21 h 26
Une fois l’ascenseur stabilisé au sixième et dernier étage de ma bâtisse de Borderouge, je me rappelle que je dois ma fuite ridicule à Sophie. Purple Rain, c’est elle, en référence à une de ses chansons préférées qui rythmaient parfois nos ébats intimes, dans une de mes existences antérieures, alors que nous étions encore étudiants tous les deux, moi en faculté de droit et elle en médecine.
Je pénètre dans mon T4 flambant neuf équipé pour l’instant que du strict nécessaire, quelques meubles IKEA achetés à la hâte lorsque Sophie m’a jeté dehors pour me punir de mon infidélité, une poignée de mois plus tôt. Un lit dans chaque chambre, une table et quatre chaises dans la cuisine, des rayonnages accueillant quelques bouquins, un canapé et une télévision dans le salon. Murs blancs sans décor. Absence de rideaux aux fenêtres. Ce dénuement me rappelle en permanence le vide dans lequel ma vie sentimentale se débat. Et c’est pire quand je débarque la nuit sur cette épave, avec la lumière orangée des réverbères qui s’infiltre par les vitres pour plonger toutes les pièces dans une ambiance infernale.
Je claque la porte d’entrée du talon et parviens à m’emparer du portable que je n’ai pas voulu extraire de la poche de mon caban devant la maison de Marion Salois. Quelques caresses après, je contacte la boite vocale qui m’offre la possibilité d’écouter le dernier message enregistré. La mère de mes deux filles me parle dans la pénombre : « Victor, Carmen attend encore son cahier de français… Tu peux rappeler ? »
Et c’est tout.
Voix lasse qui me signifie à quel point je suis pitoyable et je dois bien admettre qu’elle a raison. J’ai beau me répéter que tout ce qui touche à mes trésors passe avant le reste, je ne peux que constater ma faillite. Aujourd’hui, mon esprit a été accaparé par l’enquête et les suites de ma rencontre avec Conti. Résultat, j’ai complètement oublié ma fille ainée. Je suis inexcusable. Et encore, si c’était la première fois, je pourrais me raconter des histoires. Mais comme il s’agit également d’une des circonstances aggravantes ayant conduit à mon bannissement, à savoir mon incapacité à édifier des barrières efficaces entre mes proches et mon boulot, je ne peux que ravaler ma fierté et considérer que je mérite mon malheur.
La gorge serrée, j’allume le plafonnier du couloir et fonce dans la chambre de Carmen, découvrant rapidement le document sur le parquet, juste à côté de son lit. Un coup d’œil à l’heure affichée sur l’écran de mon mobile et je réalise qu’il n’est pas si tard. Je n’aspire qu’à manger un bout et à me vider le crâne devant le premier programme venu, pensant un instant à reporter au lendemain une visite au quartier des Carmes, puis je me dis que mon emploi du temps risque de ne pas le tolérer et que je serais plus avisé de m’en charger tout de suite. Un aller-retour en métro ne me prendrait qu’une grosse demi-heure et, avec de la chance, je parviendrais en plus à me faire pardonner. Sinon, j’évacuerais au moins cette tâche essentielle et autoriserais ainsi mon esprit à se consacrer sur d’autres plus professionnelles. Mais avant ça, je dois prévenir Sophie.
Je cherche son nom sur l’écran et ordonne au trésor technologique de nous mettre en contact. La tentative ne me permet que d’écouter la voix enregistrée de mon ancienne compagne qui me propose de laisser un message. Pas étonnant. Sophie n’est pas du genre à garder son portable à portée de main, surtout le soir. Elle doit s’occuper des filles et ne veut pas être dérangée. Je me demande quelle serait sa réaction face à mon arrivée impromptue à cette heure et je n’ai pas de mal à imaginer la réponse, surtout en me rappelant notre dernière rencontre. Elle ne goûterait certainement pas que je frappe à sa porte sans l’avoir prévenue. Et d’autant plus si mes soupçons s’avèrent justes et que Sophie m’a définitivement chassé de son cœur pour libérer de la place à un autre. Cette seule idée me dégoûte et des images s’imposent, celle de son corps s’abandonnant à la fougue d’un inconnu qui se matérialise dans le visage de ce type roux. Décidément, j’en vois partout, aujourd’hui.
Si j’allais tout de suite chez elle, au moins je serais fixé. Au risque de lui déplaire, de toute façon, au point où j’en suis… Je ferais ainsi d’une pierre deux coups. Rapporter le cahier et découvrir la vérité. Même si elle peut me blesser, je suis prêt à en assumer les conséquences.
Prudent, je lui envoie un SMS et sors en trombe de l’appartement. Cinq minutes plus tard, je dévale les escaliers du métro et monte dans une rame vide qui me transporte jusqu’au centre-ville. Je ne me préoccupe pas des quelques jeunes qui me rejoignent entre temps. Quand le convoi se stabilise devant les quais de la station des Carmes, je me sens dans un état second, immatériel.
Me voilà devant ma porte, ou plutôt la sienne, bref l’ancienne nôtre, après de trop nombreux étages gravis à la seule énergie de mes jambes. Ultime hésitation avant de frapper le bois blanc agrémenté d’un bouquet de violettes. Je ne sais pas pourquoi, mais s’impose alors l’image de Marion Salois en nuisette, debout dans son salon, son visage effrayé tourné vers moi.
Rien ne bouge à l’intérieur. Je n’ai pas dû cogner assez fort. Je recommence. Cette fois, des pas approchent. Je les reconnais. Rapides et déterminés. Et je respire déjà mieux. Le battant s’entrouvre d’un coup, laissant apparaître le minois guilleret de Sophie. Il se rembrunit aussitôt qu’elle me voit.
— Victor ? s’exclame-t-elle, en écartant un peu plus le vantail, me révélant sa petite silhouette vêtue d’un pantalon ample et de son sweat à capuche préféré.
— C’est moi ! je confirme. J’ai le cahier.
Elle le fixe avant de reporter son attention sur mon visage, puis sur mes vêtements.
— Tu viens d’où ? s’enquit-elle. Tu t’es roulé dans un champ ?
Je considère mon jean et remarque des traces de salissure mélangeant terre et herbes. Mon caban aussi en comporte.
— Les risques du métier, je lui réponds. Rien de grave. Je m’excuse d’arriver si tard…
Elle hausse les épaules, jetant un œil derrière les miennes.
— Pas de soucis, fait-elle. T’es là, c’est bien.
Je lui tends le bloc de feuilles et elle s’en empare. J’ai envie de lui demander si les filles sont encore réveillées, mais une petite voix intérieure me le déconseille, et je l’écoute. Je me rappelle également les derniers mots de Claire. Essayer de lâcher du lest pour améliorer les choses. Je brûle pourtant de pénétrer dans cet appartement, d’abord pour embrasser mes trésors, mais surtout pour vérifier qu’un autre homme n’épie pas cette conversation, caché quelque part derrière la cloison. Mais je soupire et parviens à murmurer :
— OK, Sophie. Fais-leur de grosses bises de ma part.
— Compte sur moi.
— Bonne nuit.
— Toi aussi.
Je tente un sourire timide, n’espérant rien en retour, mais la mère de mes princesses me surprend une fois de plus en m’offrant son frère jumeau. Je déglutis et tourne les talons. La porte se ferme dans mon dos. Contre toute attente, je descends les marches, le cœur léger pour la première fois depuis une éternité.
Détendu, je m’éloigne déjà de l’immeuble pour rejoindre la rue des Filatiers quand je manque de percuter un promeneur en sens inverse, ne m’écartant que de justesse pour le laisser passer. Je n’ai pas le temps de voir son visage, mais mes sens enregistrent malgré moi la teinte rousse de sa chevelure. Il s’excuse d’un « Oh ! Pardon ! », sans pour autant ralentir son allure et je lui renvoie la politesse en même temps que je me fige sur place, me disant que ce type ressemble bigrement à celui qui j’ai croisé ici même lors de ma dernière visite.
La mâchoire crispée, je me retourne et examine la silhouette élancée de cet individu vêtu d’un long pardessus. Le gars ne remarque pas mon manège et poursuit sa route. Quand il approche de mon immeuble, je retiens ma respiration, priant en silence pour qu’il le dépasse, mais il infléchit au contraire sa trajectoire pour s’immobiliser devant le clavier électronique. Il tape le code et pénètre dans le bâtiment.
Je rebrousse chemin et me précipite à grandes foulées vers l’adresse de mon ancien domicile. Je me dis que la mère de mes enfants a ouvert la porte trop vite, sans même se donner la peine de regarder par le judas. Ce n’est pas prudent. Elle devait attendre quelqu’un.
Une fois dans le hall, je me dirige vers l’escalier. J’entends mon prédécesseur qui est peut-être aussi mon successeur, monter les marches avec un ou deux étages d’avance. Je l’imite en tentant d’étouffer les bruits de mes pas, passant à trois reprises la tête au-delà de la rambarde pour l’apercevoir qui continue son ascension, quelques mètres plus hauts.
J’accélère, priant en silence pour que mes soupçons ne se vérifient pas. Un poing frappe doucement le bois d’une porte. L’angoisse contracte ma gorge, limitant ma respiration.
Un ultime tournant à négocier et je bénéficierai d’un angle de vue suffisant.
Encore une marche.
Ne dépasse de l’horizon du palier que mes yeux et le sommet de mon crâne. Devant moi, je scrute les épaules de l’imposteur. La gorge serrée, je réalise qu’il se tient face à ma porte et que cette dernière vient de s’ouvrir. Je ne vois pas Sophie, la carrure de son visiteur me la cache. Je n’entends rien, à part cette voix qui m’ordonne de chasser l’intrus. Mes muscles se tendent, prêts à l’action.
Trop tard, il disparaît à l’intérieur.
Je suffoque, en manque d’oxygène, le visage perlé de gouttes. Mon rythme cardiaque s’emballe, tout comme mes idées, m’offrant des images intolérables de l’inconnu étreignant Sophie, leurs lèvres fusionnant dans un ralenti romantique.
J’ai envie de vomir.
Je m’affale sur les marches, tentant de dompter ma respiration erratique. Je me vois déjà me relever, le regard vide, ressemblant plus à un automate qu’à un être humain, une sorte de cyborg téléporté du futur pour empêcher cette union infernale. Un seul coup de pied et la serrure cède, faisant valser le vantail sur ses gongs. Devant moi, le couple enlacé. Je ne fixe que le visage de l’imposteur, ses yeux effrayés quand il aperçoit l’arme que je lève vers lui.
Je ferme les paupières.
Tout ça n’est qu’un cauchemar.
Je ne suis pas un tueur, même si je serre la crosse du Sig-Sauer rangé encore bien sagement dans son holster, sous mon aisselle. Je n’ai pas bougé. Je suis toujours dans l’escalier. Encore une respiration et je trouve la force de me redresser. Je me dis que Sophie est libre. Elle a bien le droit d’inviter qui elle veut chez elle qui n’est plus chez moi. Elle a été très claire et je n’ai rien voulu entendre. C’est fini entre nous et j’aurais dû le comprendre bien plus tôt, au lieu de continuer à espérer son pardon. Je suis responsable de cette situation. Je l’ai provoquée. Maintenant, il faut que j’en assume les conséquences. Je descends lentement les marches, beaucoup moins euphorique que lors de mon précédent départ, les épaules voûtées comme si elles devaient supporter le poids du monde. Mais c’est bien ce qu’elles font. Elles charrient mon univers, mon passé. Je le trouve bien lourd. Peut-être parce qu’il est privé d’avenir depuis trop longtemps.
Bonjour, votre roman est Très sympa, comment puis je faire pour lire les chapitres que j’ai loupé
Merci félicitations
Bonjour Auriole. Merci pour ce retour. Tous les chapitres sont sur ce site à la page “Projet BCP”. Il vous suffit ensuite de remonter dans la chronologie des chapitres postés.
https://noiraucarre.com/category/projet-bcp/
Bien cordialement,
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Bonne journée à vous !