La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 21


18 h 24

            À notre retour, nous retrouvâmes les autres membres de notre groupe dans le hall du commissariat, juste derrière la banque d’accueil et en partance pour le Cactus, le bar restaurant situé non loin de la place Arnaud Bernard. Même si la perspective d’une Guinness agrémentée d’une assiette de charcuterie ne me rebutait pas, et malgré l’insistance déployée par mes collègues, arguant tous que nous avions bien assez progressé dans notre enquête pour nous accorder une petite pause, j’avais trouvé la force de décliner leur offre avec en tête une liste de tâches à accomplir pour la soirée, dont certaines n’avaient rien à voir avec le meurtre d’Aymeric Dedieu. Bien sûr, je m’étais bien gardé de m’appesantir sur mes intentions, leur donnant ma bénédiction à la double condition qu’ils me fissent un résumé de leur dernière récolte et surtout qu’ils revinssent frais et dispos demain matin.

            Un peu agacés par ma première requête qui les forçait à s’immerger de nouveau dans le travail alors que leurs esprits s’échappaient déjà hors de ses murs, ils consentirent finalement à reporter leur départ pour m’affranchir. Jessica et Moki furent les premiers à se lancer pour me raconter ce qu’ils avaient découvert au domicile de Guilhem Canillac qui, selon eux, ne se démarquait en rien de n’importe quel appartement habité par un étudiant. Pièces plongées dans un chaos cool, amas de vêtements sales dans un coin, lit en bataille, évier débordant de vaisselles, plats périmés abandonnés dans le frigo, piles branlantes mélangeant bouquins juridiques, romans et BD, feuilles de cours éparpillées, bureau accueillant un PC et son écran, affiches de films récents et de groupes de rocks inconnus punaisées sur toutes les cloisons, mes deux collègues avaient dû s’accorder un temps d’adaptation pour s’imprégner de la configuration des lieux et entamer leur perquisition en respectant une certaine logique afin de ne rien négliger. Cette visite leur avait pris tout l’après-midi pour une récolte bien maigre, à savoir l’unité centrale qu’ils avaient ramenée à notre service technique et surtout, seul élément venant peut-être abonder l’hypothèse de la culpabilité du jeune homme, la présence de trois magasines gays dissimulés dans un tas d’autres revues pornos sur la dernière tablette du placard de sa chambre. Difficile d’affirmer que cette trouvaille présentait un intérêt capital, mais le travail de nos informaticiens pourrait éventuellement la consolider s’ils découvraient que Guilhem Canillac consultait régulièrement des sites homosexuels grâce à l’examen de l’historique de son navigateur internet. Si tel était le cas, la théorie avancée par Moki quelques heures plus tôt serait analysée avec une attention décuplée. Dans ce cadre, le contenu de la clé USB si gentiment fournie par Thomas Jarric pourrait aussi s’avérer déterminant.

            En sens contraire, le témoignage de la petite amie du suspect, Margot Brion, que Jessica avait réussi à contacter par téléphone à la fin de l’après-midi, laissait plutôt penser que le fils du procureur restait dans les standards hétéros. Quand ma collègue l’avait interrogée sur le comportement intime de son compagnon, l’étudiante en droit ne lui avait pas répondu tout de suite, certainement gênée par l’indiscrétion de ce questionnement, puis elle s’était reprise en lui assurant, sur un ton définitif, que tout était normal de ce côté-là. Compréhensive, Jessica avait préféré ne pas insister, considérant qu’elle n’arriverait pas à tirer autre chose de cette jeune femme déjà ébranlée par l’arrestation de son fiancé. Dans ce contexte, la probabilité qu’elle se confie sur d’hypothétiques difficultés sexuelles ternissant leur relation semblait bien mince, d’autant plus qu’elle paraissait assez intelligente pour deviner que cette information pouvait porter préjudice à Guilhem Canillac.

            Toujours en cercle dans le hall transformé en salle de réunion improvisée, Manu leva la main pour réclamer la parole et je l’encourageai d’un signe de tête. Il avait réussi à obtenir des opérateurs téléphoniques la liste des appels entrants et sortants de toutes les lignes connues, personnelles comme professionnelles, de Thomas Jarric et son épouse, avec l’identité de tous leurs correspondants. Il lui avait été facile d’introduire dans un second temps ces noms dans le STIC pour vérifier si un de ces individus avait déjà commis une infraction. À part quelques menus délits, en majorité des contraventions au Code de la route et un seul rappel à la loi pour coups et blessures dans le cadre d’une bagarre de bar, la recherche n’avait rien révélé de probant. Jusque-là, nous ne pouvions donc pas établir que l’entrepreneur avait engagé des voyous pour mener à bien une vengeance, ce qui ne le disculpait pas encore pour autant, car il avait peut-être pris ses précautions et utilisé des moyens plus discrets pour ce faire.

            Un peu déçu par ce résultat bien maigre, Manu s’était ensuite rendu dans le quartier Saint-Cyprien, sur l’autre rive de la Garonne, afin de rencontrer les agents du service de vidéosurveillance géré par la police municipale, la requête de notre administration visant à obtenir en direct les films enregistrés par les dix-sept caméras de la ville ayant été retoquée par la nouvelle équipe d’élus qui siégeait au Capitole. Comme le délai de conservation des images se limitait à quinze jours, nous avions l’espoir de vérifier le témoignage de Guilhem Canillac, ce dernier continuant à nous soutenir qu’il était allé à l’Ours blancla veille, aux environs de treize heures, pour n’en partir qu’après seize heures avec l’intention de rejoindre son ami. Lors de notre visite de cet établissement, le matin même, j’avais remarqué un objectif situé idéalement au coin d’un immeuble de la place Wilson. Peut-être avait-il capté sa présence, ou bien un autre disposé sur son trajet ?

            Manu ne fut pas long à enterrer mes illusions, m’indiquant qu’un des neuf collègues territoriaux chargés de la vidéosurveillance avait étudié la carte du centre-ville avec lui pour convenir que le parcours le plus direct entre l’appartement de Canillac et l’hôtel, un itinéraire passant par la rue Rivals, puis Montoyol, avant de gagner celle du Taur vers la Cathédrale Saint-Sernin, et finalement la rue de la Chaîne non loin de la faculté de droit, n’était pas pourvu de caméras. Comme celle déjà évoquée était orientable, si elle n’avait pas enregistré la venue de Guilhem Canillac, nous ne pourrions tout simplement pas nous en servir. Cette fonctionnalité très avantageuse quand il s’agissait de guetter des délinquants en direct représentait ici un inconvénient majeur, car l’objectif n’était pas fixé en permanence vers le seuil de l’Ours blanc. Et même si notre prisonnier ne figurait finalement nulle part sur le film visionné par Manu, impossible pour autant d’affirmer qu’il n’avait pas rejoint l’hôtel, ni le contraire, d’ailleurs, ce qui n’allait pas vraiment aider sa défense. Bref, dans cette histoire, inutile de compter sur cette technologie pour l’innocenter. Il ne nous restait plus qu’à patienter jusqu’au lendemain et l’annonce des résultats ADN.

            Estelle prit la parole en dernier pour évoquer sa rencontre avec Marcel Gaudin, le chef du SRPJ. Comme attendu, notre commissaire n’avait pas sauté de joie lorsqu’elle lui avait appris la disparition du Glock juste avant sa destruction pour être déterré dans le parc de la propriété des Dedieu, d’autant plus que cette arme appartenait à un des braqueurs poursuivis par le père de notre suspect. Guilhem Canillac commençait donc à cumuler des indices contre lui, un des principaux formé pour l’instant par la contradiction entre l’heure de rendez-vous qu’il nous avait donnée et le SMS découvert dans la mémoire de son portable, ainsi que dans celui de la victime. À ce sujet, l’étude du bornage de son appareil s’avérerait également déterminante pour consolider son parcours en le fixant dans le temps, mais l’opérateur téléphonique ne semblait pas presser de nous la soumettre. En sens inverse, Gaudin avait bien sûr entendu la manière dont Guilhem Canillac tentait de nous offrir un alibi en nous parlant de sa présence avec une inconnue dans un hôtel de la ville quand Aymeric Dedieu rendait l’âme, mais là encore, notre prisonnier se révélait incapable de nous fournir une seule preuve pour étayer ses affirmations, que ce soit l’identité de cette femme et encore moins son témoignage. À moins de penser que le sort s’acharnât contre lui, nous ne pouvions que considérer notre impuissance à découvrir d’autres faits susceptibles de démontrer ses dires comme autant d’éléments établissant sa culpabilité. Évidemment, Gaudin ne s’était pas privé pour appuyer là où ça faisait mal en estimant que la faiblesse de notre enquête résidait à ce stade dans l’absence d’un mobile clair pouvant justifier le passage à l’acte, sans parler de l’incongruité pouvant caractériser l’attitude du substitut du procureur si ce dernier avait bien subtilisé une arme dans les scellés alors qu’il savait qu’elle comportait un numéro de série. Néanmoins, notre patron avait convenu que nos efforts arriveraient certainement à expliquer ces lacunes et que, tout compte fait, elles ne pesaient pas bien lourd face à la masse d’indices rassemblés. En somme, Gaudin n’avait finalement pas rechigné à prendre le combiné pour appeler Laetitia Lafargue, se lançant devant Estelle dans un résumé brillant de la situation qui avait provoqué la prolongation pour vingt-quatre heures de la garde à vue du jeune homme.

            Le gamin marine donc toujours dans sa geôle, au sous-sol du commissariat, pendant que je pianote sur les touches de mon clavier. Un coup d’œil par la fenêtre, en attendant que le fruit de ma requête s’affiche sur l’écran, m’informe que le ciel reste dégagé. Le STIC ne m’offre aucune entrée pour Marion Salois, le nom confié par Salvatore Conti ce midi, et qui correspond selon lui à l’identité de la petite amie cachée de Evan Atkins, un des Cagoulés d’origine irlandaise incarcéré à Lisbonne. Voyons ce que donnent les Pages blanches.

            Quelques clics plus tard, je tombe sur une adresse située au numéro huit de la rue de la Fourmi, à Toulouse. Ces coordonnées ne m’évoquent rien. Je les note sur mon calepin avant de lancer une recherche Google. Une carte apparait, me signifiant que le domicile de cette femme se trouve à moins de deux kilomètres du commissariat, dans le prolongement du canal du Midi et juste après sa jonction avec le canal latéral et celui de Brienne, de l’autre côté du périphérique et non loin du quartier des Amidonniers, sur la rive droite du fleuve. Je clique sur l’image satellite et zoome au maximum pour basculer sur l’application Street View qui permet de se balader virtuellement dans le monde entier sans bouger de son bureau. Je repère facilement la maison de ma cible. Elle me parait assez luxueuse par ses dimensions et surtout au regard de son jardin qui s’étend jusqu’à la digue. La propriété accueille même une piscine qui semble très spacieuse. Un coin de tranquillité au cœur de la métropole régionale. Marion Salois ne doit pas vivre dans le besoin. Mon intérêt en sort conforté. Si cette personne est bien la petite amie du Cagoulé, alors elle a pu bénéficier de ses largesses. Ça vaut peut-être le coup que je me rende sur place pour tenter d’en savoir plus, mais cette fois en ne me présentant pas à elle comme un membre des forces de l’ordre. Non, cette approche n’a rien donné quand nous avons interrogé les épouses des autres braqueurs, ces dernières adoptant aussitôt une attitude défensive ne nous offrant aucune prise. Il serait bien plus efficace de procéder par étape, en dissimulant mon appartenance à la police, afin de glaner à l’insu de cette femme des renseignements utiles sur cette organisation criminelle. Mais cette manière de faire implique que j’agisse seul, sans en référer à ma hiérarchie ni à la justice, retombant ainsi dans mes anciens travers et m’exposant à des difficultés que je ne peux pour l’instant anticiper. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Un clignement de paupières me suffit pour répondre.

            Avant d’emporter ma besace, je consacre un peu de temps à surfer pour vérifier si je peux en apprendre plus sur Marion Salois. Dispose-t-elle d’un compte Facebook ? Peut-être… Ce nom m’offre plusieurs entrées que je consulte en ne tardant pas à repérer le profil de celle qui vit à Toulouse. Sa photo capte d’emblée mon attention, celle d’une femme assez jeune, je dirais la trentaine, assez belle à en juger son visage avec un petit nez retroussé, des lèvres charnues colorées d’un rouge sombre, quelques taches de son sur sa peau s’accordant avec une courte chevelure rousse et surtout de grands yeux émeraudes. Si c’est bien elle, Evan Atkins est un sacré veinard. Sauf qu’il a tout gâché en perpétrant ses crimes, et surtout en se faisant arrêter.

            Je continue l’exploration en remarquant qu’elle se présente comme célibataire. Elle a suivi des études à l’université du Mirail, en langues étrangères, et travaille aujourd’hui à Airbus, sans plus de précisions sur les fonctions qu’elle exerce dans cette entreprise. Elle fréquente aussi deux groupes, l’un dédié à des clichés de paysages naturels, le second au théâtre. Un peu intrigué, je clique sur ce dernier et réalise très vite qu’il rassemble les membres d’une troupe amateur de la région qui répète régulièrement au centre culturel des Mazades. Ils semblent rechercher de nouveaux acteurs. Je viens peut-être de trouver le bon angle pour l’aborder…

            Marion Salois compte vingt-trois amis. Curieux, je visite les pages de plusieurs d’entre eux dans l’espoir de glaner des éléments la reliant aux criminels. Je déchante assez vite. Ces gens m’ont l’air bien intégrés, la plupart bénéficiant d’emplois stables dans des administrations ou des sociétés établies. Airbus revient à plusieurs reprises, ainsi que la compagnie des Mazades. Je découvre également d’autres personnes portant le même nom, une Élise qui me parait plus jeune, éventuellement sa sœur, mais aussi un Bruno qui aurait l’âge d’être son père. Me disant que je pourrais toujours explorer ses profils si nécessaire, je poursuis en consultant sa galerie de photos. Si elle apparait seule dans la plupart, se mettant en scène dans des paysages bien différents, que ce soit à la plage, à la montagne, à la campagne ou dans divers environnements urbains, souvent à la terrasse de cafés ou attablés dans des restaurants, je ne suis pas long à remarquer la présence récurrente de clichés qui ciblent un enfant, un garçon aux cheveux roux. Les plus récentes laissent penser que ce gamin n’est pas bien vieux, six ou sept ans au plus. Il est présenté seul, parfois avec un chat, ou avec des copains de son âge, mais aussi à maintes reprises avec la jeune femme qui a jugé bon d’exposer ces images sur Facebook.

            Est-ce son fils ? je me demande, le regard rivé sur une photo où les deux sont enlacés sur un canapé, avec le félin vautré sur un coussin juste à côté d’eux. Et si tel est le cas, Evan Atkins serait-il le père de ce môme ? En faisant défiler les clichés, je ne repère sur aucuns le visage du Cagoulé, ni d’ailleurs celle d’un homme revenant assez souvent pour jouer ce rôle. Donc, l’hypothèse tient la route. Il est temps que je me dégourdisse les jambes.

        

Traitement en cours…
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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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