La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 17

   

13 h 41

            Marion Salois. Un nom que je ne parviens plus à me sortir du crâne. Comment ai-je pu passer à côté ? Il s’agit de la petite amie d’Evan Atkins, un des onze Cagoulés incarcérés au Portugal. De nationalité irlandaise, cet individu est né en 1973 à Belfast dans la communauté protestante. Vétéran de la marine royale dans laquelle il a servi pendant dix ans sur divers terrains d’opération, il l’a finalement quittée pour intégrer FTR avec qui il a joué au barbouze pendant diverses missions, dont une en Afghanistan, avant de disparaître des radars sans doute pour s’adonner à des activités beaucoup moins honorables. Ces derniers mois, j’ai pourtant épluché son dossier au même titre que les autres et en suis arrivé à la conclusion que ce type vouait un culte au célibat.

            Je me suis trompé.

            Peut-être plus prudent que ses complices, Atkins a réussi à nous dissimuler cet aspect de sa vie, laissant croire aux autorités qu’il ne comptait en tout et pour tout, comme seule famille, qu’une mère âgée abandonnée au pays, cette femme n’ayant fourni aucun renseignement exploitable sur son fils quand mes collègues de Scotland Yard lui ont rendu visite. Bref, l’ancien mercenaire a évité à sa petite amie d’être interrogée à l’image de tous les proches des Cagoulés incarcérés. J’ai d’ailleurs personnellement pris en charge une partie de ces nombreuses auditions en rencontrant les conjointes respectives de Grégory Le Gall, Florian Vernay et Olivier Dumont, les trois Français du groupe vivant tous aux alentours de Lyon. Mais ces entretiens n’ont rien donné, si ce n’est le sentiment de fouler un terrain miné tant ces dames m’ont reçu à contrecœur, ne répondant à mes questions que du bout des lèvres pour me peindre un tableau identique : avant l’arrestation de leurs maris, aucune n’était informée de leurs activités illégales et elles pensaient toutes qu’ils travaillaient encore pour FTR, raison pour laquelle elles ne s’étaient pas étonnées de leurs absences régulières.

            Comme c’est facile !

            Bien sûr, nous les avons placées quelque temps sous surveillance, autant physique que numérique, curieux de savoir si elles touchaient une quelconque indemnité pour compenser la perte de revenus engendrée par l’interpellation des Cagoulés. Malheureusement, nous n’avons rien repéré de probant, si ce n’était qu’aucune d’elles ne vivait dans le besoin, profitant d’un train de vie déjà confortable grâce aux petites fortunes amassées les années précédentes, quand leurs hommes risquaient leurs peaux dans des pays en guerre. Prudents, ces trois familles avaient converti ces pécules en achat d’appartements dont la location leur assurait une rente dispensant à ces femmes encore jeunes de chercher un emploi. Était-ce un dédommagement par anticipation des services rendus ? Peut-être, mais rien ne permettait de le prouver. En somme, en me donnant le nom de Marion Salois, Conti ouvrait la porte d’une pièce que je pensais définitivement close, m’offrant l’occasion de reprendre cette enquête. Bien sûr, malgré mon insistance, il a refusé de m’indiquer sa source, se contentant de me rappeler qu’il appartenait lui aussi à un réseau capable de mobiliser de multiples talents.

            Je descends de l’ascenseur au second étage du commissariat, le ventre chantant l’Internationale, avec à la main un sac en papier contenant un sandwich américain, une barquette de frites et une canette de Coca zéro, bien décidé à me réfugier dans mon bureau pour m’accorder dix minutes de répit avant de replonger dans l’affaire du gamin exécuté. Mais au beau milieu du couloir se tient une réunion improvisée à laquelle je devrais participer, voire animer. Elle rassemble tous les enquêteurs de mon groupe revenus au bercail après avoir fouiné dans les diverses directions que je leur avais assignées. Jessica m’aperçoit en premier et interrompt sa phrase, attirant l’attention des quatre derniers qui se tournent vers moi dans une coordination parfaite, affichant des visages studieux de premiers de la classe.

            Même Serge.

            Un sourire aux lèvres, je m’approche d’une foulée tranquille, de celui qui n’a rien à se reprocher alors qu’il a quitté la scène quand il devait donner la réplique. Estelle ouvre les hostilités, peut-être plus sensible que les autres à mes absences depuis que je l’ai abandonnée pour poursuivre des moulins à vent en pleine affaire Conti :

            — C’était bien, ta petite promenade ?

            — J’ai poussé jusqu’à la gargote de Compans, je lui réponds, en levant mon paquet de nourriture en voie de congélation, à cause de l’ambiance.

            — Et entre temps, t’as piqué un roupillon sur un banc pour profiter du soleil, rajoute Serge.

            — J’aurais bien aimé, mais non.

            — Ah ouais ? continue mon coéquipier. Je pensais que c’était pour ça, que t’avais éteint ton portable.

            La rencontre avec Conti m’a tant ébranlé que j’ai oublié l’essentiel. Penaud, je marmonne un juron et m’empresse de rallumer l’appareil. Mon cœur se serre à chaque vibration me signifiant que quelqu’un a tenté de me joindre. Je lève les mains.

            — OK, je m’excuse. J’avais un truc à faire.

            — En relation avec notre histoire ? demande Estelle.

            — Non, c’est personnel. Désolé. Mais maintenant je suis là, alors on peut se faire un débriefing rapide. Venez, ça sera plus confort dans la salle de réunion.

            Me passant de leur assentiment, je coupe le groupe de rebelles en herbe et me dirige trois portes après pour pénétrer dans une pièce assez vaste occupée par quelques tables cernées de chaises. Les fenêtres donnent sur la place d’armes de l’hôtel de police. Je déballe le contenu de mon sac sur le plan stratifié le plus proche et m’assois devant, bien décidé à trouver un peu de réconfort dans ce cocktail spécialement composé pour obturer mes artères. Les autres arrivent dans mon dos et s’installent autour de moi en silence. Je les laisse mariner un instant pour reprendre l’avantage, et aussi me venger de la manière dont ils m’ont accueilli. Entre deux bouchées, je regarde Serge et lui demande :

            — Alors, l’autopsie ?

            — Pas grand-chose à se mettre sous la dent, marmonne le capitaine. Dedieu a bien succombé aux blessures infligées par les trois balles qui lui ont troué la peau. Les deux qu’il avait encore dans la poitrine ont été extraites. Elles proviennent de la même arme.

            — Sinon, le gamin était clean ?

            — Soula a relevé des traces de THC dans son sang, mais selon lui, ce n’était pas très récent. Sinon, rien de plus.

            — OK, dis-je, tout en pensant à une autre tâche que je lui ai déléguée. Tant que t’étais à Rangueil, t’as pu parler aux opérateurs du centre d’appel des urgences ?

            — Le standard est à Purpan, relativise Serge en regardant le petit carnet posé devant lui. Je n’ai pas eu le temps de m’y rendre, mais je les ai contactés ce matin, quand Soula faisait sa pause cigarette. Le médecin-chef a bien voulu m’éclairer. Il a vérifié sur leur ordinateur et m’a confirmé que le fils Canillac les avait bien appelés à dix-sept heures six. Et il est resté en ligne pendant dix-sept minutes et quarante-trois secondes.

            — Voilà qui est précis, ironise Estelle.

            — Ces données sont enregistrées. D’ailleurs, c’est pareil pour les conversations téléphoniques.

            — En tout cas, réagis-je, ça colle avec le récit de Guilhem Canillac. Il peut nous envoyer un fichier audio ?

            — Pas aussi facilement, répond Serge. Il faudra que Lafargue nous autorise à le leur demander.

            — OK, tu t’en charges ?

            — C’est noté.

            Je profite d’ingérer quelques frites avec un morceau du sandwich et pense à un dernier point pour épuiser ce sujet. Je l’expose à mon ainé qui ne perd rien de mes exploits culinaires :

            — T’as pu parler à l’opératrice de permanence ?

            — Elle ne travaille pas aujourd’hui.

            Le vieux policier place ses lunettes rectangulaires sur son nez épaté pour lire son petit carnet.

            — Il s’agit d’une certaine Zoé Lebrun, précise-t-il.

            — Pas grave, relativisé-je. Si l’on peut avoir l’enregistrement audio de l’appel, ça devrait suffire.

            — C’est ce que je me suis dit.

            Je confirme en hochant la tête et avale quelques bouchées de mon menu quatre étoiles. Mon regard quitte le seul moustachu de l’assemblée pour se poser sur celui qui venait de nous rapporter l’élément le plus important de cette affaire.

            — Alors Manu, l’interpellé-je, ça fait quoi, de trouver un trésor ?

            — Pareil que de découvrir des cadeaux au pied du sapin le matin de Noël quand j’étais gosse. Putain, c’était le pied !

            Il secoue le crâne avant de poursuivre.

            — On avait du mal à y croire tellement c’était beau. Les deux chiens n’ont pas hésité une seconde. Ils ont foncé dans le bosquet et ont commencé à creuser comme s’ils avaient repéré un stock d’os à moelle. Ils aboyaient tout en griffant la terre. J’ai très vite remarqué qu’elle était meuble à cet endroit. Elle avait déjà été retournée, c’était évident. Alors un collègue est allé chercher une pelle et on n’a pas tardé à dégager un grand sac de sport noir. Il n’était pas enfoui profondément. Quand on l’a ouvert, on est restés sur nos fesses.

            — Tu m’étonnes, marmonne Serge. Un Glock juste à l’endroit où le gamin s’est caché…

            — Ouais, rajoute Moki en regardant de haut son frère de couleur. C’est presque trop beau.

            — Voilà pourquoi nous ne devons pas nous emballer, interviens-je, en remisant les miettes de mon sandwich au fond du paquet, presque totalement rassasié.

            Je me frotte les lèvres à l’aide de la petite serviette offerte par le restaurateur et continue :

            — Bon, Manu, t’as fait quoi de ta récolte ?

            — Elle est encore sur place. Quand on a compris sur quoi on venait de tomber, on n’a plus rien touché et on s’est dépêchés d’appeler le laboratoire.

            — Évidemment.

            — Claire nous a envoyé deux de ses gars et ils sont toujours en train d’examiner les lieux. Ils rapporteront le tout à la taule quand ils en auront fini et ils m’ont déjà affirmé qu’ils traiteront ces indices en urgence en commençant par une analyse balistique pour savoir si le Glock a bien tiré les trois balles.

            — Tu m’as bien dit qu’il y avait des traces de sang ?

            — Oui, sur les gants, la serviette et les lingettes. Une recherche ADN permettra de déterminer s’il appartenait bien à la victime. Je dois aussi préciser que je suis resté un petit moment avec l’équipe scientifique et ils ont déjà pu prélever d’autres résidus organiques, surtout des cheveux et des poils. Là encore, la génétique risque d’être décisive.

            — Surtout si c’est Guilhem Canillac qui les a semés sur son passage, commente Estelle.

            — Ils pourront nous exposer tout ça quand ? je demande.

            Manu grimace avant d’expliquer :

            — Ils n’ont pas voulu s’avancer. Ils pourraient nous sortir les résultats en vingt-quatre heures, mais la cellule chargée de ça au labo croule sous les dossiers en retard…

            — Ouais, la file d’attente n’arrête pas de s’allonger, rajoute Estelle. Si les scellés sont envoyés en routine, le délai actuel est de trois mois.

            — C’est délirant ! réagit Jessica, encore peu au fait des réalités du monde judiciaire.

            — Un agent a pris sa retraite au début de l’année dernière et il n’a toujours pas été remplacé, précise notre collègue aux cheveux rouge.

            Elle se retourne vers moi en souriant.

            — Je crois que tu ne couperas pas à faire jouer tes relations.

            Estelle évoque Claire Saint-André, l’ingénieur en chef avec qui j’entretiens des rapports équivoques depuis mon recrutement à Toulouse.

            — Je me demande bien ce qu’elle va exiger en échange, pensé-je tout haut, me rappelant l’épisode de l’araignée qu’il avait fallu que je nourrisse pendant son départ en congé, quelques mois plus tôt.

            — L’urgence est évidente, relativise Estelle. Tu ne devrais pas trop avoir trop de mal à la convaincre.

            — D’accord, je m’en charge, je lui réponds. J’y mettrais tout mon cœur.

            — Je n’en doute pas…

            Manu lève une main pour réclamer la parole. Je la lui passe tout en m’abreuvant d’une rasade de soda.

            — Dernière précision. En revenant au commissariat, j’ai pris l’initiative de demander à Guilhem Canillac s’il acceptait un prélèvement ADN, pour qu’on puisse le comparer le plus rapidement possible aux résidus organiques trouvés dans le sac, de manière à solliciter Lafargue s’il refusait.

            — Et ?

            — Il a donné son accord.

            — Comme ça ? m’étonné-je. Sans consulter son père ou son avocat ?

            — Oui.

            Nous méditons sur cette attitude ne collant pas à son statut de plus en plus évident de coupable. Mais ce n’est peut-être qu’une manœuvre de plus pour semer la confusion. Après tout, ce gamin suit des études de droit et son père est substitut du procureur. Il sait très bien qu’un refus de sa part n’aurait fait que nous retarder. Au fond de sa cellule, il doit se dire qu’il a tout intérêt à s’attirer notre sympathie, même s’il part de loin. Je reprends :

            — OK, on verra bien ce que ça donne. Jessica et Moki, c’est à vous.

            Les deux se regardent. Le colosse à la coiffure afro encourage sa petite coéquipière d’un signe de tête.

            — Nous n’avons eu le temps de perquisitionner que l’appartement de la victime, explique-t-elle. On se réserve celui de Canillac pour cet après-midi. Le domicile d’Aymeric Dedieu ne nous a pas appris grand-chose de plus, si ce n’est que nous avons trouvé à l’intérieur une jeune femme, Amélie Borde, une étudiante inscrite aux Beaux-arts, avec le look qui va bien, tatouée, le crâne à moitié rasé, mais superbe dans son genre. Elle était très étonnée de nous voir débouler à neuf heures du mat, surtout quand Moki l’a surprise sous la douche. Je crois que je n’ai jamais entendu quelqu’un crier aussi fort.

            La policière sourit avant de s’assombrir.

            — Bien sûr, on a dû se métamorphoser en psy après lui avoir annoncé que son copain avait été assassiné…

            Elle soupire.

            — C’est pour ça qu’on a perdu un peu de temps. Elle était vraiment en état de choc.

            — Elle a pu quand même vous parler ? demandé-je.

            — Oui, entre deux sanglots. Elle avait l’air bien accrochée à Aymeric Dedieu, même s’ils ne s’étaient rencontrés que deux semaines avant. Si elle savait qu’il organisait une petite sauterie avec des prostituées dès le lendemain de leurs ébats romantiques, je pense qu’elle aurait relativisé tout de suite, mais je n’ai pas eu le cœur de briser ses rêves deux fois de suite. Bref, elle nous a dit qu’elle avait passé toute la nuit de samedi avec lui et qu’il lui avait proposé de rester dans l’appartement à sa guise tout en s’excusant de devoir consacrer son dimanche à ses devoirs familiaux. Il ne devait revenir que ce matin.

            — Pas très fiable, le gamin, commente Serge.

            — Cette fille avait-elle l’impression qu’Aymeric Dedieu avait des ennuis ? je les interroge.

            — Non, intervient Moki. Bien sûr, elle ne le connaissait pas depuis très longtemps, mais elle le décrit comme quelqu’un de très actif qui avait toujours mille projets en tête, que ce soit pour faire la fête, partir en voyage, ou s’adonner à sa passion pour les sports extrêmes.

            — En n’oubliant pas ses parties effrénées de jambes en l’air, ne peut s’empêcher de rajouter mon vieux coéquipier.

            — Ouais, rétorque le géant bâti comme Terminator. Ça colle aussi, même si elle n’a pas abordé ce sujet. Ce gamin dévorait la vie par tous les bouts.

            — Et elle le lui a bien rendu, remarque Serge.

            — C’est ça, poursuit Moki, en fermant les yeux pour ne pas perdre sa concentration malgré les interruptions récurrentes du garant de la morale. Amélie Borde n’a pas du tout l’impression que son nouveau petit copain avait des ennuis. Elle ne s’explique pas son meurtre.

            Tout en écoutant mes collègues, mes neurones tentent d’ingurgiter ces dernières informations pour les relier à celles déjà récoltées.

            — Elle connait Guilhem Canillac ?

            — Oui, me répond Jessica. Elle l’a rencontré deux fois.

            — Que vous a-t-elle dit sur lui ?

            — Qu’Aymeric le considérait comme son meilleur pote. Quand ils étaient ensemble, ils n’arrêtaient pas de se chambrer, de se lancer des private joke, de faire des allusions à des évènements passés. Ils étaient vraiment complices, et Amélie Borde nous a avoué qu’elle n’aimait pas trop ces moments.

            — Tu m’étonnes ! réagit Estelle. En soirée, ces deux-là devaient être insupportables.

            — Surtout quand on sait ce qu’ils ont fait subir à Maëlys Jarric, rebondit la jeune enquêtrice.

            S’impose alors l’énigme qui ne cesse de me hanter. Pour quelle raison le fils du substitut aurait soudain décidé de tuer son ami le plus proche ? Aucun élément ne permet pour l’instant de la résoudre. C’est très frustrant. Je regarde successivement Moki et Jessica :

            — D’après vous, que pense-t-elle de Guilhem Canillac ?

            Le policier fronce les sourcils alors que sa coéquipière scrute ses notes. C’est elle qui se lance :

            — Elle le décrit comme quelqu’un d’arrogant, sûr de lui, qui assène ces convictions comme des vérités, et qui surtout ne lui a pas porté une très grande attention. Elle a l’impression qu’il la considérait comme une conquête de plus, quelqu’un de passage qui ne resterait pas bien longtemps dans leurs vies.

            — Il ne lui a pas tourné autour ? demandé-je, en songeant à une possibilité.

            — Non, c’est tout le contraire. Elle dit qu’il ne lui a même pas adressé la parole. Si tu penses que Guilhem aurait pu tuer son pote pour lui piquer sa copine, tu te plantes. La jalousie n’a rien à voir avec ce meurtre.

            Encore une hypothèse menant à une impasse.

            — À moins que la passion ne réside pas où on la cherche, propose Moki en hochant sa tête posée sur le tronc d’arbre lui servant de cou.

            Les autres le regardent en silence, apparemment incapables, comme moi, de deviner où il veut nous conduire. Le géant s’explique :

            — Ben, toutes ces informations peignent un tableau édifiant de la relation vécue par Guilhem Canillac et Aymeric Dedieu. Ils se connaissent depuis tout petit, ne se sont jamais perdus de vue, ont fait les quatre cents coups ensemble, et partagent parfois le même lit…

            — Tu rigoles ! réagit Serge, les sourcils en parachute. Tu ne crois quand même pas que ce sont des tapettes !

            La montagne de muscles ferme les paupières, visiblement excédée. Il soupire.

            — Je tente juste de ne négliger aucune possibilité, parvient-il néanmoins à murmurer.

            — Je te rappelle qu’ils n’avaient pas invité de travelos à leur dernière soirée, réplique Serge, défiant le colosse, aussi hargneux qu’un bulldog face à un berger des Pyrénées. Et puis, le fils du proc n’est pas célibataire, si je ne me trompe. Apparemment, ils sont plus branchés minettes que trous du cul.

            — Charmant, commente Moki.

            Je reconnais bien la tolérance légendaire de mon coéquipier. Conscient que son homophobie évidente passe mal dans l’assemblée, je décide d’intervenir avant que les esprits ne s’échauffent :

            — Ton hypothèse est intéressante, Moki, mais Serge vient de soulever un argument assez imparable, non ?

            — Pas vraiment, rétorque le géant. Ça ne tient pas compte de la difficulté à trouver sa voie dans ce domaine.

            — Pourquoi, tu t’y connais ? l’interroge le petit moustachu, définitivement incapable d’estimer l’altitude de la montagne qui se dresse devant lui.

            Je vois les poings du jeune policier se serrer sur la surface de la table, mais ce dernier parvient malgré tout à garder son calme en choisissant de ne pas céder à la provocation. Il rive son regard au mien avant de s’expliquer :

            — Ce sont des gamins et nous savons que cette orientation peut prendre du temps à s’affirmer dans une société qui a encore du mal à la tolérer. Je ne dis pas qu’ils étaient amants ni que les deux sont attirés par les hommes. Je me demande juste s’il ne serait pas possible que Guilhem Canillac ait considéré sa relation avec Aymeric Dedieu comme bien plus qu’une simple amitié, aussi forte fût-elle. Supposons qu’il éprouve des sentiments amoureux pour son copain depuis un bail, qu’il ait tenté d’abord de dompter ces émotions, de les nier, mais sans succès, puis qu’il se soit finalement décidé à les exprimer, peut-être récemment. Imaginons quelle aurait pu être la réaction d’Aymeric Dedieu. Qu’aurait-il pu se passer si ce dernier l’avait repoussé, voire s’était montré cynique et l’avait humilié ?

            La démonstration me déstabilise. D’ailleurs, elle laisse Serge sans voix, ce qui me paraît un exploit dans le contexte.

            — Mais pourquoi le tuer ? m’interrogé-je tout haut.

            — Dans cette hypothèse, Guilhem Canillac cache son homosexualité depuis toujours. Il a vécu jusqu’ici comme un hétéro, en collectionnant les conquêtes à l’image de son ami, calquant en toutes circonstances son comportement sur le sien. Mais les sentiments finissent toujours par l’emporter. Et un beau jour, il a craqué pour lui confier son amour, mais l’autre a mal réagi. Il est tombé des nues. Il l’a peut-être repoussé brutalement, voire s’est moqué de lui, ou pourquoi pas l’a menacé de ne plus le voir s’il persistait dans cette voie. Ça a dû être très violent. Il est possible aussi, connaissant la moralité flottante d’Aymeric Dedieu, que ce dernier se soit servi de cette information pour accroitre son emprise sur Guilhem Canillac, pour le manipuler à sa guise, le forcer à faire ce qu’il voulait. Voilà autant de raisons, je pense, qui pourraient expliquer un meurtre.

            Je contemple le tableau en ne pouvant pas m’empêcher d’en apprécier la cohérence. Au moins, il offre un premier mobile crédible à Guilhem Canillac. Mais fidèle à mes principes, je choisis de ne pas m’enflammer :

            — Et l’histoire qu’il nous a sortie sur cette fille ?

            — Il peut très bien tenter de s’inventer un alibi, postule Jessica.

            — Arthur Angéi, leur copain qui a dormi cette nuit en cellule, a affirmé qu’il avait bien rencontré une jeune femme correspondant à sa description lors de la soirée passée au Télégramme, relativise Estelle.

            — Ça ne veut pas dire qu’il était avec elle au moment du l’assassinat, riposte Moki.

            — Ouais, maugrée Serge. Mais alors pourquoi se serait-il cassé les couilles à l’emballer si c’est un putain d’homo ?

            Toujours aussi délicat. C’est sûr, on n’arrivera pas à le changer. Je jette un œil au colosse, inquiet de sa réaction, mais Jessica intervient assez vite pour maintenir la conversation dans le seul objectif poursuivi, la compréhension des évènements :

            — Moki l’a évoqué tout à l’heure : si Guilhem Canillac est gay, il ne semble vraiment pas pressé de l’afficher. Il souhaitait peut-être simplement se comporter de la manière qui répond aux attentes de ses amis, Aymeric Dedieu en tête. Et une fois mis à exécution son projet criminel, il s’en sert pour se construire un alibi.

            — Un alibi bien bancal, commente Serge.

            — Aussi intelligent qu’il puisse être, il n’a certainement pas pensé à tout, lui rétorque la jeune policière. Il est loin d’être un délinquant endurci, même s’il paraît plein de ressources.

            Bon, je dois maintenant reprendre la main pour essayer de définir un cap et utiliser nos moyens limités le plus efficacement possible.

            — OK, on va creuser dans cette direction, tranché-je. Moki, Jessica, je vous félicite. Je ne sais pas si votre hypothèse se vérifiera, mais elle nous offre au moins un mobile recevable pour expliquer l’éventuelle culpabilité du fils Canillac.

            Je capte Serge qui secoue la tête, dépité. Je poursuis néanmoins :

            — Cela dit, il ne s’agit pour l’instant que d’une belle théorie et je vous charge donc de l’étayer. Pendant votre future perquisition de l’appartement de Guilhem Canillac, regardez si vous pouvez trouver des éléments pouvant conforter la thèse de son homosexualité. Dans ce sens, l’analyse du disque dur de son ordinateur me paraît indispensable. Voyez avec Lafargue si elle en accepte le principe. Et puis vous ne couperez pas à organiser une rencontre avec sa copine officielle.

            — Margot Brion, précise Jessica.

            — C’est ça. Vous n’allez pas chômer.

            Les deux se contentent d’un hochement de tête coordonné pour me signifier qu’ils approuvent mes directives. Je me dis qu’on peut avancer et me tourne vers Estelle pour l’interroger :

            — Quoi de neuf, depuis notre retour de l’hôtel ?

            — J’ai passé quelques coups de fil, le premier à Richard Kheller, l’homme au nom duquel était réservée la 346 ce week-end.

            Elle pose devant moi une feuille A4 sur laquelle est imprimée la photo d’un individu dans la force de l’âge, en costume gris, chemise blanche, brun aux cheveux très courts, le visage bronzé, souriant, un stéréotype de golden boy qui sait s’entretenir.

            — Tu lui as parlé ? je lui demande.

            — Oui. Il m’a assuré qu’il se trouvait bien dans cette chambre jusqu’à ce matin.

            — Même dimanche après-midi ?

            — Ce jour-là, il l’a quittée aux environs de quatorze heures.

            Je consulte mes notes, mais Estelle répond à mon interrogation avant que je retrouve l’information.

            — Guilhem nous a précisé qu’il avait rejoint sa mystérieuse inconnue vers treize heures.

            C’est bien le souvenir que j’en ai. Donc un des deux nous ment et, pour l’instant, le rejeton du substitut est celui qui a le plus d’intérêt à le faire.

            — OK, dis-je. Pour quelle raison cet homme est-il venu à Toulouse ?

            — Sa mère est pensionnaire d’une maison de retraite, Le domaine de la Cadène, pas loin de l’avenue des États-Unis. C’est avec elle qu’il a passé le dimanche après-midi.

            — T’as pu vérifier ?

            — J’ai réussi à contacter les responsables. Ils ont confirmé la présence d’une Mme Kheller dans leur établissement, ainsi que la visite de son fils aux horaires indiqués.

            — D’accord. Et le reste du temps, il a fait quoi ?

            — Il est allé voir des amis. Il est originaire de Toulouse et a vécu ici jusqu’en 2008, avant d’être muté à Paris avec sa famille.

            — T’as pris leurs noms ?

            — Oui.

            — Comment est-il venu à Toulouse ?

            — Par avion. Il était bien enregistré sur deux vols, aller et retour.

            — Et pour rejoindre la maison de retraite ? C’est pas au centre-ville…

            — Il a loué une voiture pour le week-end, à l’aéroport.

            — OK, on mesurera plus tard l’opportunité de continuer à creuser ce point. Sinon, il travaille dans quel domaine ?

            — Ingénieur chez EDF. Sa mutation correspond aussi à une promotion. Il est à présent directeur commercial chargé des grands comptes.

            Un homme tout à fait respectable. Face à lui, les allégations d’un étudiant accusé de meurtre ne pèseraient pas bien lourd, surtout avec son passé équivoque. Je conclus, mes yeux rivés à ceux d’Estelle :

            — Bon, je pense qu’on va pour l’instant arrêter les frais avec lui. T’as pu avancer par ailleurs ?

            — Non, je venais de raccrocher quand Jessica et Moki sont revenus et j’ai écouté ce qu’ils avaient à me dire jusqu’à ce que les autres se pointent à leur tour.

            Je jette les restes de mon repas dans le sac à papier avant d’envoyer planer le tout jusqu’à la poubelle la plus proche. Un panier à trois points.

            — Parfait, maintenant que nous bénéficions tous du même niveau d’information, il faut s’organiser pour la suite.

        

Traitement en cours…
Terminé ! Vous figurez dans la liste.

Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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