20 h 11
Je sors de la station de métro Reynerie et regagne la surface sur la place André Abal, une immense dalle bétonnée qui borde un petit lac artificiel cerné de barres d’immeubles. De multiples murailles grises dominent les eaux troubles, à l’image de la faune qui gravite autour, dans le parc qui le prolonge comme dans les rues de ce quartier où sont relégués tous ceux que la bonne société ne souhaite pas côtoyer. Populations pauvres, immigrées, souvent les deux. Je n’en mène pas large en arpentant cet espace nu où tente de survivre une rangée de platanes faméliques. Le col de mon caban remonté et les yeux rivés à mes pieds, je me souviens que mes collègues en uniforme ne se risquent jamais seuls dans cette zone, n’y venant que s’ils y sont contraints et toujours en nombre. Même dans ce cas, ils ne s’y éternisent pas pour éviter de provoquer des émeutes, encore bien trop affectés par celles de 2005. Il n’est pas rare d’entendre des coups de feu, ici, à n’importe quel moment du jour ou de la nuit. Quelques semaines auparavant, un jeune a été abattu par un tireur à moto, juste à côté du siège des services sociaux alors que des familles attendaient au guichet, certainement victime de la guerre acharnée que se livrent les bandes rivales pour contrôler le marché des stupéfiants. J’ai participé un temps à l’enquête dévolue à un autre groupe du SRPJ. Je me rappelle dans quel état de panique nous avons trouvé les témoins involontaires du drame, résidents ou travailleurs sociaux forcés de se calfeutrer dans leurs locaux pendant des minutes interminables jusqu’à ce que les sirènes résonnent, couchés au sol sous les bureaux et priant pour ne pas recevoir une balle perdue.
Je longe un chantier en construction en me dirigeant vers l’avenue Winston Churchill, tentant de me remémorer les informations glanées sur Google avant de venir. Le numéro 19 doit être dans les parages. Pour l’instant, tout va bien, je ne rencontre que des hommes esseulés qui me croisent sans un regard. J’entends bien des crissements de pneus et des klaxons, mais ils me semblent encore éloignés, et tant qu’une bande de scooters ne déboule pas devant moi, je suis prêt à m’en accommoder. Surtout, je n’ai repéré aucun rassemblement dans les halls que je dépasse et j’espère qu’il en sera de même pour celui que je devrai emprunter.
La gorge nouée, je regrette que le cours de théâtre suivi par Marion Salois au centre culturel des Mazades ne se déroule que le lendemain soir. Je les ai contactés en fin de matinée pour connaître le planning des séances avec l’intention de me rendre à la prochaine pour m’offrir une occasion d’aborder la jeune femme sans évoquer mon appartenance aux forces de l’ordre. Malheureusement, je dois encore patienter un jour avant de pouvoir rencontrer la copine cachée du Cagoulé et, privé d’une excuse assez valable pour me débiner, me voilà en train d’arpenter des chemins périlleux pour porter secours à un individu en situation irrégulière. Comme si je n’avais rien de mieux à faire…
Car la journée s’est consumée comme une trainée de poudre. Après avoir pris la décision de poursuivre Guilhem Canillac, nous nous sommes réparti le travail pour mener à bien cet objectif. J’ai tout d’abord chargé Jessica et Moki d’aller visiter le service des greffes du tribunal de Toulouse pour creuser l’histoire de l’arme subtilisée, alors que Manu et Estelle devaient se concentrer sur Thomas Jarric en tentant d’abord de joindre sa première épouse en Espagne, mais aussi en appelant les membres du Rotary afin de bien vérifier la présence de l’entrepreneur à cette réunion dimanche après-midi. Quant à Serge, malgré ses protestations, je lui ai demandé de se rendre à Montauban pour rencontrer les collègues investis de l’enquête concernant les actes de vandalisme qui ont retardé le retour des gardiens. Pour ma part, je me suis réservé la partie la plus épineuse, à savoir affronter mon supérieur hiérarchique dans l’intention de définir avec lui une stratégie pour boucler ce dossier.
Je suis d’abord passé à son secrétariat et Marie-Sylvie, la gestionnaire de son agenda, m’a autorisé à pénétrer dans son bureau en m’avertissant que je disposais d’une fenêtre de dix minutes avant qu’il ne file à la préfecture. Toujours aussi élégant, l’homme ne m’a pas rabroué en me voyant débouler, certainement conscient de l’aspect délicat de l’affaire dont il m’avait chargé, et ainsi très curieux d’entendre mon rapport. Bien sûr, il semblait embarrassé en comprenant que la culpabilité du fils Canillac apparaissait de plus en plus évidente. Mais après quelques questions précises auxquelles je parvins à répondre sans bafouiller, il convint qu’il était temps d’arrêter les frais et donc de prévenir la juge d’instruction de l’ensemble de ces éléments. Selon lui, la balle était dans son camp et elle devait assumer ses responsabilités en décidant de l’opportunité d’une mise en examen. Avant de passer la porte de son bureau, il me chargea de mener à bien ces démarches qui m’occupèrent le reste de la journée : conversation téléphonique de plus d’une heure avec Laetitia Lafargue, organisation de l’audition avec le jeune homme, mais aussi avec son père, transfèrement du suspect au tribunal dans le cabinet de la magistrate, puis déroulement de la double entrevue. J’avais espéré jusqu’au bout que certains points du dossier s’éclaireraient pendant ces confrontations, que Guilhem Canillac finirait par saisir que son intérêt résidait dans sa coopération, et par conséquent dans ses aveux, voire que son père réaliserait également qu’il avait dérapé en volant le Glock dans les sous-sols du bâtiment, mais je déchantai dès le début de la première rencontre. L’un comme l’autre, séparément puis ensemble, ils avaient tenu bon en bétonnant leur ligne de défense. Selon eux, et malgré la somme des preuves s’accumulant contre le gamin, nos conclusions relevaient de la psychiatrie et ils n’avaient rien à se reprocher. Ils ne s’expliquaient pas l’existence des indices les plus accablants, notamment l’absence des SMS, les signatures génétiques et le témoignage de l’homme qui affirmait se trouver dans la chambre dans laquelle Guilhem Canillac nous assurait avoir passé l’après-midi de dimanche en compagnie d’une mystérieuse inconnue. Ils maintenaient leur version et commençaient à parler d’un complot.
J’avoue que leur réaction m’a troublé et j’ai senti un instant la juge d’instruction chanceler face à leurs protestations vigoureuses, surtout celles de son collègue. Il y a des regards qui ne trompent pas. Et personnellement, je n’avais pas besoin d’une telle opposition pour douter de notre théorie, car mon instinct continuait à la combattre. Mais comme je m’étais engagé auprès de mes subordonnés, je parvins à tenir bon et finalement Laetitia Lafargue choisit de s’appuyer sur les éléments de l’enquête pour prononcer la mise en examen.
Je ressens encore une pointe de honte en me rappelant l’attitude du substitut du procureur. Excédé et révolté, l’homme était sorti de ses gonds, proférant bientôt des insultes équitablement partagées entre sa consœur et moi-même, forçant même les deux gardiens de la paix postés devant la porte à intervenir en catastrophe pour le calmer. Son fils se retrouvait dans le collimateur de la machine judiciaire et il ne la connaissait que trop bien pour savoir qu’elle finirait par le broyer, et sa famille avec. Un peu lessivé par cette épreuve, j’étais revenu au commissariat avec des brulures d’estomac m’acculant à avaler un comprimé de Maalox.
Pendant ce temps, mes compagnons avaient mené à bien leur mission, mais ils ne disposaient pas pour autant d’éléments supplémentaires pour étayer ou infirmer notre thèse. Maria Monteiro, l’ex-femme de l’entrepreneur, n’avait pas quitté l’Espagne ce week-end et les trois membres du Rotary confirmaient la présence de Thomas Jarric à leur réunion dominicale. Il s’agit de Zoé Sylvestre, à la fois responsable locale de ce cercle et PDG d’une startup dans le domaine des cosmétiques, d’Alexandre Munier, le président du pôle de compétitivité chargé du projet de l’Oncopole et enfin de Fabien Pochon, le DRH d’une société de travaux publics. De son côté, Serge était revenu de Montauban en pestant contre le peu d’enthousiasme de nos collègues à résoudre cette histoire de pneus crevés. Quant à Jessica et Moki, ils avaient pu converser avec le greffier en chef du tribunal qui ne leur avait pas permis de visiter les rayonnages supportant les scellés. Selon lui, seuls les agents de son service étaient autorisés à pénétrer dans ce dépôt qui, en reprenant ses termes, « ressemblait à un véritable capharnaüm faute d’espace suffisant et d’outils efficaces pour pouvoir le gérer ». Un logiciel inventoriait néanmoins les objets stockés et l’employé avait confirmé que le pistolet était sorti le 14 avril 2007 pour être détruit avec d’autres armes. Quand les deux policiers lui avaient demandé si un substitut du procureur avait accès aux locaux, il avait été formel en répondant par la négative, mais avait précisé que les magistrats pouvaient se voir confier des pièces à conviction dans le cadre des affaires dont ils avaient la charge. Bien entendu, le moindre mouvement était enregistré. Lorsque Jessica et Moki avaient exprimé le souhait de consulter le registre des sorties, le greffier avait exigé une commission rogatoire. Comme Laetitia Lafargue n’avait pas encore ajouté cette mesure à celle déjà en notre possession, ils avaient dû se résoudre à revenir bredouilles. Après avoir fait le point avec les membres de mon groupe, je les avais libérés pour le reste de la soirée, puis avais cherché à oublier cette enquête en me plongeant dans celle servie sur un plateau par Conti.
En approchant de l’adresse qu’il m’a donnée, je me rappelle de la demeure des Dedieu, là-haut, sur la colline de Saint-Geniès Bellevue, et songe que mon métier m’autorise au moins à côtoyer toutes les couches de la société, de celles profitant de véritables châteaux modernes perchés au-dessus de la ville, à d’autres, de plus en plus nombreuses et défavorisées qui doivent s’entasser dans des cases en béton. Je sais que la majorité des gens ne disposent pas de ce point de vue sur le monde, leur représentation se limitant très souvent à leur environnement professionnel, familial et géographique qui se compose de populations d’un niveau de vie équivalent. Pour regarder plus loin, la plupart s’en remettent aux médias qui fixent malheureusement leurs objectifs sur les cibles de leurs choix, celles qui leur assureront le plus d’audience, et n’offrent donc qu’une idée biaisée de la réalité. Non pas qu’ils l’ont décidé, mais plutôt parce qu’ils se conforment à une logique qui les dépasse. Bref, je trouve dommageable que mes concitoyens subissent de tels troubles de la vision. Au moins, le crime me permet de graviter dans tous les milieux, même si, j’en ai bien conscience, il touche certains individus plus que d’autres, les mêmes qui voient leurs dents tomber faute de soins. Finalement, il m’apparaît comme un facteur d’égalité, un peu comme la mort, mais dans une version moins totalitaire et impartiale. Il peut néanmoins frapper n’importe qui. Je sais qu’il serait indécent de s’en réjouir, mais je prends le monde comme il est en tentant de l’améliorer avec mes modestes moyens. En pénétrant le hall désert aux cloisons couvertes de boites aux lettres dont quelques-unes sont éventrées, je me promets de mettre autant d’allant à comprendre la situation du réfugié irakien que j’avais déployé d’énergie pour résoudre le meurtre d’un jeune homme fortuné. Enfin, tout au moins si ses propos le justifient.
Le bouton de l’ascenseur restant éteint malgré mes efforts et ne provoquant aucune réponse mécanique, je me résigne à emprunter les escaliers pour atteindre le quatrième étage, très vite écœuré par l’odeur d’urine et les tas d’ordures parsemant les paliers intermédiaires. Un peu essoufflé, je débarque dans un couloir qui ne s’éclaire que partiellement quand j’actionne l’interrupteur. La porte affichant le numéro 42 est la troisième sur ma gauche. Je me place devant et utilise la sonnette. Rien. Je frappe contre le panneau de bois. J’entends des bruits de pas à l’intérieur, des voix, dont certaines me semblent enfantines, puis plus rien. Le silence. J’ai l’impression que quelqu’un m’examine par le judas. Comme rien ne se passe, je me décide à parler :
— Bonjour, je voudrais m’entretenir avec monsieur Al-Askari.
Aucune réaction. Les locataires de cet appartement me paraissent très méfiants. On le serait à moins dans leur situation, même si le père de famille dispose d’une carte de séjour depuis peu. Je vais devoir être plus convaincant.
— Je viens de la part de Salvatore Conti, déclaré-je.
Comme personne ne daigne me répondre, je commence à songer qu’il est peut-être temps de rebrousser chemin. Je ne vais quand même pas les forcer à accepter mon aide. Après tout, j’ai déjà réalisé ma part du contrat en me risquant jusque-là. Je me détourne quand j’entends le mécanisme de la serrure. Un coup d’œil en arrière et je vois la porte s’entrouvrir suffisamment pour laisser apparaître un individu plus jeune que moi, je dirais la trentaine, un mètre quatre-vingt environ, brun, les cheveux coupés courts, plutôt mince, habillé d’un pantalon de survêtement noir et d’un teeshirt bleu de l’équipe de France. L’homme m’examine derrière des lunettes rondes. Son visage étroit se prolonge dans un bouc bien taillé qui accentue la sévérité de son expression. Il ne ressemble pas à un ancien soldat de Saddam.
— Bonjour, monsieur Al-Askari, je m’empresse de répéter. Je suis désolé de vous déranger ce soir et sans prévenir, mais un ami commun m’a prié de vous rencontrer au plus tôt pour évoquer l’affaire qui vous préoccupe.
Il acquiesce et je reprends ma respiration avant de poursuivre.
— Mais je manque à la bienséance la plus élémentaire ; veuillez m’en excuser. Je suis Victor Bussy. Peut-être vous a-t-il parlé de moi ?
Un sourire timide se forme avant de disparaître. Je me demande un instant s’il a compris mon propos.
— Bonjour, monsieur Bussy, me répond enfin l’Irakien avec un léger accent qui chasse mes craintes. Je vous en prie, ne restez pas dans le couloir. Nous vous attendions.
Il s’écarte et ouvre le vantail en grand sur un petit vestibule aux murs peints en blanc. Au sol, un parquet ciré comme s’il venait d’être posé. Sur les cloisons, des photos de paysages plutôt exotiques, assez arides, mais aussi des panoramas urbains de villes orientales, très colorés. Des fragments de passé que les habitants des lieux conservent précieusement, comme autant de repères leur permettant d’affronter un monde nouveau.
Mon hôte me conduit dans le salon où nous accueille une femme ravissante vêtue d’une robe mauve ornée de broderies dorées. Quelques mèches brunes s’échappent d’un voile enfilé certainement à la hâte. Elle patiente à côté de la grande table et avance de deux pas avant de me gratifier d’une légère révérence.
— Je vous présente Azma, mon épouse, déclare l’Irakien.
— Enchanté, madame, je m’empresse de la saluer.
Elle m’accorde un sourire, puis échange un regard avec son mari avant de se retourner vers le canapé installé devant un téléviseur qui diffuse une page de publicité. Je remarque alors deux petites têtes qui dépassent du dossier pour m’espionner sans gêne. La maîtresse des lieux éteint le poste tout en parlant en arabe et les enfants, une fillette de moins de dix ans et un garçon encore plus jeune, ne tardent pas à se lever pour déguerpir vers leurs chambres, suivis de près par leur mère. Mon hôte m’invite à rejoindre une des chaises disposées autour de la table. Je m’exécute et il s’assoit face à moi. Derrière lui, des étagères bondées de livres confirment que mon interlocuteur est éduqué.
— Je vous remercie d’être venu, monsieur Bussy, commence le réfugié, toujours dans un français correct.
— C’est bien normal. Je m’y étais engagé auprès d’un ami.
— Salvatore Conti.
— C’est cela.
— Votre ami est un homme bon, monsieur Bussy. Il m’a aidé quand je suis arrivé dans ce pays. C’est grâce à lui que j’ai trouvé un emploi et un logement, puis que ma famille a pu me rejoindre. Notre vie a changé. Nous avons quitté l’enfer.
Il baisse les yeux vers le bois sombre qui nous sépare, avant de les relever.
— Vous savez, dit-il, nous souhaitons maintenant vivre comme tout le monde, sans faire d’histoires. Travailler. Éduquer nos enfants. C’est pour ça que j’ai recontacté Salvatore Conti quand ces individus m’ont abordé.
— Je comprends. Salvatore m’en a déjà parlé. Mais avant d’aller plus loin, je voudrais clarifier une chose. Vous a-t-il expliqué quel métier j’exerce ?
L’homme acquiesce tout en soutenant mon regard.
— Il m’a aussi indiqué qu’il a fait appel à vous de manière officieuse, précise-t-il. Et que vous avez toute sa confiance. Donc vous avez la mienne, et celle de ma famille…
— Je vous remercie, monsieur Al-Askari, mais les faits qu’il m’a relatés sont graves. S’ils se confirment, il faudra peut-être que j’en réfère à mes supérieurs, surtout dans le but de rassembler les moyens nécessaires à votre protection, et également pour confondre ces gens.
— Vous pensez que ça peut nous poser des problèmes ? s’inquiète mon hôte.
Je réfléchis. Je ne veux pas le tromper, ni lui donner de faux espoirs.
— Écoutez. Je ne peux rien vous promettre, mais sachez que votre coopération prouve déjà votre bonne moralité. C’est donc un point pour vous. D’autre part, je vous propose une chose : en fonction de l’évolution de la situation, je m’engage à vous avertir avant d’agir et nous pourrons ainsi mesurer ensemble les risques encourus. Cela vous convient-il ?
Son regard reste rivé au mien. Je comprends qu’il me jauge autant que je peux le faire. Et ce qu’il ressent ne doit pas être à mon désavantage, car il me répond :
— D’accord monsieur Bussy, faisons comme ça.
À peine sa phrase achevée que sa femme revient dans le salon avec un plateau supportant deux tasses, un sucrier et une théière fumante de style oriental qui diffuse une odeur de menthe. Elle pose le tout sur un bord de la table, me sourit, et s’empresse de sortir de la pièce.
— Il faut le laisser infuser, m’avertit son mari. J’espère que vous accepterez de le partager avec moi et que vous apprécierez.
— J’en suis certain, merci.
Nous avons besoin tous les deux de réfléchir à la suite. Je suis le plus prompt à rompre notre méditation.
— Notre ami commun m’a expliqué que ces gens vous avaient recontacté.
— Oui, ce matin quand je me rendais au travail.
— Racontez-moi.
— C’était dans le métro, comme les deux premières fois. Encore un homme différent, plutôt jeune, celui-là.
Il baisse les yeux, tentant de rassembler ses souvenirs.
— Un Européen, cheveux très courts, rasés. Pas plus de la trentaine. Petit et mince. Presque un enfant.
— Que vous a-t-il dit ?
— Rien. Il s’est juste posté face à moi avant que la rame ne ralentisse en approchant de la station Saint-Cyprien. Il ne devait pas être très loin, mais je ne l’avais pas remarqué. Il a levé la tête pour capter mon attention, puis a fixé ses mains, et c’est là que j’ai vu qu’il me tendait un document. Il souhaitait que je le prenne, c’était évident. Donc je l’ai fait. Le métro s’est arrêté, les portes se sont écartées et il a décampé.
Le réfugié vient de se retourner vers les étagères qui masquent la cloison dans son dos pour s’emparer d’un objet qu’il pose entre nous. Une chemise rouge à élastiques. Pendant que je l’examine, il se préoccupe de l’infusion.
— Vous avez regardé ? lui demandé-je.
— Bien sûr.
— Et alors ?
— Le mieux est de vous faire une idée par vous-même.
Alors que j’ouvre le dossier, il verse le thé dans les tasses et m’en propose une sur une soucoupe qui supporte aussi deux sucres et une cuillère. Il recommence l’opération pour se servir. Je ne découvre à l’intérieur du carton qu’une feuille A4 et la photo d’un type sur laquelle je fixe d’emblée mon attention. Il se trouve sur un chantier d’après la dalle bétonnée qui le porte et les tiges métalliques qui s’en échappent, certainement à l’emplacement des futurs murs. L’individu ne regarde pas l’objectif et je me dis que ce cliché a peut-être été pris à son insu, depuis un immeuble alentour, car l’endroit se situe en pleine ville comme semblent l’indiquer les bâtiments visibles au second plan. Des constructions anciennes, édifiées selon la mode toulousaine et ses célèbres briques roses. Je n’arrive pas à les identifier, mais j’ai l’impression qu’elles sont localisées dans le périmètre des boulevards.
Je me concentre sur l’homme. Un ouvrier vêtu d’un bleu de travail floqué d’une inscription blanche au niveau du cœur. BAT-OC 31. Certainement le nom de son entreprise. Elle ne m’évoque rien, mais il me sera facile de la retrouver. Je poursuis l’examen en scrutant le sujet principal de l’image. La cinquantaine, les cheveux grisonnants, coupés courts. Plutôt svelte, sans kilos superflus, il présente un visage émacié et tanné par une vie au grand air. Je lui trouve un faux air de l’acteur Vincent Lindon. Il partage avec lui une attitude simple qui appelle la confiance.
J’écarte le cliché pour porter mon attention sur la feuille annotée et me lance dans la lecture des quelques lettres qui la noircissent. Rien de bien compliqué. Un nom, Jacques Tillier, ce qui ressemble à son adresse, le 54 rue Émile Paul Heuillet, et enfin une plage horaire, entre dix-huit et dix-neuf heures. Les derniers mots évoquent une date butoir : « Le contacter avant vendredi 10/04. » Rien de plus. C’est à la fois peu et amplement suffisant, compte tenu des renseignements dont mon hôte dispose déjà. Il ne lui reste plus qu’à attendre le malheureux à proximité de son domicile aux heures indiquées, certainement celles auxquelles il rentre chez lui, pour le rouer de coups avec la batte de base-ball que ses commanditaires lui ont donnée. Vu sous cet angle, cela n’a pas l’air bien sorcier, et c’est ce qui me paraît franchement glaçant. D’autant plus que le document ne comporte aucun ordre explicite susceptible d’accuser son rédacteur.
— Alors ? m’interroge l’Irakien.
— Ça me semble très sérieux, je lui réponds, en relevant les yeux sur son visage tendu.
— C’est ce que je me suis dit. Qu’est-ce que je peux faire, maintenant ?
Je réfléchis. La bonne nouvelle, c’est que nous avons jusqu’à vendredi pour nous organiser.
— Vous, rien, je lui rétorque.
— J’ai peur pour ma famille. Ces hommes m’ont averti qu’ils s’en prendraient à nous si je ne rembourse pas ma dette.
— Je comprends, mais nous n’allons quand même pas passer ce malheureux à tabac.
— Que proposez-vous ?
— J’aimerais enquêter sur votre cible. Nous disposons à présent de renseignements précieux. Nous trouverons peut-être qui souhaite l’agresser et pour quelle raison.
— En trois jours ?
L’Irakien ne semble pas convaincu. Les sourcils froncés, il s’empare de sa tasse et la porte à ses lèvres pour en avaler une petite gorgée. Je l’imite et apprécie l’arôme âpre adouci par les feuilles de menthe. Ça ne m’empêche pas de tenter de définir une stratégie.
— Comment allez-vous procéder ? me presse-t-il, reposant le récipient sur sa soucoupe. Si vous prenez contact avec cet individu ou ses proches, j’ai bien peur que mes commanditaires l’apprennent et alors ils sauront que j’ai parlé à la police.
Il vise juste. Cette affaire ne ressemble à aucune autre et je dois me méfier de mes routines de travail. L’essentiel est d’agir avec prudence pour ne pas compromettre mon informateur et sa famille. Je pense à une option, tout en restant lucide sur la difficulté qui m’attend pour convaincre ma hiérarchie de la mettre en œuvre.
— Vous avez raison, je lui réponds. Dans un premier temps, il vaut mieux se contenter de rassembler des données en gardant nos distances.
— Ce qui limitera vos chances d’identifier ces voyous.
— Certes. Mais Salvatore Conti m’a indiqué qu’un de ces types vous a fait miroiter la possibilité de les rejoindre si vous menez à bien votre tâche.
Mahmod Al-Askari s’adosse à sa chaise, le visage blême.
— Vous n’y songez pas ! s’indigne-t-il.
— Rassurez-vous. Je ne vous demanderai pas de frapper cet homme, et encore moins d’intégrer leur organisation.
— Alors quoi ?
— Je me disais qu’on pourrait juste leur faire croire qu’il a été agressé. Je ne sais pas encore comment nous pourrions procéder, mais je pense que c’est réalisable. Ainsi, ils vont certainement vous recontacter, nous permettant de récolter des renseignements supplémentaires…
L’Irakien secoue la tête. Il paraît effrayé et ne s’intéresse plus à la tasse posée devant lui, au contraire de moi qui ne cesse de porter sa jumelle à mes lèvres. De plus en plus convaincu de la pertinence de ma stratégie, je lui laisse le temps de réfléchir, même si je comprends ses réticences.
— Écoutez, finit-il par me confier. Mon objectif, en parlant de cette histoire à Salvatore Conti, était de me sortir des griffes de ces gens et vous me proposez de continuer à les fréquenter.
— J’ai conscience que ma demande peut vous rebuter, monsieur Al-Askari. Elle n’est pas sans danger, mais elle présente aussi pas mal d’avantages. Tout d’abord, elle pourrait leur faire croire que vous avez soldé vos comptes. En fait, nous aurions juste besoin qu’ils vous recontactent une dernière fois pour entendre ce qu’ils vont vous dire et surtout pour tenter d’identifier l’individu qui vous abordera. Bien sûr, vous resteriez libre de ne pas donner suite à leur offre…
Mes mots résonnent entre les parois de son crâne sans empêcher le silence de s’instaurer. J’en profite pour jouer une autre carte.
— Cette approche nous permettrait également d’enquêter sur l’agression factice de cet homme, heu… Jacques Tillier. Et cela, sans éveiller leurs soupçons.
Le voyant toujours dans l’expectative, je me décide à abattre le dernier de mes atouts.
— Si vous acceptez de nous aider, je suis presque sûr que votre présence sur notre sol ne pourra plus être remise en cause, monsieur Al-Askari. Voilà de quoi justifier votre naturalisation rapide, la vôtre, comme celle de vos proches.
Je me sens un peu honteux d’utiliser cet argument, mais me console très vite en me disant que ce dénouement n’est pas si improbable, surtout si nous parvenons à confondre une organisation criminelle qui opère pour l’instant en dehors de nos radars. J’ai bien l’impression que je viens de faire mouche. Un battement de paupière plus tard, il acquiesce d’un signe de tête.
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