La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 25


10 h 6

            Quand je débarque à l’étage de la brigade criminelle, une fois de plus en retard après avoir éteint par réflexe la sonnerie de mon réveil, je tombe sur Moki qui a posé sa carcasse juste devant mon bureau comme pour m’en interdire l’accès. Bien sûr, telle n’est pas son intention, car il en reluque l’intérieur d’où proviennent les bribes d’une conversation. Je passe un œil dans le seul interstice possible, entre ses deltoïdes et le montant de la porte, et j’aperçois Serge installé derrière son plan de travail. Ce dernier considère Estelle qui profite de mon fauteuil à roulette alors que Jessica et Manu se contentent des deux sièges visiteurs. Mon coéquipier me capte en premier.

            — Tient ! fait-il. Celui qu’on n’attendait plus !

            — Salut tout le monde ! je lui rétorque en m’infiltrant dans l’ouverture quand le colosse s’écarte.

            Ils me répondent par divers gestes, deux hochements de tête, un sourire entendu et une main levée, Serge restant stoïque, comme à son habitude, de plus en plus réfractaire à l’idée de la fuite des jours et à la répétition induite, pour lui insupportable, de la moindre obligation sociale. Je pose mes fesses sur le plateau de mon bureau.

            — On ne pensait pas arriver avant toi, commente Estelle en lançant un regard entendu à Jessica.

            — Pourquoi ? Le passage au Cactus s’est prolongé ? je lui demande, me rappelant qu’ils se rendaient dans cet établissement lorsque nous nous étions séparés.

            — Un peu… avoue Moki. Dommage, t’as manqué quelque chose !

            — À savoir ?

            — Ben de quoi alimenter quelques dossiers, me révèle-t-il en fixant Estelle avec insistance.

            — Oh ça va ! s’insurge cette dernière. Quelques verres ne peuvent pas faire de mal, surtout quand on ne conduit pas après !

            — Encore heureux, ironise notre jeune collègue. Surtout que dans ton cas, ça se mesure plutôt en tonneau.

            Les autres s’esclaffent et je les imite, tout comme Estelle qui finit par accepter la raillerie malgré l’étau qui doit lui compresser le front.

            — Mais faut pas croire, elle n’était pas seule ! poursuit Moki en dévisageant cette fois sa camarade de promo.

            — Parce que t’es resté sobre, peut-être ? réplique Jessica. De nous tous, t’es celui qui en a le plus descendu !

            — Ouais, marmonne Serge. Mais proportionnellement à la masse corporelle, c’est quand même un petit client à côté de vous.

            — Traitez-nous d’ivrognes, tant que vous y êtes ! s’insurge la jeune femme au look rebelle. Et puis qu’est-ce que t’en sais ? T’es tranquillement rentré à la casa juste après avoir avalé deux bières !

            — Oh ! rétorque mon mentor, l’air grave. Je ne fais que rapporter ce qu’on m’a dit…

            Et il fixe Manu, trop heureux de jeter de l’huile sur le feu.

            — Tu devrais te méfier des ragots, prévient Estelle en adressant un regard noir à son coéquipier habituel.

            — Moi, les témoins me paraissent tout à fait dignes de foi, insiste Serge. Deux policiers assermentés, il faudra ramer pour que le tribunal ne les suive pas.

            — Parce qu’on est quoi, nous ? demande Jessica. Juste des pimbêches bonnes à vous servir le café ?

            — Tiens, à ce sujet, je m’en avalerais bien un, interviens-je, ne résistant pas à taper la balle au bond.

            — Eh bien va te le chercher ! s’insurge Estelle. Et tant que tu y es, reviens avec un plateau pour nous offrir une tournée générale !

            — Vos désirs sont des ordres, madame, je lui réponds, provoquant les rires de l’assemblée.

            Prenant très au sérieux sa requête, je les quitte sur-le-champ pour gagner la cafeteria du rez-de-chaussée. Je suis bientôt de retour avec les gobelets remplis du précieux nectar, sans avoir pu néanmoins m’éviter de sacrifier un peu de mon temps à échanger quelques mots avec les collègues croisés sur ma route. Je les retrouve aux mêmes places, mais cette fois les visages sérieux, en train de discuter d’un sujet qui doit concerner l’enquête. Ils s’interrompent quand ils me voient. Je pose le plateau sur mon caisson. Comme personne ne se précipite pour s’emparer de la marchandise, je m’inquiète :

            — Ben, qu’est-ce qu’il y a ?

            — Deux choses, chacune déterminante, fait Estelle.

            — Rien que ça !

            — Commençons par les résultats du bornage, si tu veux bien, précise-t-elle.

            J’acquiesce, soudain tendu. Elle se tourne vers Serge qui est installé à son bureau, ses lunettes braquées vers l’écran de son ordinateur. Je me demande à quelle occasion il a abandonné sa résistance passive aux moyens modernes de communication. L’évolution est intervenue sans que je m’en aperçoive, comme quoi il n’existe aucun repère fiable en ce monde.

            — L’opérateur vient de nous envoyer un mail, affirme-t-il doctement. Une pièce jointe propose un plan de Toulouse avec des points qui représentent les différentes positions du téléphone portable de Guilhem Canillac avec des heures associées, le jour du crime.

            Un bornage, quoi… Je me lève et contourne l’espace de travail de mon coéquipier pour en avoir le cœur net. Les autres restant sur place, je suppose qu’ils ont déjà examiné ce document. Je vois sur l’écran ce dont me parle Serge et trouve rapidement la balise qui m’intéresse, celle située au domicile des Dedieu, à Saint-Geniès Bellevue.

            — Quatorze heures quarante-sept, murmuré-je, n’en revenant pas que le gamin ait commis une erreur aussi flagrante.

            — Tout juste, fanfaronne Serge. L’affaire est dans le sac !

            — Il n’a pas cessé de nous raconter des craques, commente Manu. Son arrivée à dix-sept heures chez les Dedieu, l’histoire de son passage à l’hôtel. C’est complètement délirant.

            J’ai du mal à accepter l’évidence. Je ne connais pas notre suspect depuis bien longtemps, mais il n’a vraiment pas le profil d’un individu qui ne comprends rien aux techniques d’investigation modernes. N’importe quelle série policière met en scène celle qui permet aux forces de l’ordre de reconstituer les déplacements d’une personne grâce aux traces laissées par un téléphone portable allumé, quand l’appareil se connecte aux différentes antennes relais disposées sur le territoire. Je considère l’ensemble des points apparaissant sur la carte. À part un situé sur le trajet conduisant à la demeure des Dedieu enregistré dix minutes plus tôt, tous les autres se superposent dans le quartier Arnaud Bernard, à l’adresse du gamin interpelé.

            — Et c’est pas tout, prévient Estelle. La seconde information nous vient du labo. L’ADN des poils prélevés dans le sac de sport contenant le Glock correspond à celui de Guilhem Canillac.

            Pour un peu, j’ai l’impression d’entendre la guillotine chuter sur son support pour découper le col de notre suspect. Elle continue, implacable :

            — Bien-sûr, le sang qui imprègne la serviette, les lingettes et les gants est celui d’Aymeric Dedieu.

            Leurs regards convergent sur moi. Ils attendent ma sentence. Souhaitant gagner un peu de temps, je m’empare d’une des tasses et ils ne tardent pas à m’imiter.

            — OK, dis-je, après avoir avalé une gorgée du liquide chaud. J’ai l’impression que c’est plié.

            Curieusement, je ne sens pas ce picotement dans ma nuque qui m’annonce pourtant chaque fois la fin d’une affaire. Quelque chose me gêne encore, mais je ne sais pas quoi, et je ne peux affirmer qu’il s’agit d’un mobile, car les ébats enregistrés des trois jeunes gens tendent à me prouver qu’il existe.

            — Tu as l’impression ! relève Serge, le plus prompt à réagir. Mais tu rigoles ou quoi ? On l’a bouclée, cette enquête ! Et en moins de quarante-huit heures, en plus ! Faudra que je vérifie, mais je me demande si on n’a pas battu un record ! De quoi calmer La Dépêche qui vient de sortir ce matin un article…

            Tant pis pour la discrétion souhaitée par Gaudin. Mais ça ne m’étonne guère, vu toutes les personnes impliquées dans l’affaire. Et puis, si le meurtrier croupit déjà dans nos geôles, l’effervescence médiatique ne pourra que jouer en notre faveur. Pourtant, quelque chose m’empêche de m’en réjouir.

            — C’est presque trop simple, je murmure.

            — Oh ! réplique mon coéquipier. Bien entendu, Monsieur Bussy n’a pas eu son compte de prises de tête ! C’est ta came, hein ? Trop simple ! Mais il te faut quoi ? On dispose de concordances génétiques !

            — Tu sais comme moi que ça ne suffit pas toujours…

            Il me fixe, l’air ahuri. Il n’en revient pas que je doute encore de la culpabilité du gamin. Je considère les autres et ce que je vois ne me rassure pas sur le bienfondé de ma réaction.

            — Qu’est-ce que tu fais du bornage ? maugrée le plus âgé d’entre nous, désormais résolument converti aux avantages des techniques modernes d’investigation.

            Je m’éclaircis la gorge avant de rétorquer, sans trop réfléchir :

            — Et si le criminel avait sur lui l’appareil de Guilhem quand il s’est rendu chez les Dedieu ?

            Je ne devine que de la désapprobation dans les regards qui me ciblent. Je m’obstine :

            — Ça expliquerait aussi comment les SMS ont disparu, non ?

            Mes collègues baissent maintenant les yeux au sol. Toujours appuyé contre l’encadrement de la porte, Moki est le plus prompt à me contredire.

            — Guilhem Canillac a affirmé pendant son audition ne pas s’être séparé de son téléphone, me rappelle-t-il d’une voix grave.

            — Quelqu’un le lui a peut-être subtilisé pour le remplacer par un modèle identique, tenté-je.

            Le colosse secoue la tête lentement.

            — Ça ne marche pas comme ça. Tu sais très bien que ces appareils sont configurés par leurs utilisateurs. Ça va de la liste de leurs correspondants à l’historique de leurs SMS jusqu’aux applications qu’ils préfèrent, sans parler du code de protection demandé à chaque mise en route. Guilhem se serait aperçu de l’échange tout de suite.

            Mon collègue me déstabilise, mais je ne rends pas les armes pour autant.

            — Un expert ne pourrait-il pas copier la mémoire d’un portable pour l’implanter dans un autre ?

            Serge soupire à la limite de mon champ de vision. Moki hausse les épaules, les sourcils froncés.

            — Si, me répond-il. À vérifier avec nos spécialistes, mais je pense que c’est possible…

            — C’est pas vrai ! râle mon vieux coéquipier.

            — J’en sais rien, je lui rétorque, énervé à mon tour. Je me dis juste que ça vaut la peine de pousser toutes les options à fond. Je ne vois pas Guilhem comme un imbécile qui commet un meurtre en semant autant de preuves dans son sillage. C’est quand même délirant, non ?

            — Il a peut-être fondu les plombs ! avance Serge.

            — Tu envisages une absence de préméditation ? C’est sans compter sur le pistolet ! Si nous avions retrouvé la victime avec le crâne fracassé, ça aurait pu coller. Mais là…

            Silence dans l’assemblée. Mes arguments les ébranlent, je le sens, même si j’ai choisi délibérément de jouer le rôle du contradicteur.

            — Victor, intervient Estelle. D’accord. Essayons de prendre en considération tes doutes.

            — Une sorte d’intuition, plutôt.

            — Très féminine, ne peut s’empêcher d’ajouter Serge, recueillant les regards ombrageux de ses deux coéquipières.

            — Bon, s’agace Estelle, en croisant les bras. Imaginons que ce n’est pas lui. Alors quoi ? C’est un coup monté, une conspiration ? Tu mesures ce que ça implique ? La somme des moyens qui auraient dû être déployés pour nous tromper ?

            Je réfléchis. C’est vrai que ça fait beaucoup. Se passant de l’agrément de ses ainés, Jessica prend la parole :

            — Permettez-moi de revenir sur ce second SMS. Celui que Guilhem Canillac affirme avoir reçu mais dont nous n’avons trouvé aucune trace et qui, selon lui, reportait l’heure de son rendez-vous à dix-sept heures, alors qu’un premier, que nous avons bien découvert, celui-là, l’invitait vers quinze heures.

            — Oui, renchérit Manu. Si ce message a été effacé de la mémoire des appareils, le sien et celui de la victime, alors il faudrait comprendre par qui, mais également expliquer comment ceux qui auraient voulu le compromettre ont réussi à le supprimer des serveurs de son fournisseur…

            — Sauf s’il ne s’agit pas du bon téléphone, relativisé-je.

            — Ça ne change rien, me répond Moki, en croisant ses bras puissants sur son torse tout aussi indécent.

            — Comment ça ?

            — Eh bien, comme l’a évoqué Manu, ce second SMS n’est pas non plus enregistré chez l’opérateur d’Aymeric Dedieu.

            — Mais parce que dans cette hypothèse, ce n’est pas lui qui l’a expédié ! Bien sûr, puisque Aymeric était chez lui, à l’heure initialement prévue, n’attendant plus que de prendre trois balles dans la peau.

            — Mais alors, qui l’aurait envoyé ? s’étonne Estelle.

            — Un des complices du meurtre qui était identifié, dans la mémoire du faux portable de Canillac, comme étant Aymeric Dedieu.

            C’est tordu, mais ça peut fonctionner.

            — OK, partons là-dessus, consent Estelle, faisant preuve d’une patience inhabituelle. Cherchons qui aurait pu échanger les appareils.

            Je réfléchis et la réponse me parait évidente.

            — La jeune femme en rouge ?

            — La mystérieuse Sophia, ajoute Jessica, démontrant une fois de plus qu’elle maîtrise son dossier.

            — Il y a quelque chose qui ne colle pas, avertit Estelle, définitivement réveillée de sa nuit trop courte succédant à une soirée excessivement arrosée.

            — Et quoi ? je lui demande.

            — Plusieurs choses, en fait. D’abord, Guilhem Canillac nous a déclaré avoir reçu le second SMS, celui reportant le rendez-vous, le samedi. Dans ton hypothèse, il aurait dû être en possession d’une copie de son portable à ce moment, et non de l’original, pour qu’on ne puisse pas déceler de traces de ce message. Or, toujours d’après ses dires, il n’aurait rencontré cette Sophia que le dimanche vers treize heures. Ça ne peut donc pas être elle qui les a permutés.

            Imparable. Elle poursuit.

            — Et puis, il ne faut pas oublier qu’il était en possession de son véritable téléphone quand nos collègues l’ont retrouvé dans la maison des Dedieu. Ainsi, ta thèse implique qu’une seconde substitution se soit déroulée juste avant notre arrivée, et lui affirme n’avoir croisé personne, à part le mort, et surtout pas cette fameuse Sophia.

            Elle reprend sa respiration, déterminée à me porter le coup de grâce. Je sens sa jubilation.

            — En outre, si c’est bien elle qui a procédé au premier remplacement, nous devrions repérer sur le bornage un déplacement entre l’adresse du gamin et l’hôtel, non ?

            C’est vrai. Et nous n’avons qu’une pyramide de points.

            — Eh bien ce n’est pas le cas, assure-t-elle. L’appareil est resté absolument immobile jusqu’à son départ vers la demeure des Dedieu. Alors, s’il y a eu échange, il a été réalisé chez Guilhem Canillac, ce qui contredit là encore son propre témoignage. Conclusion : cette histoire ne tient pas la route. Nous ne pouvons rien construire à partir de là.

            Je me sens un peu accablé.

            — Guilhem Canillac nous a raconté des craques, répète Manu. Sauf à considérer que ce sont les opérateurs de téléphonie qui ont effacé les traces de ce prétendu second SMS de la mémoire de leurs serveurs et qu’ils nous ont aussi fourni de fausses informations sur les déambulations de son portable.

            J’ai envie de rétorquer que ce n’est pas impossible, puis choisis de me taire. Profitant de mon mutisme, Jessica poursuit, démontrant définitivement que rien ne peut la perturber :

            — Un autre point, toujours au sujet de cette histoire de rendez-vous galant : si Guilhem dit vrai, alors l’homme qui a réservé la chambre nous a menti : il ne pouvait pas se trouver dans cet établissement au moment où le gamin a rejoint sa belle. Du reste, il faut également rajouter cette dernière à notre bande de complices impliqués pour l’accuser, car dans ce cas, il y a fort à parier qu’elle l’ait séduit juste pour l’empêcher de bénéficier d’un alibi solide au moment du meurtre…

            La jeune femme attire maintenant tous les regards. Elle ne se laisse pas impressionner et, après avoir repris sa respiration, choisit de poursuivre sa démonstration, affichant une attitude très studieuse en complet décalage avec son look qui rend hommage au nihilisme de la génération des années soixante-dix :

            — Ce n’est pas tout en ce qui concerne cet hôtel, annonce-t-elle. N’oublions pas que nous possédons le témoignage d’Arthur Laramée, le réceptionniste, qui affirme ne pas avoir vu Guilhem Canillac, ni d’ailleurs sa mystérieuse maîtresse. Doit-on en conclure que lui aussi est compromis ?

            Je me remémore notre visite à l’Ours blancet l’interrogatoire de l’employé. Souriant, détendu dans son allure new-yorkaise, je ne me rappelle pas qu’il se soit crispé pendant l’entretien. Pendant ce temps, Estelle décide de soutenir notre jeune collègue :

            — L’hypothèse d’un coup monté impliquerait que le bug informatique qui a effacé les enregistrements du système de vidéosurveillance est, là encore, imputable à des personnes qui souhaitent incriminer notre suspect principal. Des personnes dont nous ne connaissons rien. Ça fait beaucoup, non ?

            Oui, tu l’as déjà dit. Mais une fois de plus, je ne relève aucune impossibilité technique, juste une improbabilité énorme. Un peu honteux de ne pas parvenir à chasser mes doutes malgré la longueur de la liste des éléments censés emporter mon adhésion, je baisse les yeux vers le plancher.

            — Je vois, commente Estelle en soupirant.

            — Laisse tomber, réagit Serge. Il est incorrigible.

            — Je ne le lui reproche pas, précise-t-elle. Je trouve d’ailleurs que c’est une qualité précieuse, ce professionnalisme.

            Je me redresse, surpris. Après avoir avalé une dernière rasade de son café, Estelle m’adresse un sourire.

            — Au moins, il nous oblige à tout vérifier, continue-t-elle en fixant cette fois Moki, puis Jessica. Et je me dis que si nous arrivons à le convaincre, alors notre dossier sera béton.

            — OK, poursuivons, propose Manu, les traits concentrés. Comment s’explique la présence du Glock dans le sac, si effectivement Guilhem Canillac n’est pas le meurtrier ?

            — Cette hypothèse induit que son père n’a pas subtilisé ce calibre, mais un autre individu qui pouvait avoir accès aux rayonnages situés au sous-sol du tribunal, ou bien qui a participé à l’opération de transport des armes jusqu’à leur lieu de destruction, suggère Moki.

            — Autrement dit, comme aucune infraction des locaux à scellés n’a été constatée, il s’agit soit d’un fonctionnaire du ministère de la Justice, soit d’un collègue policier, s’empresse de souligner Serge. Pour un peu, c’est le complot du siècle qu’on commence à élucider. À côté de ça, les théories fumeuses sur l’explosion d’AZF me paraissent tout à fait soutenables.

            — Ton cynisme ne nous aide en rien, interviens-je.

            — Il n’exprime que mon agacement, me rétorque mon coéquipier. J’ai un peu l’impression de perdre mon temps, là…

            — Ça ne peut pas nous faire du mal à ce stade, relativise Estelle, toujours motivée pour le rabrouer. On finit de faire le point et on décide ensemble de la suite.

            — Je suis d’accord, conclus-je, verbalisant apparemment le sentiment de la majorité moins un.

            Que reste-t-il à évoquer ? me demandé-je, en scrutant tour à tour les visages de mes interlocuteurs. Si, à mon arrivée, ils peinaient encore à assumer leurs excès de la veille, je les sens désormais entièrement concentrés sur l’affaire.

            Mon portable vibre contre mon torse, à l’intérieur de la poche de ma veste. Un SMS. Je ne résiste pas au réflexe de le sortir pour vérifier l’identité de mon correspondant. Numéro inconnu. Je l’ouvre pour lire ses seuls mots : « Protégé recontacté. Va le voir. » Je n’en comprends pas tout de suite le sens, puis je fais la connexion avec les confessions de Conti et son Irakien. Il ne manque plus que ça. Je déglutis. Pendant ce temps, Manu décide de poser une autre pierre à l’édifice :

            — Il y a aussi cette histoire de roues crevées qui a retardé le retour des gardiens. On peut imaginer que s’ils avaient été là, ils auraient pu confirmer ou infirmer les allégations de Guilhem Canillac sur l’heure de son arrivée. On pourrait donc présumer que ces dégradations n’ont été commises que pour les ralentir.

            Là encore, cette explication n’est pas si aberrante. Elle suppose juste que le crime ait fait l’objet d’une planification impliquant une multitude de personnes. Je réfléchis tout en lançant mon gobelet vide dans la poubelle la plus proche, me demandant comment j’allais pouvoir tout concilier, l’enquête présente, ma découverte de la femme cachée d’un des Cagoulés, et enfin une visite au Mirail chez le sans-papier que j’ai promis d’aider.

            — Au sujet des gardiens, je n’ai pas encore appelé les collègues de Montauban, dis-je, un peu pour donner le change et gagner du temps afin que mon esprit parvienne à se reconcentrer sur les enjeux présents.

            — Que crois-tu qu’ils te répondront ? réplique Serge, me gratifiant de sa mine des grands jours, celle qu’il sert certainement à son poste de télé quand le Stade toulousain prend un essai. Je doute qu’ils aient mis la Scientifique sur le coup…

            — Peut-être que ça serait intéressant.

            Mon contradicteur soupire en secouant la tête, définitivement désespéré par mon attitude.

            — Et puis, il y a les preuves génétiques, intervient Estelle, plus constructive dans la résistance qu’elle m’oppose. La découverte de l’ADN de Guilhem Canillac dans le sac contenant l’arme du crime…

            — C’est l’élément essentiel, gronde Serge. Avec ça, on a de quoi l’envoyer au trou pour un bon moment. À moins que Monsieur Bussy arrive à démontrer que c’est l’œuvre du véritable assassin, ce monstre machiavélique capable de prélever, avant de passer à l’acte, les résidus corporels de notre suspect dans l’intention unique de l’accuser.

            Il me regarde, les sourcils froncés.

            — Je te souhaite bien du courage, me lance-t-il.

            Moi, je commence à chanceler devant la somme des protagonistes nécessaires à l’exécution de cette éventuelle mystification. La partie logique de mon esprit tente de me tempérer, et elle parvient finalement à vaincre ma réticence première, somme toute fort instinctive. Car deux options s’offrent dorénavant à nous. Soit considérer que les éléments déjà rassemblés suffisent à établir la culpabilité du jeune homme, soit insister, poursuivre l’enquête, et l’entraîner dans une direction nouvelle sous la seule impulsion de mon intuition, parce que pour l’instant aucun indice tangible ne permet d’étayer la thèse du complot. Je dois me faire une raison. La balance penche largement vers le premier choix et tous les efforts que je pourrais bien consentir n’arriveront jamais à persuader ma hiérarchie du contraire, d’autant plus que nos moyens sont limités, encore plus aujourd’hui que par le passé, et la perspective de réaliser des économies en bouclant une telle affaire aussi rapidement scellera surement le destin de notre principal suspect. Alors autant renoncer tout de suite à combattre des moulins à vent. J’ai déjà donné.

            — C’est bon, finis-je par murmurer, avant d’enchainer en élevant la voix, définitivement conquis par les mots qui sortent de ma bouche. Je vais faire un rapport détaillé à Gaudin et je suis certain qu’il suivra nos conclusions même si certains aspects de l’instruction risquent de l’embarrasser. Je pense à l’implication probable du substitut du procureur. Cela dit, si nous jouons bien notre partition, nous réussirons peut-être à recueillir les aveux de Guilhem, surtout si nous parvenons à le convaincre que sa coopération lui permettra de réduire sa peine. Il faudra régler ça avec la juge.

            Devant moi, les membres de mon équipe semblent soulagés, mais ils restent dans la retenue. Aucune manifestation de joie intempestive.

            — Bien, dis Estelle. On s’organise comment ?

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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