La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 15

   

9 h 16

            J’ouvre la voie et gravis les marches de l’escalier roulant de la station Jean Jaurés, ligne B du métro de Toulouse. À cette heure d’affluence, c’est la foule, mais la plupart des gens connaissent les règles informelles et ceux qui souhaitent se laisser transporter se rangent sur la droite. Il suffit de demander pardon aux novices ou aux rêveurs pour qu’ils s’écartent. Je sens la présence d’Estelle dans mon dos. La pauvre n’a pas trop aimé que je la bouscule dès son arrivée, mais n’a pas protesté quand je lui ai dit que notre temps était compté. Nous devons absolument vérifier l’alibi donné dans la nuit par Guilhem Canillac pour mettre un terme à sa garde à vue s’il ne nous a pas menti.

            Le premier témoignage de son ami Arthur Angéi semble plaider pour lui. Notre suspect a bien croisé une femme correspondant à la description trois semaines plus tôt, mais rien ne prouve pour l’instant qu’il l’a de nouveau rencontrée la veille. Après plusieurs tentatives infructueuses, Jessica a réussi à joindre la conciergerie de l’hôtel aux environs de sept heures trente, juste après son retour au commissariat, et elle a déjà appris de la bouche de son interlocuteur, par chance le même qui était en poste ce dimanche vers treize heures, qu’aucune cliente n’avait séjourné dans la chambre 346 ce week-end. Voilà qui n’arrange pas les affaires du fils Canillac. Le réceptionniste ne se rappelant pas avoir remarqué un jeune homme à cet horaire, nous avons décidé de lui rendre une petite visite pour lui montrer une photo. Et s’il persiste à nier, il sera toujours temps de lui demander de consulter les enregistrements des caméras de vidéosurveillance qui équipent à coup sûr cet établissement quatre étoiles. Nous avons donc abandonné Jessica et Moki que j’ai néanmoins chargés de la fouille des appartements de la victime et de son ami, me réservant pour plus tard la rencontre inévitable avec la famille de Maëlys Jarric, l’adolescente qui s’est suicidée quelques années plus tôt. Car même si je place encore Guilhem Canillac au sommet de la liste des suspects, je ne veux rien négliger.

            A notre arrivée sur le plancher des vaches nous cueillent des rayons de soleil bienvenus. Nous slalomons dans la foule des gens pressés de rejoindre leur travail, gars à costume et femmes en tailleur se mélangeant avec étudiants branchés et retraités détendus venus jusque-là pour apprécier un café en terrasse. Sur la place Wilson, le gérant du manège de chevaux range les panneaux métalliques qui en interdisent l’accès pendant la nuit. Des camions de livraison sont garés en double file devant les restaurants, les chauffeurs jouant du diable pour transporter leurs marchandises à bon port. Cette partie du centre-ville déborde de vie, m’offrant un supplément d’énergie idéal pour envisager sereinement notre prochaine rencontre.

            Nous rejoignons tout de suite la rue d’Austerlitz. Face à nous, affichant crânement sa devanture en prenant tout le coin d’un immeuble triangulaire, je repère l’entrée de l’hôtel. Difficile de le manquer, avec son insigne suspendue trois niveaux plus haut en lettres immenses évoquant la banquise. Ours blanc, quel nom étrange pour un établissement de la cité occitane ! En m’approchant, je me dis qu’il a quand même fière allure dans son architecture figurant la proue d’un paquebot affrontant la mer urbaine.

            Nous pénétrons dans un hall cossu, la pièce s’élargissant pour contenir une banque d’accueil située face à un escalier vissé autour d’une cage d’ascenseur. Si Guilhem est passé par là pour rejoindre les étages, le réceptionniste ne peut que l’avoir remarqué.

            Je m’immobilise devant le comptoir, avec Estelle à mes côtés, patientant qu’un jeune homme célébrant le look hipster parvienne à achever sa conversation téléphonique en anglais. Une fois le combiné raccroché, l’employé nous envisage, un sourire aux lèvres :

            — Bonjour, je peux vous aider ? nous demande-t-il.

            — Bonjour, je réponds en lui plaçant sous le nez ma carte professionnelle. Brigade criminelle. Vous êtes bien Arthur Laramée ?

            Son visage se tend avant de nous rétorquer :

            — C’est bien moi.

            — Vous avez déjà été contacté par notre collègue Jessica Ferrer. Vous lui avez dit que la 346 n’était pas occupée par une femme, ce week-end. Vous confirmez ?

            Le réceptionniste pianote un instant sur le clavier de son ordinateur, les yeux rivés à l’écran installé sur la banque.

            — Oui, affirme-t-il. De mercredi dernier à aujourd’hui, un homme séjournait dans cette chambre. Il est parti ce matin.

            — Son nom ?

            Il fronce les sourcils, gêné par ma requête.

            — Ça ne pose aucun souci juridique, tenté-je de le rassurer.

            — Excusez-moi, mais je dois passer un coup de fil à mon responsable.

            L’employé reprend son combiné et compose un numéro à trois chiffres. Il explique la situation et s’ensuit un court silence s’achevant sur un :

            — Je comprends.

            Il raccroche et nous offre un sourire, avant de retourner son attention vers le moniteur et nous dire :

            — Il s’agit de monsieur Richard Kheller.

            — Vous avez son adresse ? demande Estelle.

            — Oui. Attendez, je vous la note.

            Il noircit une carte de visite et la dépose devant lui, sur la banque. Je m’en empare pour constater que notre client vit à Paris, dans le quartier Montparnasse. Nous disposons aussi de ses coordonnées téléphoniques. Encore une piste à suivre. Je le remercie.

            — C’est bien normal. Mon responsable m’a chargé de vous assurer que notre établissement souhaite conserver de bonnes relations avec vos services.

            — C’est gentil de sa part, je lui rétorque, pensant qu’il préserve avant tout son intérêt, certainement conscient que l’exercice de son métier peut devenir très vite un enfer s’il s’attire les foudres de la police.

            Après avoir remis de l’ordre dans mes idées, je sors mon smartphone pour lui présenter la photo de Guilhem Canillac tirée de la vidéo de son audition.

            — Vous le connaissez ? je lui demande.

            Il examine le cliché, concentré, avant de secouer la tête et me répondre :

            — Je ne crois pas.

            — Vous êtes sûr ? insiste ma collègue.

            — C’est compliqué. Je vois beaucoup de monde, mais ce visage ne m’évoque rien.

            Dommage pour notre suspect. Toute cette histoire commence à très mal tourner pour lui. Estelle reprend la parole :

            — Essayez de vous rappeler ce que vous faisiez hier, aux environs de treize heures.

            Le jeune homme baisse les yeux.

            — Vous étiez à cette même place ? poursuit Estelle. Vous ne l’avez pas quittée, ne serait-ce que pour aller manger ?

            — J’ai déjeuné à la fin de mon service, après quinze heures. Et quand je m’absente, il y a toujours quelqu’un qui vient me remplacer.

            — Ce fut le cas, dans la période ?

            — Non.

            Il fronce les sourcils et précise :

            — Je pense que je me suis rendu aux toilettes vers onze heures.

            Il acquiesce, à présent déterminé.

            — J’en suis certain.

            — D’accord, consent la policière, en se retournant pour contempler l’espace entre le comptoir et l’escalier situé juste à côté de l’ascenseur. L’endroit est exigu. Vous convenez que vous voyez forcément toute personne qui monte vers les étages ?

            — Oui.

            — Il y avait du monde, hier, vers treize heures ?

            — C’était plutôt calme.

            — Et vous n’avez remarqué aucun individu correspondant à la photo.

            — C’est ça.

            — Existe-t-il d’autres accès ouverts aux clients ? interviens-je, même si je suis conscient que Guilhem nous a assuré être passé par le hall.

            — La seconde entrée est réservée au service et il faut badger.

            Je me tais et ma collègue m’imite, la mine concentrée. Un couple vient de pénétrer dans l’hôtel. Nous patientons jusqu’à ce que les portes de l’ascenseur se ferment. Estelle brise le silence en premier :

            — Ce week-end, avez-vous repéré une femme brune, moins de trente ans, vraiment très belle, peut-être vêtue de rouge ?

            Le jeune homme sourit.

            — Nous accueillons beaucoup de monde et il arrive que nous ayons cette chance, fait-il en hochant la tête. Mais pas récemment, je m’en souviendrais.

            La situation de notre suspect semble se dégrader à chacune des réponses du réceptionniste. Je me dis qu’il est temps d’aborder le dernier point et j’en prends l’initiative :

            — J’imagine que cet établissement dispose d’un système de vidéosurveillance ?

            — Bien sûr, rétorque notre interlocuteur, soudain moins à l’aise. Vous pouvez voir une caméra derrière moi et une juste au-dessus de l’entrée.

            Il nous les montre du doigt et je les repère sans peine.

            — Malheureusement, continue-t-il, l’ordinateur a buggé. Je m’en suis aperçu en arrivant, vers sept heures, et un technicien de la maintenance l’a confirmé ce matin. Nous avons perdu tous les enregistrements des dernières vingt-quatre heures.

            — Vous rigolez ! réagit Estelle, stupéfaite.

            — Eh bien, non…

            Je considère ma collègue, constatant qu’elle partage certainement mon sentiment sur l’occurrence d’une telle coïncidence. Hautement improbable. Et tombant à pic pour saper la défense de Guilhem Canillac.

            — Le gars de l’informatique est encore là ? tenté-je.

            — Il intervient à distance. Je l’ai eu au téléphone. Il semblerait que nous ayons attrapé un virus qui serait responsable de l’effacement de nos données. Mais d’après lui, c’est réglé, il n’y a plus de problème.

            Parle pour toi ! m’insurgé-je en silence.

            — Nous pourrions avoir ses coordonnées ? demande Estelle.

            Le jeune homme ne nous fait pas de difficultés pour noircir une seconde carte. Il s’agit de la société Daltran Service basée à Labège. Nous ne couperons pas à organiser une petite conversation entre leurs techniciens et les nôtres. Un peu chamboulés par les informations glanées pendant notre visite, nous décidons d’abandonner notre interlocuteur à ses tâches et le remercions de nous avoir consacré un peu de son temps avant de sortir. Je me fige sur le perron et examine les façades roses des immeubles alentour, repérant assez rapidement une potence qui soutient une caméra municipale juste au coin de la rue Austerlitz et de la place Wilson, du côté des allées Jean-Jaurès.

            — À garder à l’esprit, si besoin, dis-je à Estelle, immobile à mes côtés.

            — Ça devient une habitude, me répond-elle, songeant certainement aux heures qu’elle a passées à visionner les bandes vidéo du périphérique, lors de l’affaire Conti. Je te préviens, cette fois, ce n’est pas moi qui m’y colle !

            — Promis.

            Elle n’a pas l’air de plaisanter.

            — Un petit café en terrasse, ça te tente avant de rentrer ? je lui propose.

            Elle se détend.

            — Avec plaisir !

            — Alors je t’invite.

            Dans l’ambiance sereine de ce début de matinée ensoleillé, alors que tous les salariés viennent de regagner leurs bureaux, nous rejoignons le Cardinal et ses tables extérieures équipées de chaises de réalisateur explicitement attribuées aux stars du cinéma. Je m’assois sur celle de Francis Blanche quand Estelle choisit la place réservée à De Niro. Je sors ma blague de tabac et le papier pour me rouler une cigarette. Estelle se passe de mon feu vert pour m’imiter. La première bouffée de cette journée s’insinue dans mes poumons pour me relaxer dans l’instant. À peine les tasses devant nous que mon téléphone se réveille pour interpréter la musique de mon opérateur. Le nom de Ferrand s’affiche sur l’écran. Je m’empresse de décrocher.

            — Salut Manu, je parviens à articuler, le temps d’aspirer la fumée.

            — Salut Vic, fait-il.

            — Du nouveau ?

            — Pas qu’un peu ! s’enthousiasme-t-il. L’idée des chiens était bonne !

            Je regarde ma collègue suspendue à mes lèvres. Compatissant, j’actionne les haut-parleurs et pose l’appareil entre nous, sur la table ronde.

            — Développe, je reprends. Estelle est avec moi ; elle t’écoute.

            — Salut coéquipière, déclare notre correspondant. Comme prévu, on s’est servi de la housse du siège conducteur de la voiture de Guilhem Canillac pour que les bestiaux hument bien son odeur, puis on a commencé à faire le tour de la maison. Ils n’ont pas tardé à repérer une trace qui part dans le parc à proximité de la cour située devant l’entrée du bâtiment. Elle s’enfonce dans les bois sur une centaine de mètres environ, pas plus, puis s’arrête dans un bosquet assez épais. Ça doit être l’endroit qu’il a choisi pour se cacher après avoir découvert le corps de son ami.

            — Certainement, je marmonne.

            — Pour une fois, il ne nous a pas raconté de craques, note Estelle.

            — Oui, mais il ne nous a pas tout dit non plus, relativise Manu.

            — Quoi, vous avez trouvé quelque chose ?

            — C’est ça. Dans le fourré, les chiens étaient comme fous. Ils se sont mis à gratter le sol entre les racines d’un vieux chêne et ils n’ont pas été longs à déterrer un sac de sport.

            Devant moi, les lèvres de ma collègue dessinent un ovale. Dans ma main droite, les braises de ma cigarette ne vont pas tarder à rencontrer mes doigts. Je m’empresse de l’écraser.

            — Un sac ? réagit-elle en premier. Il contient quoi ?

            — Tout un fourbi : une pelle au manche escamotable, des gants et des lingettes tachées de sang, mais surtout, je garde le meilleur pour la fin, un pistolet ainsi que trois douilles.

            Là, même en détournant le regard, il devient impossible de ne pas remarquer la ligne d’arrivée. Les banderoles remplissent notre champ de vision. Je me reprends :

            — C’est quoi, comme arme ?

            — Un Glock 23, me répond Manu dans l’instant.

            — C’est raccord avec le diamètre de la balle prélevée dans la table, rappelle Estelle. Ça doit bien être du calibre 40 Smith et Wesson.

            — Si je me permets, c’est tout qui est raccord ! m’écrié-je. Le diamètre, le nombre de douilles, la présence de gants qui explique que les mains de Guilhem aient été trouvées vierges de tout résidu de poudre, les serviettes qui ont dû lui servir à se faire une petite toilette et jusqu’à la pelle indispensable pour cacher ces preuves dans la terre.

            — Il est cuit, conclut Estelle, résumant bien le fond de ma pensée.            

            Face à moi, dans le jardinet situé au centre de la place circulaire, des enfants en vacances profitent du beau temps pour enfourcher des chevaux de bois.

        

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Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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