La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 20

 

16 h 1

            Après nous avoir demandé de patienter un instant pour enfermer son molosse surexcité dans son garage en sous-sol, notre guide nous invite à pénétrer dans sa propriété. Passé le portail et la haie, nous bénéficions d’un panorama complet sur la maison et le terrain qui l’entoure. L’édifice ressemble plus à une réplique grossière d’une villa romaine qu’à un bâtiment conçu à la chaine par un promoteur. Nous le contournons par un chemin goudronné qui serpente entre des bosquets pour gagner une terrasse abritée d’un toit supporté par six colonnes doriques. Un peu surélevée, la plateforme surplombe une piscine rectangulaire aux proportions indécentes, elle-même précédant une vaste zone au relief contrasté qui, en formant une ligne d’horizon crénelée, offre à l’endroit une intimité précieuse. Ce jardin dessine des buttes artificielles soutenues par des roches importées. Elles accueillent diverses essences, palmiers, ifs italiens et autres eucalyptus, mais aussi quelques massifs floraux comme autant de touches multicolores rompant la domination émeraude. La voûte céleste ne présentant qu’une hégémonie azur, sans la moindre présence cotonneuse, les rayons de soleil chauffent assez cet espace protégé pour que notre hôte nous propose de rejoindre des sièges garnis de coussins blancs.

            Avant de m’asseoir, un coup d’œil au-delà de la baie vitrée m’offre un aperçu de l’intérieur inaccessible. Écran plat de la taille d’une porte accrochée à une cloison, canapé en cuir brun et fauteuils assortis, mobilier enduit de laque laiteuse, carrelage en damier, seuls les tableaux abstraits pendus aux cimaises démentent l’impression de visionner un film en noir et blanc. Mais si le tout transpire le luxe décomplexé, je ne ressens pas cette pointe de jalousie éprouvée en découvrant la propriété des Dedieu. Une photo suscite néanmoins mon intérêt. Elle est fixée au mur à l’intérieur d’un cadre immense, au moins un mètre sur deux. Pas classique, pour un portrait, celui d’une adolescente enjouée, blonde, le regard noir souligné de ricil. Maëlys, la jeune femme suicidée par la faute de la manipulation perverse de deux gamins égotistes. En remobilisant mon attention sur Thomas Jarric, je remarque qu’il m’observe, debout et les deux mains appuyées sur le dossier d’une chaise.

            — Vous souhaitez boire quelque chose ? propose-t-il d’une voix éraillée certainement engendrée par une consommation abusive de nicotine.

            Je considère Serge et réalise qu’il semble intéressé par l’offre.

            — Un jus de fruit ? reprend l’entrepreneur. Du thé ? Une bière ?

            — Un verre d’eau fera l’affaire, interviens-je.

            — Alors portez en deux, maugrée mon coéquipier.

            — Très bien, comme vous voulez, conclut le propriétaire des lieux, en s’éloignant vers une porte-fenêtre.

            Il se contente d’ouvrir le vantail translucide pour crier à l’intérieur :

            — Laura ! Nos invités sont arrivés ! Tu peux nous apporter trois verres, une carafe d’eau et une Heineken ?

            La commande passée, il revient vers nous et s’installe de l’autre côté de la table basse. Sa bedaine repose sur ses cuisses et il pousse un soupir de soulagement en calant sa colonne vertébrale contre le dossier. Sa main droite fouille fébrilement une poche de sa veste pour en extraire un paquet de Marlboro. Il le lance sur le plateau qui nous sépare après en avoir fixé une entre ses lèvres.

            — Je vous en prie, marmonne-t-il, en jouant du briquet.

            Je me dis que je ne serais pas accusé de corruption pour si peu et m’empare d’une cigarette sous l’œil réprobateur de mon mentor. Le propriétaire des lieux se penche en avant pour en carboniser l’extrémité. Une bouffée de fumée plus tard, il nous demande :

            — Alors, que me vaut votre visite, messieurs ?

            — Nous souhaitons vous poser quelques questions, je m’empresse de lui répondre en sortant mon mobile. À ce sujet, nous autorisez-vous à enregistrer cette conversation ?

            L’homme fronce ses sourcils perlés de gris.

            — Si ça vous fait plaisir, fait-il. Mais j’aimerais connaître vos motivations.

            — C’est bien normal, lui rétorqué-je en lançant l’application affichée sur l’écran de mon appareil. Nous enquêtons sur un crime.

            Thomas Jarric se redresse, ses traits soudain tendus. Je l’affranchis :

            — Aymeric Dedieu vient d’être assassiné.

            Je me concentre sur sa réaction. Il déglutit et sa mâchoire se crispe. Son regard, un instant halluciné, se durcit.

            — Que s’est-il passé ? finit-il par demander, portant son attention sur Serge avant de la refixer sur moi.

            — Vous comprendrez que je ne puisse vous exposer en détail les circonstances de ce drame, expliqué-je. Je peux juste dire qu’il a été tué et que nous recherchons activement son meurtrier.

            L’homme lève le menton pour scruter la charpente soutenant le toit de sa terrasse.

            — Incroyable, murmure-t-il.

            Je m’apprête à lui répondre lorsque la porte-fenêtre s’ouvre derrière nous. Je me retourne pour voir une femme blonde qui aurait pu faire le bonheur d’un magazine de mode. Assez grande et mince tout en affichant des mensurations avantageuses soulignées par une robe verte à la fois courte et moulante, celle qui doit être la conjointe de l’entrepreneur nous gratifie d’un sourire narquois avant de s’avancer. Elle porte un plateau. Séduit par l’apparition, je me retrouve debout comme si un ressort venait de me propulser hors de mon siège. Notre hôte et mon coéquipier également. La beauté dépose nos rafraîchissements sur la table basse. Elle me semble trop jeune pour être la mère de Maëlys.

            — Laura, dit Thomas Jarric. Je te présente les officiers de police Victor Bussy et Serge Gayral, du SRPJ de Toulouse. Messieurs, mon épouse.

            — Enchanté, madame, m’empressé-je de réagir, en acceptant de serrer la main qu’elle tend vers moi.

            Nos regards se croisent et j’ai l’impression de me perdre dans l’azur. Le sortilège se rompt lorsqu’elle se détourne pour saluer mon collègue dont le visage sévère se détend, peut-être pour la première fois de la journée. Je connais peu de femmes capables de tels prodiges, mais Laura Jarric appartient à cette élite qui a vu les fées se pencher sur leur berceau pour les doter de tous les attributs nécessaires à enchaîner les sentiments des hommes. Quand je l’observe aux côtés de son mari, je ne peux m’empêcher de mesurer à quel point leur couple est mal assorti, autant par la différence d’âge que par l’apparence. Je me dis que les affaires de l’entrepreneur doivent vraiment être florissantes, car il ne reste que la richesse pour servir de liant à leur relation, ce qui me la rend d’un coup beaucoup moins attrayante.

            — Bonjour, messieurs, déclare enfin la nouvelle venue. Excusez-moi, mais je vais vous laisser. C’est bientôt l’heure de ma séance de gym. Alors, bonne fin d’après-midi.

            — Merci Laura, lui rétorque Thomas Jarric.

            L’intermède ne s’achève que lorsqu’elle disparaît dans la maison. Nous regagnons nos places et je ne peux m’empêcher de m’agacer de l’air satisfait qui modèle la figure de notre hôte. Je me dis qu’il ne réagirait pas autrement s’il venait de nous présenter sa nouvelle voiture de luxe. Je me rafraîchis le gosier en portant le verre d’eau à ma bouche et Serge suit mon exemple.

            — Monsieur Jarric, je reprends, une gorgée engloutie. Je ne vais pas vous faire l’insulte de vous demander si vous connaissez Aymeric Dedieu. Nous savons que c’est le cas et que vous préféreriez certainement n’avoir jamais entendu parler de lui.

            Ses traits se sont figés et ses yeux me sondent comme si j’étais le diable en personne.

            — J’aurais aimé être là, murmure-t-il.

            — Pardon ? réagit Serge, surpris autant que moi par ces mots.

            Thomas Jarric le considère. Sa cigarette continue à se consumer entre ses doigts.

            — Ce petit enfoiré est mort et il n’a jamais payé pour son crime. J’espère que le visage de Maëlys est venu le hanter avant que les ténèbres l’emportent.

            Il observe maintenant le sol en céramique. Je n’en suis pas certain, mais j’ai l’impression que des larmes se forment à la jonction de ses paupières. Il porte la Marlboro à ses lèvres et je fais de même, soudain envahi par le désir de nicotine. Il relève la tête et me fixe.

            — Vous l’avez vue ? me demande-t-il.

            — Quoi ?

            — Cette vidéo horrible, celle qui a tué mon trésor.

            — Non.

            Il hausse les épaules et précise :

            — C’est fou que je puisse l’évoquer, alors que ma fille est humiliée dans ce film. Mais ce n’était pas vraiment elle, Maëlys n’aurait jamais accepté d’être traitée de la sorte dans des conditions normales. Ils l’avaient soulée, ces salauds. Peut-être même aussi droguée avec je ne sais quoi. Bref, quand je regarde cet enregistrement, je me console en me disant que ce n’est pas elle qui se trouve avec ces deux vicieux qui profitent de son corps. De cette manière, j’arrive à rassembler assez de force pour continuer le visionnage et ainsi mesurer à quel point ces gamins ont fait preuve d’un comportement inhumain en malmenant une de leur amie, une adolescente qui leur faisait confiance et qui aimait l’un d’eux.

            Il soupire, toujours ses yeux rivés aux miens.

            — Alors oui, admet-il. C’est certainement choquant, mais le premier sentiment que j’éprouve en entendant que ce petit enfoiré est mort, c’est de la frustration. Parce que maintenant, jamais plus je ne pourrais lui faire payer ce qu’il a fait à ma gosse.

            Thomas Jarric écrase son mégot dans un cendrier en cristal posé sur la table basse. Il ajoute, d’un ton définitif :

            — Comme dirait l’autre, j’irai cracher sur sa tombe.

            Je n’en reviens pas qu’il profère de telles sentences, nous confirmant par la même occasion ce que nous connaissions déjà, la réalité de son mobile. Il ne m’est pas très difficile de me mettre à sa place. Après tout, je sais comme lui à quel point un père peut aimer sa fille. J’en ai deux et je suis incapable de quantifier les sentiments qui me lient à elles, si ce n’est qu’il s’agit de l’image la plus proche que je me fais de la notion d’infini. Alors, ne serait-ce que d’imaginer la perte de l’une d’elles dans des conditions similaires allume une flamme terrible, une émotion susceptible de renverser toutes les barrières, celles de la loi comme de la morale, pour me transformer en un tueur implacable. Oui, si un petit enfoiré faisait subir ça à une de mes puces, je n’éprouverais aucune difficulté à lui coller trois balles dans la peau.

            — Monsieur Jarric, intervient Serge, venant briser de manière fort à propos mes fantasmes morbides. Pouvez-vous nous dire ce que vous faisiez, hier après-midi ?

            Notre interlocuteur se détend, sa grande carcasse obèse s’adossant à son siège et son regard me quittant pour scruter mon coéquipier. J’écrase à mon tour ma cigarette dans le cendrier.

            — Je me trouvais en ville, murmure-t-il.

            — Seul ? le sollicite Serge.

            Il sourit, s’attendant vraisemblablement à cette question. Je crois deviner un soupçon de raillerie au fond de ses yeux.

            — J’étais avec Laure et des amis, répond-il

            — Au fait, s’agit-il de la mère de Maëlys ? l’interrogé-je, désireux de confirmer une hypothèse.

            Encore un rictus. Triste, celui-là.

            — Non. Avec elle, nous avons divorcé peu de temps après le drame. Maëlys était notre fille unique et notre couple n’a pas survécu à sa disparition.

            — Quel est son nom ? je demande.

            — Maria Monteiro.

            — Elle vit à Toulouse ?

            — Maria est née en Espagne. À Barcelone. Elle y est retournée quand nous nous sommes séparés.

            — Vous avez ses coordonnées ?

            — Oui, attendez, je vais vous les donner.

            Thomas Jarric prend son mobile et commence à pianoter sur l’écran. Il n’est pas bien long à nous confier un numéro. Je m’apprête à poser une autre question, mais Serge me grille la priorité.

            — Vous nous avez indiqué que vous avez passé l’après-midi de dimanche avec des amis. Vous pouvez préciser ?

            — Nous étions à un repas organisé par le Rotary Club de Toulouse au Novotel de Compans Caffarelli.

            Je connais l’endroit situé à deux pas du commissariat, non loin du Palais des sports, de l’école de commerce, mais aussi du Jardin japonais dans lequel j’ai rencontré Salvatore Conti, quelques heures plus tôt.

            — Vous y êtes restés jusqu’à quelle heure ? l’interroge mon coéquipier.

            — Le déjeuner s’est poursuivi dans un séminaire très intéressant animé par Alexandre Munier, le président du pôle de compétitivité chargé de développer le projet de l’Oncopole. Nous sommes rentrés aux environs de dix-huit heures.

            Le sujet ne m’est pas étranger. Il s’agit de l’édification d’un complexe mêlant recherche scientifique et établissement hospitalier dont le but est de rassembler toutes les compétences pour lutter contre le cancer. Ces bâtiments sortent en ce moment même de terre sur le site où, huit ans auparavant, a explosé l’usine AZF, à peine quinze jours après les attentats de New York. Quand on connaît le traumatisme que cette catastrophe a laissé dans les chairs et les têtes des Toulousains, je ne peux m’empêcher de voir dans ce programme une sorte de compensation imaginée par des pouvoirs publics incapables d’avoir prévenu le drame.

            — Vous trouverez la liste des organisateurs de cet évènement sur le blog du Rotary, précise Thomas Jarric. Vous pourrez les contacter pour vérifier mes dires si ça vous chante.

            Trop aimable… Ou peut-être un tantinet anticipé. Bien sûr, nous les appellerons, plus par acquit de conscience que dans l’espoir de confondre un éventuel mensonge de notre hôte qui bénéficie d’un alibi en béton. Même si cet homme haïssait la victime, je dois me rendre à l’évidence : ce n’est pas lui qui a tué Aymeric Dedieu. Au mieux, il a commandité son meurtre, ce qui, en l’état, ne me parait pas si absurde, car Thomas Jarric possède bien assez de ressources pour orchestrer ce crime. Seul bémol : la culpabilité de Guilhem Canillac semble de plus en plus évidente et nous ne disposons pour l’instant d’aucun indice matériel permettant de lier l’entrepreneur à l’exécution de l’ancien copain de sa fille.

            — Très bien, monsieur Jarric, je reprends. Nous vous remercions de nous avoir reçus. Nous n’allons pas vous déranger plus longtemps.

            — Attendez, répond notre hôte. Si vous voulez, je peux vous fournir une copie du film réalisé par ces petits enfoirés.

            Sa proposition me laisse sans voix. Il précise :

            — Comme ça, vous pourrez constater par vous-même de quoi ils ont été capables.

            — Nous n’enquêtons pas sur cette affaire, relativisé-je.

            — Mais ça peut certainement vous aider à mieux cerner la personnalité de la victime, non ?

            Et à connaître aussi celle de son meilleur ami, pensé-je dans la foulée, en me gardant bien de le révéler à mon interlocuteur. Même si cette vidéo doit se cacher quelque part dans les sous-sols du tribunal, je me dis que l’offre de Jarric peut nous éviter des démarches administratives et également la surprise de découvrir que les données ont été effacées entre temps pour une raison quelconque, voire ont simplement disparu comme le Glock qui a servi à tuer Aymeric Dedieu. Voilà pourquoi nous quittons Muret, quelques minutes plus tard, avec une clé USB en poche.


        

Traitement en cours…
Terminé ! Vous figurez dans la liste.

Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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