La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 19

 

15 h 43

            Après avoir emprunté le périphérique en explosant toutes les limites de vitesse, terrorisant les conducteurs en déboulant dans leur sillage avec le gyrophare collé au toit de notre Mégane attitrée, Serge a pris la sortie de Cugnaux en refusant que j’allume le GPS, ne cessant de m’expliquer qu’il connaissait la région comme sa poche et qu’il se faisait un honneur de me mener à bon port sans recourir à une machine qui ne parviendrait, au final et selon ses mots, qu’à ramollir nos putains de cerveaux. Une fois bouclés trois tours du centre-ville et certainement lassé d’admirer les briques roses de la mairie et de l’église Saint-Laurent, visite agrémentée d’un chapelet d’insultes, mon cher coéquipier m’a finalement autorisé à laisser parler la technique, et nous voilà enfin arrivés dans un quartier résidentiel abritant des demeures aux dimensions outrageuses. Notre véhicule s’engage dans une impasse qui longe le canal de Saint-Martory et la voix trop polie qui nous guide nous conseille de nous arrêter juste avant un champ et le début d’un chemin de terre qui disparaît dans un bosquet, une centaine de mètres plus loin. Difficile de trouver un coin plus perdu dans ce secteur envahi pourtant par une urbanisation excessive.

            Pendant que Serge gare la voiture en bordure d’une haie coupée au cordeau, je tente de digérer cette fin de trajet tumultueuse. L’interrogatoire de Thomas Jarric mérite toute notre attention. Serge a pu le contacter en début d’après-midi pour organiser cette entrevue et le chef d’entreprise a préféré nous donner rendez-vous à son domicile plutôt que dans la zone industrielle de Thibaud où sont installés les locaux de sa société, arguant qu’il ne souhaitait pas que ses employés s’inquiètent du passage de la police. Ça me va, car ainsi nous aurons peut-être l’occasion de rencontrer sa femme. Je sors à peine de la Mégane que la musique du Parrain agresse mes tympans. Nos collègues tentent de nous joindre. Je m’empresse de prendre l’appel.

            — Il y a du nouveau ? je commence, en faisant signe à Serge de patienter.

            — Pas qu’un peu, me répond Estelle, fébrile. Le Glock trouvé dans le sac a bien tiré les trois balles qui ont tué Aymeric Dedieu. La balistique vient de le confirmer.

            — C’est pas une surprise…

            — Attends, c’est pas tout ! Son numéro de série n’a pas été effacé et il est enregistré dans notre base. Mais je garde le meilleur pour la fin… Ce pistolet est relié à une affaire qui a été instruite par notre service en 2003. Le braquage d’un bureau de tabac dans le quartier des Mazades. L’enquête est parvenue à confondre deux gamins de ce même quartier et l’un d’eux l’avait en sa possession. Depuis, ils ont été jugés et condamnés. Ils purgent encore leurs peines au centre de détention de Muret.

            — OK, mais alors comment ce Glock a pu se retrouver mêlé à notre assassinat ?

            — Bonne question. C’est une énigme parce qu’il a été enregistré comme pièce à conviction et il est censé avoir été broyé en 2007, avec trois cent quatre autres armes à feu, après avoir rouillé quelques années dans les sous-sols du palais de justice, à l’abri des locaux gérés par le greffe.

            Je réfléchis. Ce calibre a donc été subtilisé dans l’intervalle pour finir par atterrir dans les mains du meurtrier. Qu’il ait été volé lors de son séjour dans les rayonnages surchargés ou plus tard, pendant le trajet jusqu’à son lieu de destruction par les services de déminages, l’information peut ébranler toute la chaine judiciaire.

            — C’est une bombe, murmuré-je.

            — Ouais. J’en connais qui vont passer des nuits blanches.

            — T’en as parlé à quelqu’un ?

            — Non, t’es le premier.

            — Il faut jouer la montre, car le taulier devra mettre obligatoirement l’IGPN[1] sur le coup et ça va nous compliquer la vie.

            — On ne pourra pas le cacher bien longtemps, tempère Estelle. D’une part, ce renseignement ne nous appartient pas, car il a été découvert par l’Identité judiciaire et, d’autre part, j’ai bien peur qu’il s’agisse d’un des éléments clés de l’affaire.

            La jeune enquêtrice reprend son souffle en même temps qu’elle ménage ses effets. Je suis suspendu au portable collé à mon oreille. Face à moi, au-delà de notre véhicule de service, Serge me dévisage en fronçant les deux broussailles pileuses qui maintiennent ses yeux noirs dans l’ombre.

            — Il y a une seconde correspondance avec le meurtre, finit-elle par murmurer. Je veux dire, en plus du pistolet. Allez, je te laisse deviner…

            — Arrête de jouer. J’ai un gars à auditionner.

            — Je me demande si c’est encore la peine !

            — Tu rigoles ?

            — Non, parce que l’autre lien est substitut du procureur. Charles Canillac était chargé de l’affaire du casse des Mazades. C’est lui qui a poursuivi les deux gamins.

            Ébranlé, je pose mes deux coudes sur le toit de la Mégane. Estelle me porte le coup de grâce.

            — Tu sais très bien que sa fonction lui offrait un accès facilité aux scellés. Ce Glock, il l’a eu forcément entre les mains. Il a très bien pu le subtiliser.

            C’est vrai et il m’est très difficile de nier l’évidence. Je ferme les yeux et me force à inspirer de grandes bouffées d’oxygène.

            — Alors, qu’est-ce qu’on fait ? s’inquiète mon interlocutrice.

            Avec ces nouveaux éléments, je comprends qu’il sera impossible de ne pas soupçonner le substitut du procureur de complicité de meurtre et je me demande si nous avons les reins assez solides pour l’assumer. Je me dois de prendre du recul, de regarder ces indices comme le fera la défense du fils et du père Canillac.

            — Attends, c’est énorme, je radote.

            — J’en ai conscience, mais nous devons bien en tenir compte, non ?

            — Oui, bien sûr.

            Je me rappelle ma dernière rencontre avec mon supérieur hiérarchique.

            — Va d’abord en parler à Gaudin. Nous ne pouvons pas lui cacher ça.

            — OK.

            — Et puis, d’une manière ou d’une autre, il faudra bien le révéler à Laetitia Lafargue…

            — Quelque chose me dit que Gaudin voudra s’en charger.

            — Sans doute et c’est pas plus mal. Entre pontes, ils trouveront peut-être la meilleure façon de gérer cette merde.

            — C’est leur rôle, confirme Estelle. Ils sont assez bien payés pour ça.

            Je devine déjà la manière dont la machine judiciaire va se mettre en branle pour tout broyer sur son passage, et je ne peux m’empêcher de redouter que les membres de mon groupe et moi-même finissions par nous apercevoir, trop tard, que nous flânons sur sa trajectoire. Je me dois, pour eux, pour moi, et surtout pour les suspects qui ne voient pas encore la tache rouge du laser se matérialiser sur leurs fronts, de recouvrer une dose de lucidité suffisante pour interroger ces données, les décortiquer, et en tirer la cohérence comme les éléments discordants.

            Un chien aboie derrière la haie. Les propriétaires des lieux ne vont pas tarder à se pointer. Serge me regarde, les poings posés sur ses hanches gonflées, sans doute pressé de rencontrer Thomas Jarric, mais peut-être aussi de connaître la raison de mon embarras.

            — Alors, on fait comme ça ? demande Estelle.

            — Oui, on n’a pas le choix. Mais c’est presque trop beau.

            — Une fois n’est pas coutume. Pourquoi s’en plaindre ?

            Je déglutis, parvenant enfin à mettre des mots sur mon trouble :

            — Parce que ce n’est pas logique.

            — C’est une blague ? Je ne vois que des concordances évidentes !

            — D’accord sur l’enchainement des faits, mais je suis chagriné par une incohérence. Canillac n’est pas un imbécile. Il sait que cette arme était enregistrée et qu’elle nous mènerait forcément à lui si nous la découvrions. Dans ce cas, pourquoi la voler et la donner à son fils ?

            Estelle ne répond pas tout de suite. Elle réfléchit en même temps que moi.

            — Il ne pensait peut-être pas qu’on la retrouverait, propose-t-elle. Après tout, ce n’était pas si simple. Il a fallu que nos soupçons se portent d’abord sur son gamin, puis qu’on décide d’utiliser des chiens pour reconstituer son trajet dans le parc. C’est facile maintenant de refaire l’histoire…

            — J’ai l’impression au contraire que les indices sont tombés dans notre escarcelle sans qu’on se creuse trop la cervelle. Si le père Canillac est dans la boucle, j’ai du mal à croire qu’il ait pu commettre autant d’erreurs. À commencer par choisir une arme encore dotée d’un numéro de série !

            Estelle reste muette à l’autre bout des ondes, ce qui n’est pas le cas du clébard qui devient hystérique derrière sa clôture. J’aperçois d’ailleurs son museau entre le grillage, dans un trou de la végétation. Il s’agit d’un berger allemand.

            — Peut-être qu’il ne connaissait pas les intentions de son fils, tente ma collègue.

            — Comment ça ?

            — Et si Canillac avait juste décidé de subtiliser un flingue sans poursuivre par ailleurs un projet criminel ?

            — Pourquoi aurait-il fait ça ?

            — Parce qu’il en avait l’occasion. Il savait que ce calibre était voué à la destruction. Il pouvait s’en emparer sans prendre trop de risques. Pas difficile d’imaginer l’attitude du responsable des scellés quand il ne l’a pas retrouvé sur les rayonnages dont il a la garde…

            — Fermer les yeux, une réaction bien trop humaine. Mais c’est s’exposer à pas mal de soucis alors qu’il lui suffisait d’en acheter un, non ?

            — Disons qu’il souhaitait rester discret, s’éviter de demander un port d’arme et qu’il a cédé à la facilité.

            — Encore trop gros.

            Elle soupire. Non loin de moi, Serge pivote vers le portail situé à une dizaine de mètres devant le nez de la Mégane. Je suis son regard et aperçois un type imposant, grand, la cinquantaine, doté d’une bedaine proéminente et vêtu d’un costard beige, chemise blanche et cravate noire. Je fais signe à Serge d’aller lui parler.

            — Je sais pas moi ! s’énerve Estelle. Il se sentait peut-être menacé d’une façon ou d’une autre ! Dans son métier, ce n’est pas si aberrant, il met quand même pas mal de monde sous les verrous ! Bref, il avait besoin d’une arme pour des raisons qu’il nous appartient encore de découvrir et il se trouve qu’il pouvait en récupérer une à moindres frais. Alors il la prend, puis il la cache chez lui.

            L’homme sort de l’enceinte de sa propriété et se dirige vers nous. Avec son nez cassé juché au milieu d’une figure trop ronde, il évoque plus un ancien boxeur qu’un entrepreneur fier de sa réussite. Mon coéquipier l’intercepte et lui présente sa carte de police. Une discussion s’engage entre eux. Comme je préfère achever ma conversation dans l’intimité, je me réfugie dans l’habitacle de la voiture. Estelle insiste, survoltée :

            — Disons que, sans qu’il s’en aperçoive, son fils a repéré ce pistolet et a décidé de s’en servir pour éliminer son meilleur ami.

            La démonstration de la jeune femme parvient à contrer mes objections. De l’autre côté du parebrise, Serge échange quelques mots avec Thomas Jarric qui finit par se tourner vers la clôture pour crier sur son chien. La bête se soumet d’un coup à l’autorité de son maitre et les aboiements s’interrompent. Les deux hommes s’esclaffent.

            — OK, concédé-je à l’enquêtrice. Ça peut tenir la route, même s’il faut continuer à creuser pour étayer cette thèse. Tu peux aller trouver Gaudin pour en parler. Mais n’oublie pas de tout lui relater, mes doutes comme tes explications. On verra bien ce qu’il voudra faire.

            — D’accord, patron.

            — Autre chose ?

            Elle réfléchit dans mon bureau de l’Embouchure.

            — En fait oui, fait-elle, douchant mes espoirs de clore la conversation sur-le-champ. Comme convenu, j’ai contacté la société Daltran Service.

            Le nom ne m’évoque rien. Elle me rafraichit la mémoire :

            — C’est l’entreprise de maintenance informatique de l’Ours blanc.

            Ça me revient.

            — J’ai discuté avec le technicien qui est intervenu ce matin, poursuit-elle. Selon lui, les données des enregistrements vidéo ont été détruites par un virus de type « I love you » qui a sévi au début des années 2000. Je n’ai pas tout compris, mais c’est un vers qui arrive par un mail accompagné d’un document. Il s’appelle ainsi, car son objet est souvent à connotation sentimentale, ce qui fait que les gens ont tendance à l’ouvrir. Bref, si tu cliques sur la pièce jointe, tu actives le logiciel qui recherche sur tous les disques de la machine des fichiers JPG, mp3 et autres de la même engeance, pour en supprimer le contenu et le remplacer par une programmation infectée qui, à son tour, est en capacité de réexpédier des messages contaminés par internet en détournant le carnet d’adresses de l’ordinateur utilisé. Tous les films de vidéosurveillance ont été écrasés de cette manière et ils sont irrécupérables.

            — Ce genre de mail n’est pas directement envoyé dans les indésirables ? je m’étonne.

            — Normalement si. Mais ce n’est pas sûr à cent pour cent. Surtout s’il s’agit d’une nouvelle version encore non répertoriée par les antivirus et ça semble être le cas pour celui-là.

            — Alors nous jouons juste de malchance ?

            — Pas tout à fait. Un des employés de l’hôtel a quand même été imprudent.

            — Une âme délaissée en quête d’amour ?

            — Il y en a tant, de nos jours.

            — OK, Estelle, conclus-je. Merci pour ces infos. On en reparle à notre retour.

            — A tout, mon grand. Ne trainez pas trop. Ça va tanguer, ici.

            — Promis.

            Devant moi, Serge et notre futur hôte me fixent, les lèvres scellées, pressés l’un comme l’autre que je sorte enfin de la voiture pour entamer la discussion. Je ne les fais pas attendre plus longtemps.


[1] IGPN : Inspection Générale de la Police Nationale.

        

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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