La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 22


20 h 46

            Le bassin du Port de l’Embouchure offre un mouillage aux péniches au point de jonction entre le canal du Midi qui débute son périple vers la Méditerranée, le latéral qui court vers l’océan, et enfin leur petit frère, nommé « de Brienne » tout comme les allées le bordant, qui remonte vers la Garonne pour en capter les eaux. Non loin de là, de l’autre côté du périphérique, se niche un parking idéalement situé pour ceux désirant gagner le sentier juché sur la digue, parcours rêvé quand il s’agit de se vider la tête dans une promenade, un footing ou une balade en vélo. Je me gare sur une des nombreuses places libres et poursuis à pied vers l’entrée de la piste cyclable. Le mince filet de bitume s’élève vers le chemin de crête qui propose un panorama intéressant sur les flots écumeux charriant la fonte des neiges des sommets pyrénéens vers les rives de l’Atlantique. Le ciel s’embrase d’ultimes rayons d’un soleil flirtant avec la ligne d’horizon.

            Avec mon sac à dos, je ressemble à n’importe quel citadin en quête d’espace qui tente de purger son cerveau d’une journée de labeur en s’offrant un coin de nature plutôt qu’en se vautrant devant un écran de télévision. Tout en approchant de mon but, je croise un couple de retraités, un homme de mon âge qui avale les kilomètres en développant des foulées dignes d’un marathonien et des amoureux qui avancent en se tenant par la taille, ne se refusant pas de multiples arrêts pour profiter à la fois de la vue et de la pulpe de leurs lèvres. Plus loin, je repère encore quelques promeneurs et, en me retournant, j’en remarque d’autres, réalisant que ce parcours s’avère fort prisé lorsque le temps est clément. Cette affluence contrarie quelque peu mon projet, mais je décide néanmoins de continuer et ne tarde pas à localiser, sur ma droite et en contrebas de la digue, la maison identifiée sur internet, avec sa piscine en partie cachée par une haie et, au-delà, une terrasse qui donne sur des baies vitrées.

            Je regarde autour de moi. Les tourtereaux partent vers le centre-ville, mais un type accompagné d’un chien arrive à moins de cent mètres et il entraîne d’autres personnes dans son sillage. Ce n’est pas mieux du côté opposé, car un nouvel adepte de la course s’approche et il vient de dépasser un groupe de quatre individus trop éloignés pour que je puisse en juger la composition.

            Pour m’accorder un peu de temps, je sors ma blague de tabac et me confectionne une cigarette. Tout en accomplissant cette tâche, je m’adosse au parapet et contemple la propriété de Marion Salois. Le surplomb m’offre un point de vue limité sur son intérieur et je suis un peu surpris qu’elle ne le protège pas d’un voile de rideaux. J’aperçois sur la gauche l’extrémité d’une table en bois cernée de chaises en osier et un grand vase contenant un ficus aux branches torturées dont certaines sont guidées vers le plafond par un tuteur invisible. La droite de l’espace accueille un canapé en cuir éclairé par la lumière diaprée d’un téléviseur. Vautrée sur les coussins, une petite silhouette lit une revue. Je ne distingue pas son visage, mais les cheveux roux de ce gamin correspondent à la photo exposée sur Facebook, me confortant dans l’idée que j’espionne le bon domicile.

            Rien ne bouge pendant quatre à cinq inspirations de fumée et le jogger me dépasse sans m’accorder un regard. Devant moi, la pente de la butte me parait assez raide, mais praticable. Il suffirait que je descende de quelques mètres pour bénéficier d’un meilleur panorama. En outre, l’herbe n’a pas été fauchée depuis un bail et elle semble avoir assez poussé ces derniers jours pour m’offrir une planque acceptable. Si je m’allongeais sur le dos en calant mes semelles contre le tronc d’un grand saule pleureur aux feuilles encore bourgeonnantes, les passants ne me remarqueraient certainement pas. Je dois juste guetter le moment idéal pour exécuter mon projet.

            Le couple de jeunes gens me dépasse.

            Je ne sais pas trop ce que je cherche, peut-être apprendre un peu mieux à connaître cette femme avant de l’aborder. Néanmoins, la présence de trop nombreux badauds me gêne et j’ai le sentiment que mon attente trop statique va commencer à éveiller des soupçons. Je dois bouger, quitte à revenir un peu plus tard, après le crépuscule. Après avoir lancé mon mégot dans les flots, je poursuis mon périple sur la digue et n’avise le petit escalier qu’une fois arrivé à son niveau. Sans plus réfléchir, je l’emprunte et disparais au regard des promeneurs. Le passage se trouve juste à côté de la propriété de Marion Salois et il permet de rejoindre la rue en contrebas. Il ne me reste plus qu’à pénétrer dans les taillis à mi-pente, serrant les dents quand quelques ronces égratignent mes avant-bras, manquant à deux reprises de glisser et me rattrapant in extremis pour gagner enfin l’endroit souhaité. Les racines du saule aident à stabiliser ma position.

            Je suis assis dans les herbes hautes. Je vois le salon devant moi, à moins de vingt mètres, tel un écran de cinéma dans une salle obscure me révélant une scène paisible. Un enfant est allongé sur un canapé dirigé vers une télévision diffusant un dessin animé. Je reconnais le petit Africain Kirikou. Mes filles en sont folles. Je m’étonne un instant que ce gamin ne soit pas déjà au lit, puis me rappelle qu’il est en vacances. Derrière lui, sa mère est installée à l’extrémité de la grande table, les yeux rivés à un ordinateur. Elle est tournée vers moi, sa robe de chambre ouverte m’offrant une perspective troublante sur sa poitrine à peine dissimulée par une nuisette aérée. Sa courte chevelure, légèrement androgyne, achève de me convaincre que j’espionne la bonne personne. À la fois ému par la beauté de la jeune femme et confus d’observer son intimité à son insu, je déglutis et me dis que je n’ai rien à faire là, sans parvenir néanmoins à baisser le regard vers mes pieds pour leur ordonner d’accomplir le chemin inverse. Bien au contraire, mes paupières s’écarquillent et une dose d’adrénaline coule dans mes veines, mes sens aiguisés par la conscience de braver un interdit, mesurant ainsi à quel point la barrière me séparant des délinquants que je traque n’est pas si hermétique. Je ne bouge pas, fasciné par le spectacle pourtant statique d’une nymphe absorbée par un écran. Que peut-elle bien faire ? Achève-t-elle son travail de la journée ? Visionne-t-elle un film en streaming ? Se contente-t-elle de surfer sur le net, peut-être de consulter sa fiche Facebook ou ses mails ? Je n’en sais rien et, en fait, je me fous pas mal de répondre à ces questions. Car mon attention ne se nourrit que du désir de la contempler et de prolonger cet instant.

            Depuis la poche intérieure de mon caban s’élève une musique, Purple rain.

            Bien trop forte à mon goût.

            Si elle colle parfaitement au moment, elle me plonge dans un état de panique absolu. Tremblante, ma main droite recherche l’appareil pour l’éteindre quand je vois les yeux de la maîtresse des lieux se lever dans ma direction.

            Est-ce une coïncidence ?

            Impossible à dire, mais je me recroqueville contre le tronc d’arbre alors que mes doigts s’emparent du téléphone, puis hésitent à le sortir, car je réalise qu’il émettra forcément une lumière susceptible de me trahir. Incapable de trouver une réponse adaptée, me maudissant de cette négligence, je me précipite à quatre pattes vers le chemin, toujours en écoutant Prince chanter à son amour qu’il n’a jamais voulu lui faire du mal.

            Un coup d’œil vers le bas et mon sang se glace.

            La jeune femme regarde vers moi. La musique ou mes mouvements maladroits ont attiré son attention. Il ne me reste plus qu’à courir, en espérant que l’obscurité cache mes traits.

            Je me relève et perçois un cri.

            Strident.

            Mon cœur s’emballe.

            Encore trois pas et je retrouverai l’escalier.

            Je les accomplis sans encombre, comme par miracle sur ce terrain accidenté.

            Prince se tait enfin, lassé d’attendre que je décroche.

            J’avale les marches deux à deux et déboule sur la piste cyclable qui surplombe la digue, juste devant un couple de vieillards et leurs chiens, heureusement un caniche qui ne s’offusque de mon arrivée impromptue que par des aboiements suraigus. Les lèvres de la grand-mère forment un ovale précurseur de crise cardiaque, alors que son homme lève les mains dans un réflexe ridicule pour se protéger. De voyeur, je me transforme maintenant en agresseur d’honnêtes citoyens. Je ne leur laisse pas le temps de détailler mon visage et me dirige d’un pas rapide sur le chemin au-dessus du fleuve.

           

         

        

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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