La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 27


Mercredi 8 avril, 6 h 56

            Voilà, il vient de sortir de chez lui. Je le reconnais à son visage qu’il aurait pu tenter de vendre à l’industrie du cinéma. Je suis fier d’avoir eu le courage de quitter mon lit pour me poster dans cette rue du quartier de la Roseraie, et ceci assez tôt pour espérer ne pas louper son départ. Va-t-il s’éloigner directement à pied vers le métro ou choisir de rejoindre une des voitures garées devant son domicile ? Je ne tarderai pas à le savoir et suis paré aux deux options, bien sagement assis face au volant de mon antique 205. Jacques Tillier passe le portillon et prend à sa droite, un sac à dos bien accroché aux épaules. Il part en tenue de ville, veste en cuir ouverte sur un pull camionneur surplombant un jean et des chaussures de sécurité. Je lui laisse un peu d’avance. Il avance à grandes foulées dans l’air frais de cette matinée embrumée.

            Vingt mètres.

            Il ne semble pas se diriger vers un véhicule et l’hypothèse transport en commun se précise. Encore quelques pas et il disparaîtra bientôt dans la rue perpendiculaire. Je sors de ma voiture et me lance à sa poursuite. Pas question de louper sa rame de métro. Je me stabilise à une cinquantaine de mètres derrière lui avec l’intention de le rattraper progressivement pour ne le rejoindre que lorsqu’il pénètrera dans la station. Il doit être plus grand que moi, car j’ai quelques difficultés à soutenir son allure. Mon souffle s’accélère et il commence à me faire regretter ma consommation excessive de tabac. D’autant plus que, ces derniers temps, j’ai abandonné mes footings hebdomadaires que je parvenais à m’infliger à l’époque de l’épanouissement de ma vie amoureuse. Depuis le naufrage de mes sentiments, je sombre trop souvent dans une léthargie dépressive quand je ne travaille pas, me vautrant devant des programmes télés sans intérêt en engloutissant des bières.

            Il approche maintenant de la Roseraie. Après la petite place arborée, il dévale les escaliers qui rejoignent le sous-sol. Je l’imite alors qu’il disparaît déjà au niveau inférieur. J’avale les marches par paires et le vois emprunter un second passage qui conduit au quai, direction Bellefontaine. Pas de surprise, car entre le terminal et cet arrêt, il peut descendre à toutes celles qui desservent le centre-ville, voire choisir de poursuivre son voyage souterrain par la ligne B, au niveau des Allées Jean Jaurès.

            J’entends l’ouverture des portes. Mon gars ne se trouve plus dans mon champ de vision et il ne va pas tarder à pénétrer dans une des deux rames immobiles. Le métro ne m’attendra pas bien longtemps. J’accélère et dévale les ultimes degrés. La sonnerie annonçant le départ imminent sature l’espace confiné. Elle ne s’interrompt que lorsque je déboule dans l’habitacle et les battants se referment juste derrière moi.

            Un coup d’œil circulaire ne me permet pas de le localiser. La densité humaine ne m’aide pas et je pense un instant qu’il est monté dans le second wagon, ce qui serait très dommageable, car il est impossible de le rejoindre, du moins tant que le convoi avance. Je me dis déjà qu’il faudra que j’exploite le prochain arrêt pour aller fouiner de ce côté quand je repère sa figure tournée vers le sol à l’autre extrémité de la cabine, serré entre deux types de sa taille. OK, je peux me détendre et tenter de reprendre mon souffle en me préparant à la suite.

            Mon attention se concentre sur son visage. Ses yeux sont certainement rivés à un journal gratuit qu’il a dû piocher dans un des bacs installés à l’entrée de la station. Je profite de l’attente imposée pour me remémorer les informations dont je dispose sur ce gars que des inconnus souhaitent passer à tabac. Employé de l’entreprise BAT-OC 31, il rejoint à coup sûr un chantier à vocation immobilière. Mais ça, je le sais déjà depuis ma visite chez l’Irakien. Ce que je n’ai découvert que plus tard, en surfant sur la toile dès mon retour à mon domicile, la veille, c’est que cet homme ne se contente pas de travailler docilement en contrepartie d’une rémunération. Non, il s’agit également d’un militant, un syndicaliste appartenant à une organisation qui ne fait pas l’unanimité dans notre monde libéral, à savoir la CGT. Et son implication ne se limite pas au versement d’une cotisation, loin de là. Car nous sommes en présence d’une tête dure, de celles qui sont poussées devant quand il faut parler au patron. Quelques clics m’ont suffi pour afficher des articles de journaux dans lesquels Jacques Tillier partage ouvertement son opinion, que ce soit lors de grèves nationales ou pendant des mouvements plus ciblés ne se rapportant qu’à son entreprise, dont le dernier en date remonte à moins de deux mois pour des questions de négociation salariale. L’ultime papier, paru dans La Dépêche en date du jeudi 12 février, précise même que les ouvriers ont obtenu satisfaction après dix jours d’arrêt de travail, engrangeant ainsi une hausse assez conséquente de leurs rémunérations. De quoi énerver ceux qui ont vu leurs bénéfices fondre en proportion. Mais de là à considérer que les commanditaires de son agression sont ces employeurs, il y a un pas qu’il m’a été difficile de ne pas franchir, les yeux figés devant l’écran de mon ordinateur pendant que mes paupières devenaient trop lourdes. Je n’ai pas de preuve, mais ces gens détiennent un mobile évident qui m’offre un début d’explication. Car une fois l’excité calmé, ils peuvent espérer récupérer les rennes de leur boutique et recommencer à appliquer la politique à la mode, la fameuse modération salariale. Bien sûr, je ne dois pas négliger pour autant les autres pistes qui ne manqueront pas de se révéler à moi.

            Les portes s’ouvrent une nouvelle fois. Absorbé par mes pensées, j’ai perdu le compte des arrêts. La tête de ma cible se redresse avant de jouer des coudes pour s’extirper de la foule. Je m’empresse de l’imiter et me retrouve bientôt sur le quai de la station Saint-Cyprien, de l’autre côté de la Garonne. À sa suite, je regagne la surface et coupe l’espace bordé d’immeubles saumonés en direction des Allées Charles de Fitte et ses alignements de platanes. Il les remonte un moment jusqu’au musée des Abattoirs dont les bâtiments abritent des expositions d’art moderne depuis le début du siècle après avoir permis, pendant des décennies, de réduire au silence des cohortes animales. L’ouvrier traverse maintenant les voies et s’engage dans la rue qui conduit à la petite place Ravelin. Je commence à désespérer qu’il arrive à bon port lorsque j’aperçois une grue qui dépasse des toits. Un des édifices donnant sur l’esplanade fait peau neuve et mon homme ne tarde pas à pénétrer à l’intérieur des cloisons métalliques qui en restreignent l’accès. Je repère les pancartes qui annoncent la nature des travaux et les entreprises intervenantes, dont celle qui emploie mon bougre, BAT-OC 31. Mes dernières recherches informatiques, celles entamées la veille au soir, quand mon corps cédait au sommeil, ne m’ont offert qu’un maigre butin, composé essentiellement de l’identité de son patron, un certain Marc Michelet. Inconnu au bataillon et cette société n’est impliqué dans aucun scandale en cours. Je fais demi-tour, direction le métro et le commissariat de l’Embouchure. Je dispose maintenant de tous les renseignements nécessaires pour exécuter mon plan.

            Une demi-heure après, me voilà en train de gravir l’escalier du bâtiment fortifié vers le deuxième étage qui accueille les bureaux du SRPJ. Je choisis les chemins de traverse pour tenter de me rendre directement dans l’antre du taulier en évitant des rencontres embarrassantes. Bien m’en prend, car j’entends la porte du couloir s’ouvrir juste quand je franchis l’ultime marche pour me retrouver face à Estelle et Jessica, chacune d’elles tenant un gobelet fumant, espérant sans doute s’isoler en ce lieu pour discuter en sirotant leur premier café de la journée.

            — Salut ! me disent-elles en cœur.

            — Bonjour, je leur réponds, en leur retournant un sourire. Alors, vous avez récupéré depuis hier ?

            Faute de mieux, je tâche de faire diversion pour extirper de leurs esprits le constat de mon arrivée discrète en évoquant leur dernière matinée difficile.

            — J’étais au lit à vingt et une heure, me confie la plus âgée des deux.

            Elle regarde sa collègue qui hausse les épaules avant de nous annoncer :

            — Je ne dois pas être raisonnable ; je suis allée au ciné.

            — Voir quoi ? je demande.

            — Welcome. Le film avec Vincent Lindon.

            Décidément…

            — Il est bien ? s’enquit Estelle.

            — Oui, j’ai beaucoup aimé. Il parle d’un maître-nageur qui aide un jeune réfugié à traverser la Manche.

            Estelle me considère, un sourire en coin.

            — Il devrait te plaire.

            Elle fait référence à mes derniers exploits, lors de l’enquête concernant Salvatore Conti.

            — J’en suis sûr, je lui réponds. Et quelque chose me dit que tu devrais aussi l’apprécier.

            — Peut-être… Du moins s’il ne présente pas tous les flics comme des gros fachos.

            Jessica baisse les yeux au sol, un peu gênée. Elle s’explique :

            — Il les montre juste en train de faire le boulot qu’on leur demande. Appliquer la loi. Ce qui n’est pas vraiment à leur avantage, en fait.

            Elle me regarde avant de poursuivre.

            — Ce film évoque également ceux qui ne se résignent pas et tentent de leur porter secours, parfois en sortant des clous…

            — Ça alors ! s’exclame Estelle en me fixant. Pour un peu et on pourrait croire qu’on parle de toi !

            — Je pense que je vais aller le voir, je lui réponds, tout en réalisant que je remets le couvert avec l’Irakien, comme quoi cette fiction surfe bien sur l’air du temps.

            — Tu m’invites ? me demande Estelle, en m’adressant un clin d’œil.

            — Pourquoi pas ? On pourrait finir la soirée dans un débat autour d’une bonne bouteille.

            — Oh, oh ! réagit Jessica. Vous voulez peut-être que je vous laisse ?

            — Mais non, lui rétorque Estelle. On risquerait de faire des bêtises…

            Je déglutis. Encore une conversation qui m’échappe. Mais avec Estelle, j’ai l’habitude, il ne se passe pas un jour sans qu’elle ne m’allume pour s’amuser, même quand j’étais avec Sophie. Ça n’a jamais porté à conséquence, parce que nous connaissons tous les deux les goûts de l’autre et ils ne s’accordent pas vraiment. À moins que je me trompe depuis le début ?

            — OK, leur dis-je. Merci Jessica pour le tuyau, ça nous augure une soirée mémorable. Mais pour l’instant, nous avons des voyous à coffrer, alors si vous voulez bien m’excuser…

            Je me glisse entre les deux.

            — Entendu, chef ! se moque Estelle. Promis, nous arrivons dans moins de cinq minutes.

            — Prenez votre temps. Je dois rencontrer Gaudin.

            — Bon courage, conclut-elle, avant que les battants ne se referment dans mon dos.

            Vers le milieu du couloir, je repère Manu qui pénètre dans le bureau que je partage avec Serge. Il ne m’a pas vu. Je m’empresse de regagner l’intérieur de la première pièce située à ma gauche, celle qu’occupe Marie-Sylvie, la secrétaire personnelle de mon supérieur hiérarchique. À peine un bonjour échangé qu’elle me confirme que le taulier est là. Une chance. Je respire un bon coup et ne demande à personne l’autorisation de m’introduire dans son antre, après avoir respecté la bienséance en frappant la porte par deux fois. L’homme à la chevelure perlée de gris daigne à peine lever les yeux avant de reporter son attention sur l’écran de son ordinateur.

            — Bonjour monsieur, je commence, en me plantant devant lui.

            — Bonjour Bussy, me répond-il, le regard toujours rivé aux pixels cachés. Je ne pense pas que nous ayons rendez-vous.

            — Vous avez raison. Je vous prie d’excuser mon intrusion.

            — Je ne sais pas, Bussy. Je ne voudrais pas vous encourager. Il ne faudrait pas que ça devienne une habitude…

            Il vient de se repositionner sur sa chaise pour me dévisager.

            — Mais j’ose espérer que vos motivations sont suffisantes. Que se passe-t-il ? De nouveaux éléments dans l’affaire Dedieu ?

            — Pas vraiment. Non, de ce côté-là, nous n’avons rien trouvé qui puisse infirmer nos conclusions… Voire les confirmer, d’ailleurs. En fait, nous l’avons presque bouclé, ce dossier. Le suspect est écroué à Muret depuis hier malgré les protestations de son père. Lafargue nous a suivis.

            Le commissaire fronce les sourcils.

            — Je sais, maugrée-t-il. Elle m’a appelé après l’audition des Canillac. Elle m’a raconté qu’ils nient tout en bloc malgré les preuves. Elle semblait très ébranlée par la réaction de son confrère.

            — Elle a été violente. Il n’accepte pas l’implication de son fils et ce dernier ne fait rien pour l’y aider. Le gamin est littéralement effondré, mais il ne craque pas. Il s’obstine à démentir, tout en s’avérant incapable de contredire les faits qui l’accablent.

            — Et les faits sont souverains, statue mon patron.

            Il croise les bras en continuant à me dévisager. Son attitude me déconcerte, à moins que ce soit l’évocation de l’affaire.

            — Parlez-moi sans détour, Bussy. Êtes-vous convaincu de la culpabilité de ce petit con ?

            Je ne peux m’empêcher de baisser les yeux. Un examen objectif de la situation ne peut que conduire à cette conclusion, mais mon instinct s’acharne à me souffler le contraire. Dois-je me confier à l’homme qui me toise et ainsi me désolidariser de mes subordonnés pour qui cette histoire est déjà classée ? Ma conscience professionnelle l’emporte, une fois de plus, et tant pis si elle va me placer dans une position inconfortable. J’en assumerai les conséquences.

            — Vous m’inquiétez, marmonne mon supérieur hiérarchique qui ne perd rien de mes hésitations.

            — C’est réciproque, monsieur.

            — Comment ça ?

            — Quelque chose ne colle pas. C’est presque trop facile.

            — Et alors ? Pourquoi bouder son plaisir ?

            — J’ai juste l’impression de me retrouver au beau milieu d’une vaste farce où Guilhem Canillac joue le clown de service. C’est comme si tous les éléments relevés avaient été disposés au bon endroit dans le but unique de l’enfoncer.

            — Vous rigolez ! s’énerve-t-il en calant ses mains derrière sa nuque. Et en plus, vous me sortez ça après l’avoir jeté derrière les barreaux, avec son père qui ne nous fera aucun cadeau !

            Je réfléchis. Devant moi, les mâchoires de Gaudin sont si serrées que je crains pour la santé de ses dents.

            — Nous pouvions difficilement faire autrement que de l’écrouer, lui dis-je. Avec tous ces indices qui l’accablent, personne ne l’aurait compris. C’est pourquoi Lafargue a tenu bon, d’ailleurs. Mais je pense que nous devons tenter de pousser les investigations. On ne sait jamais, on découvrira peut-être une incohérence qui remettra tout en cause.

            — Vous savez où chercher ?

            — Je songe à deux trois trucs.

            — Alors allez-y, mais jouez là en sourdine. Pas question que le substitut apprenne ce que vous faites, sinon il s’en servira pour discréditer la thèse de la culpabilité de son fils, si finalement nous n’avons plus qu’elle à défendre.

            — C’était mon intention. D’autant plus que si mes soupçons se vérifient, j’ai tout intérêt à faire courir le bruit que l’enquête est close et ainsi endormir la méfiance des véritables criminels.

            Mes propos génèrent une idée.

            — Comme les médias sont déjà sur le coup, je pense qu’il serait pertinent de les informer de ces conclusions.

            Gaudin considère ma proposition.

            — Pourquoi pas ? fait-il. Ça permettrait aussi qu’ils lâchent du lest et éviter qu’ils installent un campement sur le trottoir. On a déjà donné.

            — Vous envisagez quoi ? Une interview ?

            — Vous rigolez ? s’insurge-t-il. Pour que je passe pour un imbécile si finalement vos doutes se confirment ? Non merci. Mais je vous en prie, appelez donc notre correspondant de La Dépêche et racontez-lui pourquoi vous venez d’écrouer Guilhem Canillac. Vous avez mon feu vert.

            Devant ma mine blême, il n’est pas long à ajouter :

            — Mais il serait plus simple de leur envoyer un communiqué assez détaillé. Vous pouvez vous en charger ?

            J’acquiesce d’un mouvement de tête.

            — Alors c’est réglé. N’oubliez pas de me le présenter avant de le leur balancer.

            — Bien sûr.

            Il soupire.

            — En tout cas, pendant ce temps, il y a un gamin en prison qui traverse des moments difficiles, remarque-t-il.

            — Croisons les doigts pour qu’il ne fasse pas une connerie. C’est pas que je le porte dans mon cœur après son histoire avec Maëlys Jarric, mais je ne souhaite à personne de vivre ça.

            — Surtout qu’il va croiser une faune qu’il n’a jamais côtoyée et qui saura lui faire payer d’être tombé de son arbre privilégié.

            Le commissaire baisse les yeux vers son bureau. Derrière lui flotte le drapeau tricolore fiché sur le mât planté au centre de la place d’armes.

            — Vous avez raison, Bussy. Quoi que le futur nous réserve, ça lui servira de leçon, mais il ne faut pas qu’on le retrouve pendu à ses barreaux entre temps. J’appellerai le directeur de la prison pour l’avertir du danger. Il pourra sans doute instaurer des mesures efficaces pour le surveiller.

            Gaudin griffonne quelques notes sur un cahier avant de relever la tête pour constater que je n’ai pas bougé.

            — Autre chose ? s’agace-t-il, vraisemblablement pressé d’entamer la première tâche inscrite sur son agenda.

            Je m’éclaircis la gorge, pensant un instant que je risque de pousser le bouchon un peu loin avec mon histoire de réfugié. Et puis, je me décide à plonger dans l’eau froide.

            — Oui. Un contact m’a fait part d’une information troublante. C’est peut-être quelque chose de gros.

            — Mais encore ?

            Je lui explique le reste sans lui révéler le nom de ma source. Comment l’Irakien a été abordé à plusieurs reprises, le mode opératoire de ses bons samaritains, la prestation qu’ils lui avaient proposée puis sa réalisation qui impliquait la complicité d’au moins un agent de la préfecture, et enfin le service de nature criminelle qu’ils lui demandent en échange. À mesure que je parle, la bouche de mon interlocuteur s’arrondit.

            — C’est du délire, finit-il par réagir, les bras croisés.

            — Je ne vous le fais pas dire.

            — Qui est cet homme ?

            Je me racle la gorge.

            — Je préfèrerais garder son identité secrète pour l’instant.

            — Pourquoi ?

            — Je m’y suis engagé.

            Il fronce les sourcils.

            — N’est-ce pas un serment difficile à tenir, dans ces circonstances ?

            — Sans doute, mais il a pu ainsi m’accorder sa confiance. Bien sûr, je lui ai bien expliqué que notre enquête supposerait certainement sa coopération, et donc la fin de son anonymat, tout en lui promettant de le prévenir au préalable.

            — Je vois. Et que comptez-vous faire, maintenant ? Ne faudrait-il pas avertir ce syndicaliste du danger ? Voire le mettre à l’abri ?

            Voilà venu l’instant délicat. Je ferme les yeux une seconde avant de me décider à lui soumettre le fruit de mes pensées.

            — Ça ne servirait pas à grand-chose, monsieur. Et peut-être même que ce genre de mesures placeraient mon homme en fâcheuse posture. Ses commanditaires ne seraient pas longs à réaliser qu’il nous a parlé et ils l’ont menacé de représailles. Nous devrions alors le protéger lui aussi sans en savoir plus sur ceux qui l’ont contacté.

            — Une enquête menée dans les règles pourrait nous éclairer à ce sujet, non ? En commençant par fouiller du côté de la préfecture pour découvrir qui s’est chargé de lui accorder son titre de séjour. Il y a également des informations à glaner dans l’entreprise du syndicaliste. Ce sont déjà des pistes intéressantes à remonter.

            — C’est vrai, mais nous risquerions de passer à côté de l’essentiel. Une organisation capable de mettre en œuvre de telles ressources est nécessairement bien établie et il y a fort à parier que nous ne parviendrions qu’à effleurer la partie émergée de l’iceberg.

            — Vous m’inquiétez, Bussy.

            Deux fois dans la même conversation, un record. Mais en le regardant se caresser le menton, je devine aussi qu’il commence à comprendre où je veux le mener. Il est peut-être mûr pour la suite.

            — Bon, soupire-t-il, il est temps de m’exposer votre plan, vous ne croyez pas ?

            — Il est simple. Il suffit de simuler l’agression du syndicaliste en ayant au préalable obtenu son accord, bien entendu, puis de garder les yeux bien ouverts.

            — Que voilà des méthodes peu orthodoxes…

            — Certes, mais elles risquent de s’avérer fort efficaces. Nous bénéficions pour une fois d’une longueur d’avance, alors pourquoi ne pas s’en servir ? Quand nos voyous seront certains que le passage à tabac a eu lieu, ils ne s’inquiéteront pas de nous voir débouler dans l’entreprise du militant. Bien sûr, ils auront déjà pris toutes leurs précautions pour que nos investigations ne débouchent sur rien, j’en ai conscience, mais ce n’est pas bien grave, car nous n’aurons qu’à dérouler l’autre côté de la pelote et attendre qu’ils recontactent notre indic comme ils s’y sont déjà engagés. Voilà un moyen d’en savoir plus sur ces types, sans qu’ils s’en doutent et sans exposer celui qui nous a rapporté ces faits.

            Le commissaire cache son visage des deux mains. Je me demande un instant s’il ne va pas entamer dans l’heure une procédure disciplinaire contre moi.

            — Simuler une agression, marmonne-t-il. Vous ne vous êtes pas encore remis de l’enquête sur Conti, à ce que je constate…

            — L’expérience est source d’inspiration.

            — Oui, mais j’ai beau me torturer les méninges, je ne vois pas dans quelle disposition juridique nous pourrions intégrer ces actes. Vous avez peut-être loupé votre orientation, Bussy. La DCRI vous aurait mieux convenu.

            — Nous avons l’occasion d’attraper des délinquants en évitant un crime, je me dis que ça serait dommage de s’en priver.

            Il soupire, puis repose ses bras sur la table.

            — Je me charge de tout, tenté-je de le rassurer. Je ne ferai rien sans l’accord du syndicaliste. Bien sûr, ce dernier ne portera pas plainte pour cette agression fictive et il se contentera de bénéficier d’un arrêt de travail qui sera rédigé par des professionnels de ma connaissance dans le respect des formes administratives. Il n’aura qu’à rester chez lui les premiers temps pour n’en sortir que trois ou quatre jours plus tard pour faire les courses ou s’acheter le journal en exhibant ses pansements. Rien de plus.

            Gaudin garde le silence en exécutant un demi-tour sur sa chaise à roulettes. Il regarde par la fenêtre le drapeau tricolore.

            — Je m’engage à ne mettre sur ce coup que les membres de mon groupe en leur demandant de tenir leur langue, précisé-je, conscient de son indécision. C’est nécessaire compte tenu de l’utilisation de ces méthodes peu orthodoxes, comme vous dites, mais aussi parce que nous n’avons aucune idée de qui se cache derrière cette organisation. Si une personne de la préfecture est impliquée, nous devons envisager la possibilité qu’elle ait déjà recruté un agent de police.

            — Vous rigolez ? s’insurge-t-il en se retournant.

            — J’ai l’impression que nous avons levé un gros gibier, mais nous savons comment le débusquer.

            Le commissaire soupire en plantant son regard dans le mien. Il grimace un rictus très vite disparu.

            — Cette histoire plus l’affaire Dedieu, ça ne fait pas trop ?

            Je souris à mon tour en ne pouvant pas m’empêcher de penser qu’il ne sait pas que je furète également, à mes heures perdues, autour de la femme secrète d’un Cagoulé. Néanmoins, cette question ne me surprend pas. Je l’avais anticipée.

            — On peut gérer, je lui réponds. À la condition de ne pas réaffecter les membres de mon groupe sur une autre enquête jusqu’à ce que nous ayons remonté les dernières pistes de la première.

            Il secoue la tête et pointe l’index de sa main droite vers le plafond.

            — Je vous vois venir. En fait, ça vous arrange pas mal de poursuivre les investigations sur la mort du gamin, n’est-ce pas ?

            — Ça n’a rien à voir.

            — J’espère ! Ce serait gênant que vos doutes ne soient motivés au final que par l’objectif de garder toutes vos troupes…

            — Vous me pensez plus machiavélique que je ne suis.

            Il réfléchit. J’ai joué toutes mes cartes.

            — Bon, de toute manière, autant faire preuve de pragmatisme et ne tenir compte que des avantages matériels de la situation. Personne ne viendra me reprocher de maintenir des agents sur une enquête qui n’a commencé que depuis trois jours. Alors, si en plus vous trouvez les ressources pour en résoudre une autre avant même qu’une agression soit commise, je dis banco !

            Je respire mieux et considère que ma journée s’annonce sous les meilleurs auspices. J’ai un peu de mal à rester stoïque devant lui, me laissant un peu envahir par tout ce que je dois mettre en branle pour mener à bien mon plan.

            — Allez-y, Bussy. Foncez ! Je vous donne jusqu’à la fin de la semaine sur cette histoire, puis on fera le point pour examiner ce que vous remontez dans vos filets.

            — Merci, monsieur.

            — Pas la peine, vous pouvez disposer. Votre temps est précieux.

            Je le salue d’un léger mouvement de tête, mais ne bouge pas en pensant à l’essentiel.

            — Je vous enverrai un mail à ce sujet, l’avertis-je.

            Il fronce les sourcils.

            — Je voulais vous prévenir. Je ne vous le ferai parvenir qu’à vous, pour maîtriser l’information.

            — Ma parole ne vous suffit pas ?

            — Comme vous l’avez dit, nous allons faire du hors-piste, alors je préfère que tout soit clair avant de commencer. Ce n’est pas tant pour moi, j’ai l’habitude de prendre des risques, mais je ne souhaite pas placer dans l’embarras les membres de mon groupe. Une autorisation écrite de votre part en réponse à mon message les rassurera.

            Je redoute une seconde sa réaction, mais il chasse mes craintes d’un sourire vite effacé.

            — OK pour ça aussi, déclare-t-il. Bonne journée, capitaine.

            — À vous également, commissaire, lui rétorqué-je en me retournant pour me diriger vers la porte.

            — Au fait, Bussy ! m’apostrophe-t-il avant que je l’ouvre. Merci de m’avoir parlé de tout ça.

            Je salue son propos en levant la main droite et attrape de l’autre la poignée.

            — Surtout, continuez sur cette voie, ajoute-t-il alors que le vantail tourne sur ses gonds.

            Là, je crois percevoir une légère pointe de raillerie. Je jette un œil en arrière et il me fixe toujours, assis derrière son bureau, le visage placide ne m’offrant aucune prise pour deviner ses sentiments.

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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