La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 16

Par Pierre Selim — Travail personnel

   

12 h 16

Bon, c’est vrai, je suis un peu en retard, mais j’espère que Conti aura la décence de m’attendre après tous ces mois passés sans la moindre nouvelle. Je me sens un peu honteux d’avoir abandonné mes subordonnés alors que la mort d’Aymeric Dedieu est en passe d’être résolue, mais l’affaire des Cagoulés me démange encore trop, et ceci jusque dans ma chair qui en porte les stigmates, pour ne pas accourir quand le vent me rabat l’odeur d’une piste.

            Sous un soleil radieux, je remonte une allée du parc de Compans Caffarelli après avoir longé à pied le boulevard Lascrosses et le canal du Midi depuis le commissariat situé à moins de cinq cents mètres, l’esprit toujours obnubilé par l’enquête. Après notre café en terrasse, Estelle et moi sommes retournés en métro à notre base pour faire le point et surtout informer la juge d’instruction des dernières avancées. Comme nous, Laetitia Lafargue a convenu que les indices collectés semblaient confondre Guilhem Canillac, même s’il restait beaucoup de travail pour étayer l’accusation. Très professionnelle, la magistrate nous a donc conseillé de garder la tête froide et de négliger aucunes pistes.

            Tout en cheminant entre les diverses essences d’arbre aux feuilles bourgeonnantes, j’approuve sa prudence, car même s’il est impossible de ne pas s’enthousiasmer lorsque les preuves matérielles s’agencent à la perfection, je n’arrive pas à chasser des interrogations récurrentes qui persistent à saper mon intime conviction. La première d’entre elles n’est pas la moindre. Notre suspect principal ne dispose pas encore d’un mobile cohérent. Pour quelle raison Guilhem Canillac aurait-il souhaité la mort de son ami ? Si les dernières auditions le dépeignent comme un enfant trop gâté, assez insupportable, et éventuellement susceptible de commettre des actes répréhensibles par la loi ou la morale, le fils du substitut semblait jusqu’à présent parfaitement s’en accommoder. Alors, pourquoi ce soudain revirement et cette folie meurtrière ? Qu’est-ce qui avait changé ? L’histoire de Maëlys Jarric pouvait-elle l’expliquer ? Aymeric Dedieu aurait-il été pris de remords d’une manière ou d’une autre et avait-il envisagé de soulager sa conscience, voire de mettre à jour de nouveaux éléments qui auraient pu embarrasser son complice ?

            Je n’ai qu’une certitude : il me sera impossible de le jeter en prison sans répondre à cette question. D’autant plus que j’ai beaucoup de mal à imaginer ce gamin arrogant dans le rôle d’un tueur à sang froid capable d’organiser et perpétrer un assassinat. Et puis, s’il est bien coupable de ce crime, comment s’est-il procuré l’arme ? Quand a-t-il appris à tirer ? D’autres incohérences ne cessent de remonter à la surface pour gâcher la pellicule du film qui tente de reconstituer le drame. Par exemple, pourquoi nous avoir servi cette histoire de SMS censé retarder sa venue à la propriété des Dedieu s’il savait qu’il n’existait pas et que nous pouvions facilement le vérifier ? Peut-il être assez candide pour croire que nos investigations l’épargneraient juste parce que son père est magistrat ? Ce gamin est tout sauf idiot, même s’il a certainement besoin d’être remis à sa place, ce que les dernières heures se sont d’ailleurs chargées de faire… En somme, notre travail ne fait que débuter.

            Mon ventre émet une plainte lorsque je longe la baraque à frites installée à la lisière du parc. Elle attire déjà les employés de bureau qui triment dans les entreprises ou administrations des alentours. Je me promets de m’y arrêter au retour et poursuis vers le jardin japonais. Quelques cerisiers en fleurs teintent de rose l’hégémonie verdoyante. Je me dirige vers un petit pont rouge qui fait le dos rond, ne repérant pas mon homme parmi les quelques badauds qui cherchent la quiétude dans cette nature sculptée, déjà passablement irrité à l’idée de revenir bredouille de ma promenade. Je rejoins l’abri sur pilotis qui domine une marre bordée de grosses pierres ovales et m’appuie un instant à la balustrade pour en contempler les eaux opaques. Je jette un œil à l’écran de mon portable. Midi vingt. Il a dû partir. Frustré, je me dis que j’ai bien le droit de trouver un peu de réconfort dans ma manie la plus tenace et me confectionne rapidement une cigarette de mes doigts experts. La fumée ne tarde pas à calmer mes nerfs tout en estompant ma faim.

            — Bonjour Victor, me fait alors sursauter une voix familière.

            Je me retourne en me demandant par quelle magie mon interlocuteur s’est téléporté derrière moi. Il maîtrise l’art du déplacement discret. Un bel hommage aux tueurs en noir affectionnés par la culture qui a inspiré ce lieu. Mais je savais déjà que Salvatore Conti pouvait disparaître et réapparaître à sa guise. Je l’ai appris à mes dépens.

            L’homme à la longue chevelure brune me contemple en souriant, satisfait de son entrée en scène. Il a coupé sa barbe christique, m’offrant un visage encore jeune, étroit, dont les deux yeux sombres respirent l’intelligence. Est-ce pour déambuler sans attirer l’attention des forces de l’ordre dont il ne cesse d’accuser la soumission au pouvoir et dont je suis également un des dignes représentants ? Peut-être… Depuis notre dernière rencontre, il a brouillé les pistes pour vivre dans une clandestinité presque totale, ne la rompant que pour s’adresser aux médias, avec parcimonie, dans la promotion de ses œuvres et idées subversives. Vêtu d’un jean délavé et d’une tunique noire en laine épaisse, il évoque un poète en recherche d’inspiration ou un hippie descendu de sa montagne. Ce qu’il est aussi, malgré tout.

            — Bonjour, Salvatore, je lui rétorque simplement. Ça fait un bail.

            — Je t’ai manqué ?

            — Surtout les réponses que tu m’avais promises et que j’attends encore…

            — Alors je vais tenter de me racheter.

            Comme pour soigner son effet, il sort un paquet de Camel et en extrait une cigarette qu’il porte à sa bouche. Il l’allume à l’aide d’un Zippo et s’incruste à mes côtés, les coudes posés sur la balustrade, les yeux tournés vers le paysage paisible. J’avale comme lui une bouffée de fumée et l’expire dans un nuage qui se conjugue au sien. Mes neurones toujours obsédés par l’enquête en cours besognent pour remettre de l’ordre dans la masse d’informations concernant les Cagoulés. Des images s’entrechoquent. Celles des casses perpétrés presque trois ans auparavant dans les rues de Toulouse, les fourgons blindés percutés par des semi-remorques dès qu’ils s’immobilisaient à proximité des bornes de retrait automatique, les soldats du crime qui profitaient de l’accident pour tenir en respect, avec leurs armes de guerre, les agents de sécurité sonnés en même temps que les badauds, la fusillade que ces malfaiteurs n’avaient pas hésité à provoquer quand une patrouille de police avait tenté de les appréhender, notre intervention en urgence sur la place Esquirol et la manière dont ils étaient parvenus à s’échapper, en laissant dans leur sillage un collègue mort et moi inconscient avec trois balles dans le corps.

            La douleur me réveille parfois encore la nuit, transpirant à grosses gouttes.

            Et puis le dénouement au Portugal, dans la ville de Lisbonne, la façon dont j’avais exploité la connaissance de leur modus operandi consistant à fixer un traceur GPS sous la camionnette qui constituait leur cible pour fondre sur elle au moment idéal, quand elle était à l’arrêt et les portes ouvertes pour transférer les sacs de billets dans l’appareil. Une fois affranchi, il avait été facile de leur tendre un piège en repérant le véhicule de transport de fonds qui émettait un signal vers l’espace, puis de le guider vers un guichet et une rue truffée de flics lusitaniens bardés de kevlar. Résultat : onze Cagoulés capturés et un laissé pour mort sur l’asphalte, le crâne explosé après avoir tenté de s’enfuir avec un otage. Depuis lors, ces malfrats se morfondaient dans les geôles d’une prison de Lisbonne, en attente de leur jugement qui ne serait programmé qu’à la fin des instructions gérées par les justices respectives des deux pays. D’une manière assez étonnante, le magistrat chargé de cette affaire était une femme, la même qui chapeautait l’enquête criminelle m’occupant à présent. Laetitia Lafargue. Je ne me le rappelle que maintenant, mais c’était bien elle qui avait rédigé la commission rogatoire internationale qui m’avait autorisé à porter assistance à mes collègues sur le bord du Tage.

            Très rapidement après leur arrestation, nous avions pu déterminer les identités des membres de ce groupe cosmopolite composé d’un Russe, un Ukrainien, un Allemand, un Marocain, deux Irlandais, deux Serbes dont une femme, la seule à avoir perdu la vie pendant leur interpellation, et surtout trois compatriotes originaires des alentours de Lyon. Tous avaient appartenu, sur des périodes plus ou moins longues, aux forces armées de leurs pays respectifs, mais surtout six d’entre eux avaient été employés par la société militaire privée FTR, acronyme de Felix Temporum Reparatio, une allocation latine prisée par l’Empire romain qui en frappait ses monnaies dans l’espoir de favoriser « le retour des temps heureux » en phase de décadence. Cette entreprise, dont le siège social était installé à Paris, travaillait sous contrat avec l’État dans l’accomplissement de diverses missions de sécurisation en zone de conflits. Grâce à Salvatore Conti et ses liens avec des réfugiés afghans en situation illégale qu’il avait accueillis dans une de ses planques, je savais également que des salariés de cette boite avaient été soupçonnés d’avoir participé à une fusillade dans la banlieue de Kaboul pendant laquelle des trafiquants de drogue, mais aussi de simples passants, avaient été massacrés avant de voir disparaître le butin que les seigneurs de guerre transportaient pour payer leurs fournisseurs de pavot. Bien sûr, les mercenaires n’avaient pas tardé à être disculpés par les autorités autochtones à la botte des gouvernements occidentaux. Mais le plus troublant dans cette histoire, c’était que la bande armée avait employé le même mode opératoire que les Cagoulés, soit l’utilisation de la localisation par satellite pour fondre sur leur cible au moment idéal avec un semi-remorque.

            Pour Conti, ces correspondances ne pouvaient pas être des coïncidences et il suspectait FTR de mettre en œuvre en Europe des méthodes éprouvées dans des pays en guerre. Selon lui, les objectifs poursuivis coulaient de source : amasser des fortunes qui permettaient de corrompre notre système politique, voire de financer les campagnes électorales de certains partis susceptibles d’accéder au pouvoir, tout en accroissant l’insécurité et le besoin de recourir à des sociétés pour s’en prémunir, dont FTR. Bien sûr, il avançait ces accusations graves sans fournir de preuve concrète et sa thèse ne reposait au final que sur des soupçons nourris par l’appartenance passée de six Cagoulés à cette firme, mais aussi sur la certitude d’avoir fait l’objet d’une surveillance par les services de la DCRI[1] après s’être intéressé de trop près à elle.

            Lucidité ou paranoïa, mon jugement sur Conti balançait depuis entre les deux, selon la variation de ma foi en l’État de droit, même si l’attitude des criminels semblait étayer la première hypothèse, car entre temps l’enquête les concernant s’était heurtée à leur mutisme. Aucun d’entre eux n’avait souhaité coopérer avec les autorités, balayant d’un revers de main nos promesses de remise de peine. Ils tenaient leur langue comme s’ils étaient soumis à un pacte qui les dépassait et les contraignait. Leur silence ne pouvait s’expliquer que par la crainte d’une rétorsion féroce pesant sur leurs têtes ou celles de leurs proches, sans doute assortie également d’une contribution généreuse en échange de leur fidélité. En conclusion, tout indiquait que les Cagoulés n’avaient pas agi seuls, qu’ils obéissaient à un plan plus vaste, à des ordres donnés par des commanditaires qui pouvaient certainement les frapper jusque derrière leurs barreaux et qui, pour l’instant, parvenaient à rester dans l’ombre.

            De quoi nourrir ma frustration et réveiller mes blessures. Voilà pourquoi je suis à ses côtés aujourd’hui, les entrailles nouées par l’espoir d’en savoir plus, de sortir de l’impasse, afin d’achever enfin la mission que je m’étais promis d’accomplir sur mon lit de souffrance, trouver et punir les responsables de ces forfaits. Conti l’a compris et il en joue. Je ne suis pas dupe. J’ai autant besoin de lui que lui de moi. Il me considère à présent comme un de ses alliés dans la place policière, un genre d’agent double qui peut lui permettre d’atteindre son but, la démonstration de la corruption qui gangrène notre système pour l’éloigner toujours plus de ses visées démocratiques. À moi de garder le contrôle, malgré tout.

            — J’ai un nom à te donner, consent-il à murmurer, après quelques aspirations studieuses. Mais avant, je souhaiterais que tu me rendes un petit service.

            C’est ce que je craignais. Je soupèse un instant la possibilité de le planter là, puis ma curiosité l’emporte. Je le regarde en coin et remarque son sourire. Il me connaît bien et avance son pion :

            — Un des réfugiés que j’ai aidés m’a recontacté et son histoire me parait croustillante à souhait. Elle devrait t’intéresser.

            — J’ai bien trop de boulot pour ça.

            — Je suis sûr que tu peux te dégager un peu de temps.

            — Dis toujours.

            — Eh bien, c’est assez délirant. Ce type, Mahmod Al-Askari, est Irakien. Il a trouvé un job depuis la fin de l’année dernière dans une entreprise de travaux publics de la région, mais il reste en situation irrégulière et cherche à obtenir une carte de séjour.

            — Super, tu veux quoi, au juste ? Que je le place en centre de rétention ?

            — Très drôle… Non, c’est un gars bien, bosseur. Il vit maintenant avec sa famille dans un appartement du Mirail.

            — Alors tout va bien.

            — Sauf qu’à la première interpellation, c’est retour à la case départ.

            — Et c’est la raison qui t’amène ? Il s’est fait coffrer et tu crois que je peux le tirer d’affaire ?

            — Tu te trompes.

            Mon interlocuteur reprend une taffe et je l’imite, regrettant déjà d’être venu à sa rencontre.

            — Il n’a pas été arrêté, précise-t-il. Le problème, c’est qu’il s’est mis dans une situation embarrassante.

            — Dommage pour lui. À sa place, il ne vaut mieux pas sortir du rang.

            — Quelqu’un l’a abordé quand il rentrait du travail. Un inconnu qui a prétendu savoir ce dont il a besoin.

            — Alors il aurait dû s’enfuir à toutes jambes.

            — Il y a pensé, mais le type était du genre insistant, et puis c’était dans le métro, donc Mahmod était un peu coincé. Bref, comme cet homme lui a assuré qu’il pouvait lui fournir des papiers, il l’a écouté.

            — Et puis ?

            — Le gars a juste indiqué qu’il avait des amis et qu’une autre personne prendrait contact avec lui pour en rediscuter.

            — C’est tout ?

            — À ce stade, oui. La rame s’est arrêtée à la station Esquirol et l’importun a filé.

            Conti éteint sa cigarette contre la balustrade et la range dans son paquet à moitié vide. Il me le tend et j’imite son geste respectueux de notre environnement. C’est le moment choisi par mon mobile pour jouer La Chevauchée des Walkyries. Merde, me dis-je, c’est Serge, et comme toujours, il tombe à pic. Sans remords, je lui cloue le bec en songeant qu’il aurait tout le temps de me raconter l’autopsie quand je reviendrai au commissariat. Et pour éviter toute autre interruption intempestive, je coupe l’appareil.

            — Pardon, m’excusé-je.

            — Ya pas de quoi. T’es un homme occupé, comme tu dis.

            — Un peu trop.

            — Tu veux reprendre des vacances dans un de mes gîtes ?

            — Pas dans l’immédiat. La dernière fois, j’y ai perdu une femme.

            Conti baisse les yeux.

            — Je suis vraiment désolé, m’assure-t-il.

            — Ouais, bon, c’est surtout de ma faute et j’ai pas envie de parler de ça. C’est quoi, la suite de ton histoire ?

            — Pour tout dire, Mahmod a pensé dans un premier temps avoir affaire à un illuminé et il a chassé très vite cet évènement de son esprit. Enfin, jusqu’à ce qu’un autre gus l’aborde dans les mêmes circonstances, environ une semaine après. Là, il a commencé à reconsidérer la chose avec plus de sérieux.

            — À sa place, j’aurais un peu paniqué. Savoir qu’un groupe s’intéresse à moi alors que le moindre coup de fil à la police peut me renvoyer dans mon pays doit provoquer des insomnies.

            — C’est la raison pour laquelle le pauvre n’a pas envoyé sur les roses ce second type. Comme tu dis, Mahmod est en position de faiblesse. Il a estimé qu’il valait mieux comprendre ce que cet individu lui voulait avant de déterminer une stratégie.

            — Et alors, il lui a sorti quoi ?

            — Juste qu’il appartenait à une organisation dont les membres se rendaient des services mutuels. Qu’il lui suffisait d’accepter cet accord et qu’il aurait très vite une carte de séjour, mais que dans ce cas il devrait réaliser une tâche d’une valeur proportionnée pour le compte d’un de ses associés.

            — Si les services demandés sont illégaux, voilà une parfaite définition de la pègre.

            — C’est ce qu’a aussi pensé mon Irakien. Faut dire qu’il a une certaine expérience de la chose dans son pays d’origine et c’est en grande partie pour cela qu’il en est parti. Alors il a tenté de botter en touche en expliquant qu’il ne pouvait pas s’engager sans réfléchir. Le type a concédé que c’était bien normal et qu’il avait le temps de se faire une opinion avant qu’une autre personne reprenne contact avec lui pour lui préciser les termes du contrat. Et comme le premier, il est descendu de la rame en se fondant dans la foule.

            Les phrases de Conti s’enchaînent et je n’arrive pas à me mentir. Elles parviennent à éveiller ma curiosité. L’écrivain doit le sentir, car il s’empresse de continuer :

            — Bon, je te passe les détails, mais trois jours après un troisième individu l’a abordé, mais cette fois ce n’était pas dans le métro. Cette organisation doit bien connaître ses habitudes, car c’était un vendredi soir, vers vingt-deux heures, quand l’Irakien revenait de chez un ami après sa partie hebdomadaire d’échecs. 

            — De quoi franchir un palier sur l’échelle de la panique.

            — Certes, mais Mahmod en a vu d’autres et il a gardé son sang-froid.

            — Cet homme était Français ? Je veux dire bien de chez nous ?

            — Oui.

            — Alors, lui aussi a fait preuve de courage pour rencontrer ton réfugié au beau milieu du quartier du Mirail en pleine nuit.

            — Il n’a pas pris trop de risques. Il patientait à l’abri d’une voiture sur son trajet et il a attendu que Mahmod la dépasse pour sortir de l’habitacle et le rattraper.

            — Ton copain a pu noter la plaque d’immatriculation ?

            — Non. Il était déjà loin du véhicule quand le type a fondu sur lui et il n’a pas eu le cran de revenir sur ses pas à la fin de l’entretien.

            — On peut le comprendre. Ils se sont dit quoi ?

            — Le gars ne s’est pas présenté. Il l’a juste salué par son nom en affirmant qu’il venait lui expliquer le service qu’il devrait rendre en contrepartie de l’obtention de son titre de séjour. Il lui a demandé s’il était d’accord pour en savoir plus et Mahmod a accepté.

            — C’est malin, ils opèrent doucement, avec prudence, étape par étape, en utilisant une technique commerciale éprouvée.

            Je ne peux m’empêcher de penser que Conti joue exactement la même partition en ce moment, mais je suis bien incapable de l’envoyer sur les roses pour revenir à mon enquête. D’un ton las, je le questionne :

            — Bon, ils voulaient quoi ?

            — Que Mahmod passe un homme à tabac.

            — C’est une blague ?

            — Malheureusement pas. C’est du sérieux.

            — Et le type a dit qui ?

            — Non, il a juste précisé que leur cible habitait Toulouse et qu’il devrait la rosser avec une batte de base-ball. Qu’il devrait le cogner en évitant la tête et se concentrer sur les jambes et les bras pour le blesser, lui faire mal, casser quelques os, mais sans mettre sa vie en danger. Il a même indiqué que six coups devraient suffire, puis il a sorti la masse de son sac à dos. Évidemment, Mahmod n’en menait pas large, craignant d’en tâter le bois s’il refusait l’offre. Certainement confiant en son petit effet, son interlocuteur a continué en alternant le chaud et le froid. Pour rassurer le réfugié, il a expliqué que, s’il était OK, tous les détails lui seraient communiqués ultérieurement, le nom du contrat comme l’heure et l’endroit choisis pour l’agresser. Bref, selon lui, c’était du gâteau. C’est là qu’il a demandé à Mahmod s’il acceptait.

            — Et bien sûr, ton protégé a donné son accord…

            — Oui.

            — Je rêve ! Tu veux que j’aide un homme qui est prêt à rosser un inconnu juste pour avoir des papiers !

            Conti lève les mains au ciel.

            — Eh ! fait-il. C’est pas si simple ! Essaie de te mettre à sa place !

            — En fait, je n’en ai aucune envie. Je suis sûr que tu devrais vérifier le CV des gens auxquels tu portes secours, Salvatore. Celui-là, je me demande s’il n’appartenait pas à la Garde républicaine…

            — Tu le juges trop rapidement ! Il faisait nuit, il est en situation irrégulière, avec sa famille susceptible d’être renvoyée à tout moment dans un pays en guerre et des gars le harcèlent en lui proposant de lui fournir des papiers. Il ne savait pas s’ils n’allaient pas le dénoncer s’il refusait, voire en profiter pour le rouer de coups. Mahmod a pesé le pour et le contre, puis a décidé de gagner du temps en acceptant, avec déjà une idée en tête, me contacter pour que je lui vienne en aide, car il n’a aucune envie de commencer son séjour en France par l’agression d’un inconnu.

            Je soupire. Les arguments de Conti font mouche. Je me suis peut-être emporté trop vite. Cet Irakien n’est pas un si mauvais bougre, après tout.

            — Il t’a appelé juste après ? je l’interroge.

            — Oui. Et alors, j’ai immédiatement pensé à toi, surtout que j’avais déjà l’intention de te voir pour notre autre affaire. Mais ce n’est pas tout, car avant de partir, le type l’a mis en garde. Il lui a expliqué qu’à présent il devait aller jusqu’au bout et surtout ne parler à personne de cet accord, faute de quoi l’organisation prononcerait une sanction à son encontre. Il a aussi précisé qu’une fois l’échange de services soldé, Mahmod aurait la possibilité de rejoindre leur groupe si tel était son souhait.  

            — Intéressant ! je réagis, m’en voulant aussitôt de ne pas maîtriser mes émotions.

            — C’est ce que je me disais. Voilà une occasion précieuse de mieux connaître ces gars, non ?

            — On verra, je lui réponds, plus prudent. Ils ont tenté de le recontacter ?

            — Je crois pas, mais notre dernière conversation remonte à trois jours. Peut-être qu’il s’est passé des choses dans la période. Tu pourras le vérifier si t’acceptes de lui rendre visite.

            — Eh ! T’emballe pas ! J’ai pas dit oui !

            — Même si je te révèle que Mahmod m’a appris qu’il a reçu une convocation de la préfecture pour régulariser sa situation ?

            Conti vient de m’asséner le coup de grâce. Ce qui, jusque-là, n’était qu’une banale histoire de malfrats s’en prenant à un malheureux en position d’infériorité, car vivant dans l’illégalité sur notre territoire, se métamorphose d’un coup en une affaire de corruption d’une bien plus grande ampleur en démontrant l’implication probable d’un fonctionnaire d’État. Impossible de détourner les yeux.

            — Alors, je peux compter sur toi ? reprend celui qui m’a piégé dans ses filets.

            — Dis-moi où il habite.

            — Merci, fait Conti, en me tendant une petite feuille extraite de sa poche.

            Je lis le nom de Mahmod Al-Askari au-dessus d’une adresse : 19 avenue Winston Churchill, quatrième étage, appartement 42, Toulouse. Par réflexe, je tourne le papier et suis surpris d’y trouver une seconde identité, Marion Salois, avec aussi ses coordonnées. J’interroge Conti du regard.

            — Voilà une autre personne qui devrait t’intéresser.


[1] DCRI : Direction Centrale du Renseignement Intérieur devenue DGSI en 2014.

        

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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