notre stratégie. Terminé.

            — Delta à Alpha. Oui. Terminé.

            — Alpha à Delta. D’accord, alors on reste sur le plan A. Ne le quittez pas des yeux. Terminé.

            — Delta à Alpha. Bien reçu. Préparez la procédure de contrôle. On entre dans la galerie. Terminé.

            La fin de transmission s’achève dans un grésillement. Je regarde ma montre. Une fois que notre cible montera dans le métro, il mettra neuf minutes environ pour rejoindre la station Roseraie où je l’attends de pied ferme. Sachant qu’à cette heure, les rames se succèdent toutes les trois minutes, je m’en donne encore cinq avant de disposer notre barrage. J’appuie sur la touche de communication.

            — Alpha à Béta, dis-je, conscient que je parle à Serge qui est positionné dans le local de nos collègues gardiens de la paix situé dans la gare Jean-Jaurès. Tiens-toi prêt à intervenir. Terminé.

            — Béta à Alpha. Pas de soucis. On patiente cinq minutes et on supprime son titre de transport. Terminé.

            — Alpha à Béta. Entendu. Préparez-vous quand même à intercepter la fourmi si elle décide de regagner la surface pour changer de galerie ou pour faire un tour au centre-ville. Et recontacte-moi si c’est le cas. Terminé.

            Je regarde autour de moi depuis ma voiture de service garée sagement sur une place handicapée juste à côté du petit jardin qui agrémente l’accès au métro. Ce dernier se trouve à une vingtaine de mètres devant moi, de l’autre côté d’une enfilade d’arbres qui ne compromet pas trop le panorama. Les passants sortent de terre à intervalles réguliers avant de se disperser dans les rues avoisinantes. Pour l’instant, je n’ai remarqué aucun individu suspect, du genre qui traine dans le coin pour surveiller l’arrivée du syndicaliste. J’actionne une dernière fois le talkiewalkie pour joindre Jessica et Moki.

            — Alpha à Gamma, dis-je. Je veux un rapport sur le parcours. Terminé.

            — Gamma à Alpha, me rétorque ma jeune collègue. La voie est libre. Nous n’avons repéré personne sur le trajet de son domicile. Terminé.

            — Alpha à Gamma. OK. Alors pointez-vous tout de suite et garez-vous juste à côté de la bouche de métro. Sans ordre contraire de ma part, prenez ma Mégane et revenez à la taule. Terminé.

            Je cache les clés derrière le pare-soleil, sors de l’habitacle et m’approche à grandes foulées de l’escalier qui s’enfonce dans les entrailles de la cité. J’avale les marches par paires et me retrouve rapidement au niveau de la salle recevant les appareils de contrôle de billets. J’avise immédiatement la dizaine d’agents de Tisséo réquisitionnés pour nous seconder. Ils discutent en deux groupes distincts et ne s’intéressent pas aux usagers qui déambulent à leurs côtés, certains leur lançant des regards en biais. Ils se retournent en m’apercevant et je me dirige tout droit vers leur chef, une petite femme flirtant avec l’âge de la retraite. Elle lève vers moi un visage déterminé cerné par une ample chevelure bouclée. Les autres se taisent. Ils paraissent tendus et c’est bien normal. Ce qu’ils s’apprêtent à faire n’est pas mentionné dans leur fiche de poste.

            — Il arrive, je la préviens. Vous pouvez commencer les contrôles. Agissez comme d’habitude, mais laissez passer les contrevenants éventuels si certains se présentent.

            — On avait compris, maugrée-t-elle, apparemment agacée à cette perspective.

            — Vous avez bien regardé la photo ?

            — On a fait que ça.

            — OK. De toute façon, je reste en retrait, mais je m’approcherai des agents dès qu’il se pointe.

            — Ça aussi, vous nous l’avez déjà dit.

            — Pardon, mais ça ne fait pas de mal de répéter. Allez, en place !

            Les contrôleurs se positionnent en ligne devant les portillons de sortie. Quelques secondes après, ils interceptent les voyageurs qui souhaitent remonter à la surface. Les gens se soumettent sans broncher à leur autorité. Je me tiens une dizaine de mètres plus loin pour bénéficier d’un point de vue idéal sur l’arrivée de l’escalier mécanique, mon rythme cardiaque bâtant un tempo digne d’une boite de techno. Le flux s’éclaircit et bientôt le dernier passager, un vieillard qui avance lentement avec l’aide d’une canne, atteint notre niveau par l’ascenseur. Ce n’était pas le bon convoi, mais il y a des chances que le prochain nous livre notre homme.

            La salle n’a pas le temps de se vider entièrement que les plus rapides du groupe suivant nous rejoignent, d’abord un adolescent qui gravit en courant les marches de l’escalator, puis une jeune femme pressée portant un sac de cours sur le dos. Tout de suite après, je reconnais Estelle Lafage, ma petite collègue aux cheveux rouge. Elle me sourit et se dirige vers la sortie. À deux pas derrière elle, j’aperçois notre gars et sa bouille d’acteur. Manu Ferrand lui file le train. Le syndicaliste ne se doute pas qu’il est cerné par la police. Je m’approche des contrôleurs en m’arrangeant pour que leur responsable repère mon manège. Nos regards se croisent au moment idéal. Elle reporte son attention sur les voyageurs et acquiesce d’un léger mouvement de tête. Je m’immobilise, préférant rester à l’écart pour ne pas les gêner.

            Juste après Estelle, Jacques Tillier fonce au hasard vers un des agents se tenant en rang devant lui alors que ma collègue infléchit sa trajectoire dans ma direction en se soumettant à la même procédure. Le militant tend à l’homme lui barrant la route une carte magnétique. Je remarque que la responsable s’est rapprochée de son subordonné et je vois aussi que ce dernier a compris sa démarche. Comme prévu, son boitier électronique émet un son de mauvais augure. Le contrôleur impliqué fronce les sourcils, jouant la surprise à merveille, avant de glisser de nouveau le titre de transport sur son lecteur portable. Il relève la tête vers le contrevenant interloqué.

            — Désolé, monsieur, mais il n’est plus valide, déclare-t-il, pendant qu’Estelle s’immobilise à mes côtés.

            — Vous rigolez ? s’étonne Tillier. J’ai pris le métro à Saint-Cyprien et je suis passé sans problème !

            — J’en doute. Vous devez vous acquitter d’une amende de trente-trois euros.

            — Mais c’est n’importe quoi ! s’insurge le syndicaliste. Je vous assure que ça marchait ! C’est pas votre appareil qui déconne ?

            Bienveillant, l’agent hausse les épaules et tend la carte à sa responsable qui réitère l’opération sans plus de succès. Pendant ce temps, Manu nous rejoint. Nous contemplons la suite en silence.

            — Je rêve ! fait Tillier, à moins de dix mètres. J’ai un abonnement, moi ! Avec des paiements mensuels directement prélevés sur mon compte en banque !

            — Vous voyez bien, intervient la femme d’âge respectable. Il y a un souci.

            — Peut-être, mais ce n’est pas de mon fait, je vous dis !

            Il vient d’élever la voix, mais ça ne me surprend guère de la part du bonhomme. Il n’a pas l’habitude de se laisser faire.

            — Je vous demande de vous calmer, le prévient la garante de l’autorité.

            — Je suis calme ! rétorque notre homme. C’est juste que ça me parait hallucinant !

            Comme convenu, trois autres agents du métro entourent maintenant le pauvre bougre qui ne perd rien de leur manège. Il baisse les yeux au sol en soupirant. Pendant ce temps, la cohorte de passagers nous dépasse.

            — C’est fou ! réagit-il soudain sur un ton plus doux, certainement conscient qu’il ne résoudra rien en s’énervant. C’est quand même râlant, vous ne trouvez pas ? Ne me dites pas que je dois m’acquitter d’une amende alors que je suis abonné…

            — Écoutez, lui répond la responsable des contrôleurs. On peut vous proposer quelque chose. Si vous voulez tirer au clair cette histoire, nous pouvons vous conduire jusqu’à notre PC situé à la station Jean-Jaurès et un collègue pourra vérifier si vous nous dîtes vrai. Ça ne sera pas bien long.

            L’homme réfléchit, regarde la montre à son poignet, hausse les épaules et finit par rétorquer :

            — OK, c’est peut-être mieux. J’ai pas envie que ça se reproduise demain quand j’irai au travail.

            — C’est plus sage, en effet.

            C’est le signal que nous attendons pour nous éloigner discrètement du groupe. Avec Estelle et Manu dans mon sillage, nous prenons de l’avance et descendons vers les quais. Quelques secondes plus tard, pendant que nous patientons devant une porte vitrée nous séparant des voies, nous assistons à l’arrivée de Tillier accompagné de deux gardes du corps improvisés, dont la responsable des contrôleurs.

            Un métro et quelques stations après, nous débarquons dans les bas-fonds de Jean-Jaurès et remontons l’immense escalator derrière le trio. Sans surprise, une fois passées les barrières, ils pénètrent dans le petit local attribué à la police. Tillier suit le mouvement sans se douter que cet endroit ne peut en rien résoudre son problème de forfait, les bureaux de Tisséo se trouvant un niveau plus haut. Lorsque nous entrons à notre tour dans la salle, nous les retrouvons en compagnie de Serge et deux collègues gardiens de la paix. Le syndicaliste reste immobile entre ses deux guides, les traits tendus et les yeux braqués sur les trois représentants des forces de l’ordre assis autour d’une table, cherchant en vain une explication à leur présence dans cet espace réduit. Quand je referme la porte en verre derrière moi, il se retourne et nous considère.

            — Qu’est-ce que ça veut dire ? murmure-t-il, le visage blême, ses neurones commençant certainement à envisager les pires scénarios, de ceux qui parlent de militants persécutés par des régimes autoritaires.

            — Ne vous inquiétez pas, monsieur Tillier, je lui réponds. Nous souhaitons juste discuter avec vous en toute discrétion.

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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