La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 18

 

14 h 23

            Je déboule dans le laboratoire sans crier gare et me dirige entre les paillasses jusqu’au bureau de la responsable du service, au fond de la pièce. Les trois agents en blouse restent concentrés sur leurs microscopes. En passant dans leurs dos, je me souviens de ne pas trop perdre de temps dans cet entretien nécessaire, et ceci malgré le plaisir éprouvé à chaque fois que je rencontre la scientifique. Je me suis engagé à rejoindre Serge au plus vite pour me rendre avec lui à Cugnaux, chez Thomas Jarric, le père de la jeune suicidée. Quant aux autres, ils ne vont pas se tourner les pouces en attendant notre retour. J’ai chargé Jessica et Moki de perquisitionner l’appartement de notre suspect principal, Estelle de contacter la société de maintenance informative pour en apprendre plus sur le bug qui a touché le système de vidéosurveillance de l’Ours blanc, et Manu d’obtenir la liste des appels passés et reçus sur les lignes téléphoniques de Thomas Jarric et sa femme. S’il lui reste du temps, ce dernier doit également gagner le PC sécurité de la ville de Toulouse, à Saint-Cyprien, pour consulter les films enregistrés par les caméras municipales placées sur le trajet potentiel de Guilhem Canillac, entre son domicile et l’hôtel.

            En approchant du local, je jette un œil à l’intérieur par la cloison de verre. La jeune scientifique est accoutrée comme ses subordonnés d’une blouse immaculée, ses longs cheveux solaires coiffés en un chignon improvisé tenu par un stylo sur l’arrière de son crâne. Son regard est tourné vers l’écran d’un ordinateur qui arbore un tableau Excel gavé de chiffres. Des images encadrées agrémentent les parois grises de la petite pièce. Je reconnais une photo d’Alien avec son œuf cassé laissant échapper une lumière verte et le visage chauve de Bruce Willis dans L’armée des 12 singes. Ça change des affiches de films policiers qui garnissent la majorité des bureaux du commissariat, dont le mien, que je partage avec Serge, ce dernier l’ayant décoré à son goût, avant mon retour à Toulouse, d’un poster immense de Dirty Harry dans sa version d’origine, avec en gros plan le canon d’un 44 Magnum qui s’infiltre à l’intérieur d’un carreau brisé et Clint Eastwood en costard et lunettes noires juste derrière. Tout un programme…

            Poli, je tape trois coups sur la vitre pour attirer l’attention de la responsable de l’Identité judiciaire. Elle m’accorde un sourire en m’apercevant. C’est déjà ça. Je pénètre dans son antre et elle me fait face en pivotant son siège, avant de se lever pour gratifier mes joues de deux bises sonores. Difficile de rester insensible au contact furtif de sa poitrine généreuse contre mon torse, mais je parviens malgré tout à chasser assez rapidement de ma tête les images provoquées par cette étreinte fugace.

            — Ben te voilà, constate Claire Saint-André. Ne dis rien, laisse-moi deviner la raison de ta visite.

            Elle se rassoit et me propose d’un geste de rejoindre un vieux fauteuil au tissu noir élimé. J’accepte son invitation avec plaisir, mon corps fatigué par une nuit trop courte ne cessant de revendiquer de meilleures conditions de travail.

            — Tu t’inquiètes pour moi, postule-t-elle. Et tu souhaites prendre de mes nouvelles.

            Et pourquoi ça ? je m’interroge. Aurais-je manqué quelque chose ? C’est bien possible… Je dois bien avouer que, depuis ma rupture avec Sophie, j’ai quand même tendance à choyer mon propre malheur pour me comporter en autiste avec celui de mon entourage.

            — Mais non ! me rassure-t-elle, en captant mon désarroi. Te bile pas, voyons ! Je plaisantais.

            — Je préfère, car je ne suis pas vraiment en état de remonter le moral aux autres.

            — Ça va si mal ?

            Je fronce les sourcils.

            — C’est juste un peu difficile de constater à quel point les sentiments peuvent s’avérer versatiles. Et à quelle vitesse tu peux passer du statut de compagnon à celui de paria.

            — À ce point ?

            — En fait, c’est bien pire. Devant elle, j’ai l’impression d’être le plus abject des tueurs en série. On ne peut pas discuter sans que ça dégénère.

            — Il lui faut peut-être encore un peu de temps.

            Je réfléchis.

            — Je crois pas. Les mois filent et ça ne fait que s’envenimer. Pourtant, je fais des efforts, je me suis excusé à de multiples reprises, mais chaque fois il semble que j’engendre toujours plus d’aversion. Bon, s’il n’y avait que nous, ça ne serait pas bien grave, il suffirait de tourner la page et éviter de se voir, mais nous avons deux trésors à élever et je m’inquiète surtout pour elles.

            — Tu le lui as dit ?

            — Oui. Entre deux portes. Et ça n’a rien arrangé. Elle me reproche de vouloir la culpabiliser, en me rappelant bien que tout est de ma faute et que je ne dois pas inverser les rôles. Je n’ai pas relevé et je lui ai rétorqué qu’il fallait néanmoins arriver à communiquer dans l’intérêt des filles. Alors là, elle m’a sorti que je me servais des petites pour continuer à la harceler dans l’espoir qu’elle me pardonne et m’autorise à revenir. Elle a conclu sa tirade en m’avertissant que notre relation n’aurait une chance de s’apaiser que quand je parviendrais à admettre que nous ne sommes plus ensemble.

            Je reprends ma respiration, un peu étonné d’avoir révélé à Claire la déchéance de ma vie privée. Face à moi, elle croise les bras, ses traits concentrés démontrant qu’elle analyse mes propos. Je me rappelle que Serge m’attend et qu’il ne va pas apprécier de poireauter juste parce que j’ai besoin d’une séance psy improvisée.

            — T’as bien fait de venir, commente Claire. Apparemment, t’en as gros sur le cœur.

            — J’en avais pas conscience…

            — C’est souvent comme ça. On encaisse et ça s’infecte. Tu vois quelqu’un ?

            Mes sourcils se gonflent, surpris par la question.

            — Euh, non, murmuré-je. J’ai personne en ce moment…

            — Je ne parle pas de ça ! s’esclaffe-t-elle. Je te demande si tu consultes.

            — Ah ! soupiré-je. Eh bien non. Je ne pensais pas que c’était nécessaire.

            — Ça serait bien d’y réfléchir. Il faut que t’avances, Victor.

            Je scrute son visage.

            — Quoi ? Tu crois qu’elle a raison ?

            — J’en sais rien et c’est pas à moi de le dire, mais j’ai l’impression qu’elle a des arguments et que ton intérêt est de les entendre.

            Je reste muet. Bien sûr que je n’accepte pas ma situation et que j’ai encore l’espoir de reconquérir Sophie. Dois-je faire le deuil de notre couple pour pouvoir entamer avec elle une autre relation ? Est-ce ce qu’elle attend de moi ? Un peu sonné, je me lève comme un automate.

            — Tu t’en vas déjà ? demande Claire. Alors c’est vrai, t’es venu me voir juste pour discuter ?

            Ces mots me figent. D’un coup, j’ai tout oublié, jusqu’à la raison de ma présence en ce lieu.

            — Euh, non, je lui réponds, un peu penaud.

            — Je m’en doutais. C’est pour l’affaire Dedieu ?

            — C’est ça.

            — Pas de soucis, nous l’avons posée en haut de la pile. Au pire, t’auras les premières analyses génétiques demain. Quant aux résultats de la balistique, ça devrait tomber avant la fin de l’après-midi.

            — Super.

            Difficile de faire moins enthousiaste. Je suis en passe de résoudre un crime et je ne perçois aucun plaisir, aucune excitation. J’ai bien changé.

            — Autre chose, reprend-elle, en se levant à son tour pour me faire face. J’ai calculé l’heure du décès. Aymeric Dedieu a rendu l’âme à quinze heures avec une marge d’erreur de cinq minutes.

            Une autre pièce du puzzle regagne sa juste place pour composer un tableau accablant toujours un peu plus notre suspect principal.

            — OK, c’est noté, affirmé-je. Je te remercie, Claire. Pour ça et le reste.

            — Pas de quoi, Victor. Les potes sont faits pour ça, non ?

            Les potes… Claire ne se réduit-elle vraiment qu’à ça ? Je lui offre un sourire timide, les bras ballants, et ne repousse pas son accolade généreuse qui achève de me remettre d’aplomb pour la fin de l’après-midi.

        

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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