6 h 38
Un choc sourd dérange une scène que j’aurais bien souhaité prolonger, celle d’une promenade en famille dans les ruelles de Puycelsi, les filles gambadant devant nous entre les demeures médiévales. Déprimé et revenant progressivement à la conscience, allongé sur le vieux canapé au noir tissu élimé casé entre deux armoires, je me décide finalement à ouvrir les paupières, comprenant bientôt la source de ces bruits étouffés sur fond de vrombissement régulier. Le service d’entretien enchaîne les pièces pour tenter de les rendre présentables avant l’arrivée massive des collègues. Par les deux fenêtres, le jour commence à poindre pour me révéler un ciel chargé de nuages. Je pousse la couverture à carreaux et me redresse, la bouche pâteuse, les tempes douloureuses, regrettant déjà de ne pas m’être accordé quelques heures de répit dans mon appartement de Borderouge. Je me sens poisseux dans mes habits de la veille et une douche me ferait du bien après notre soirée prolongée.
Au beau milieu de la nuit, le gamin nous a offert un dernier rebondissement en nous expliquant qu’il n’avait pas passé l’après-midi seul et qu’il avait d’abord rechigné à en parler afin que sa petite amie ne l’apprenne pas. En réalisant que l’enquête dérapait et qu’il allait devoir assumer le rôle de suspect principal, Guilhem Canillac avait compris qu’il avait plus à perdre en s’obstinant à nous cacher ses infidélités. Quand nous lui avions demandé l’identité de ce nouveau témoin, le jeune homme s’était contenté de nous révéler un prénom, Sophia, et le portrait assez vague d’une femme magnifique de vingt-cinq à trente ans, un mètre soixante-dix environ, brune, cheveux longs, et vêtue d’une robe rouge qui lui seyait à merveille. Il la décrivait comme une véritable déesse incarnée, mais nous donnait en même temps peu d’indications pour la retrouver, instillant progressivement le doute sur ses allégations.
Devant notre insistance, il nous a appris qu’il avait rencontré son égérie trois semaines auparavant, au cours d’une soirée passée avec des amis au Télégramme, un établissement toulousain situé non loin des allées Jean Jaurès. Comme beaucoup d’autres clients de sexe masculin, il l’avait remarquée alors qu’elle se déhanchait au milieu de la piste et il avait été à la fois étonné et flatté que cette beauté réponde à ses regards appuyés. Sentant qu’il avait un coup à jouer, et l’alcool aidant, il avait finalement décidé de l’aborder, la danseuse le surprenant en ne se débinant pas quand il s’était trémoussé auprès d’elle. Quelques morceaux plus tard, ils avaient même engagé la conversation sous l’attention jalouse de l’assistance chargée en testostérone, puis avaient regagné assez rapidement une alcôve afin de faire connaissance, continuant à consommer sans compter des cocktails généreusement offerts par l’étudiant.
Guilhem racontait cet épisode avec enthousiasme, son récit l’entrainant très loin des quatre murs qui l’enfermaient. Au cours de cet échange, il avait appris que la jeune femme habitait Paris et qu’elle achevait un stage en communication d’une semaine dans la ville rose, dans le cadre de sa formation de styliste. Elle affirmait qu’elle était venue au Télégramme avec des membres de son groupe, mais ne semblait pas pressée de les rejoindre, ce qui avait encouragé Guilhem à ne pas la lâcher. Il était resté avec elle jusqu’à la fermeture, ne se souciant pas de ses amis, les mots se métamorphosant bientôt en baisers passionnés, puis en caresses ne respectant que de justesse les règles de la décence. Entre deux et trois heures du matin, ils s’étaient retrouvés ensemble dans la rue, incapables de se séparer, et l’étudiant l’avait naturellement invité à visiter son appartement situé non loin de la fac de droit, dans le quartier Arnaud Bernard. Ils l’avaient regagné à pied pour passer une nuit de folie qu’il n’était pas près d’oublier.
Guilhem avait d’abord pensé qu’il ne s’agissait que d’une aventure d’un soir et Sophia le lui avait confirmé dès sept heures après avoir été réveillée par son portable. Un peu paniquée, elle lui avait expliqué qu’elle devait revenir à son hôtel pour avoir le temps de préparer ses affaires avant de rejoindre l’aéroport. Rechignant à clore cette parenthèse enchantée, Guilhem lui avait proposé d’échanger leurs coordonnées, mais la belle avait baissé les yeux, les joues empourprées, pour finalement se dérober en lui avouant qu’elle vivait déjà en couple depuis trois ans. Alors qu’elle s’éloignait dans le couloir, le jeune homme lui avait fait remarquer qu’il ne connaissait même pas son nom, mais elle s’était contentée de lui offrir un sourire provocant avant de disparaître dans l’escalier. Bref, notre suspect sortait de cette expérience un peu sonné, à la fois comblé par l’intensité des moments partagés et frustré à l’idée qu’ils ne se reproduiraient pas. Il en parlait comme d’un rêve regretté, et je n’avais pas pu m’empêcher de me demander si toutes ses allégations ne relevaient pas effectivement d’un simple fantasme.
D’autant plus que la suite semblait le confirmer, car Guilhem avait achevé son récit en nous précisant de quelle manière il avait eu le bonheur de la revoir. D’après lui, en rentrant ce samedi soir d’une séance de cinéma entre potes qu’il avait un peu prolongée avec quelques bières englouties au Kraken Paradise, aux environs d’une heure du matin, il avait découvert une feuille glissée sous sa porte, une page manuscrite arrachée d’un cahier. Il se souvenait de l’intégralité de ce message : « Dommage. Tu n’es pas là… Si tu trouves ce mot à temps, tu peux me retrouver dimanche à treize heures à l’Ours blanc, chambre 346. » Signé d’un simple S.
Guilhem était à la fois fou de joie et un peu effrayé à l’idée que la jeune femme aurait bien pu croiser sa petite amie. Heureusement, Margot était revenue chez ses parents dans le Gers pour passer la première semaine des vacances à réviser ses partiels. Une fois la surprise digérée, Guilhem avait été tenté de rejoindre sa mystérieuse correspondante sur-le-champ, puis s’était ravisé en réalisant qu’il ne pourrait certainement pas pénétrer aussi facilement dans l’hôtel à cette heure, d’autant plus qu’il ne disposait d’aucun numéro pour la prévenir de son arrivée. Bref, un peu fiévreux, il s’était couché, n’avait trouvé le sommeil que très tard pour se réveiller aux environs de onze heures du matin. Il s’était préparé, avait déjeuné, et était parti à son rancard avec son papier en poche. Arrivé à destination, comme il ne connaissait toujours pas le nom de sa maitresse, il n’avait rien demandé au réceptionniste et s’était contenté de monter au troisième étage. La gorge nouée devant la porte, il s’était finalement décidé à frapper et son cœur avait battu la chamade jusqu’à ce qu’elle lui ouvre. La suite n’était que vêtements arrachés, caresses torrides et baisers passionnés dans un cadre luxueux. Ce moment s’était éternisé jusqu’à ce que le réel les rattrape, elle et son prochain vol, lui et son rendez-vous chez les parents d’Aymeric Dedieu. Comme la première fois, la jeune femme avait refusé de lui communiquer ses coordonnées, en lui faisant admettre que c’était la seule possibilité de revivre des émotions aussi intenses, ce que notre suspect avait bien fini par convenir avant de déguerpir.
Bien sûr, nous nous sommes empressés de demander à Guilhem ce fameux mot glissé sous sa porte, mais le malheureux a été incapable de nous le présenter, nous expliquant qu’il l’avait emporté jusqu’à l’hôtel pour ne pas se tromper de chambre, puis qu’il ne s’en était plus soucié et que le papier avait dû être abandonné sur place. C’était très ennuyeux, car ce « commencement de preuve par écrit » aurait pu conforter ce récit qui pouvait encore être interprété comme une tentative, certes brillante, mais également un peu trop romancée à mon goût, pour se construire un alibi. À nous de contacter maintenant l’Ours blanc pour vérifier son récit, mais un premier essai ne nous a offert que la voix nonchalante d’un répondeur. Pour cette nuit, il ne nous restait plus qu’à cuisiner Arthur Angéi, un des quatre autres gardés à vue ramenés de chez les Dedieu, qui faisait aussi partie du groupe avec lequel Guilhem avait passé une soirée au Télégramme trois semaines plus tôt. Voilà qui nous permettrait d’avancer. Réalisant mon état d’épuisement, Jessica m’a proposé de s’en charger avec l’aide de Moki, et je ne m’y suis pas opposé, trop heureux à l’idée de prendre un peu de repos. C’est à ce moment-là que je me suis réfugié sur mon canapé et n’en ai pas bougé jusqu’à présent. Ma jeune collègue a dû remarquer que je m’étais assoupi et a pris l’initiative de ne pas me réveiller. Je ne l’en blâme pas, même si je suis un peu frustré de ne pas connaître la fin de l’histoire.
Il ne me reste plus qu’à tenter d’en savoir plus. Je me lève du divan, les muscles encore endoloris par la fatigue et jette un œil à mon bureau. Un mot écrit sur un post-it attire mon attention. Je le lis : « Arthur Angéi confirme les propos de Guilhem Canillac pour la soirée du vendredi 13 mars. Il se souvient bien d’une femme très belle vêtue de rouge. Il dit que son ami discutait avec elle quand il est parti. Jessica. PS : nous allons prendre un peu de repos. À demain, vers huit heures. »
Ça me laisse un peu de temps pour préparer, et avaler un café, j’en ai bien besoin, la journée qui nous attend s’annonçant chargée. Je trouve dans mon vestiaire des sous-vêtements, un tee-shirt de rechange et une serviette de bain, ainsi qu’une petite pochette contenant brosse à dents, tube de dentifrice et savon, autant d’affaires que j’entrepose là en prévision de circonstances de ce genre. Je regagne ensuite les sanitaires de l’étage, ne croisant sur ma route que deux femmes préposées au nettoyage qui m’offrent un salut respectueux. Heureusement, notre administration est prévoyante quand il s’agit d’envisager les conséquences des heures supplémentaires inévitables dans notre branche, et je peux me réfugier dans une des cabines de douche dont elle a doté le secteur. L’eau chaude achève de me réveiller et je retourne à mon bureau dans un état bien plus présentable.
Non loin de ma porte, je me fige en apercevant l’homme qui vient de sortir de l’ascenseur. Toujours classe dans son costume assorti à sa courte chevelure argentée, le commissaire divisionnaire Marcel Gaudin, chef du SRPJ à défaut d’avoir pu prolonger son remplacement du précédent directeur régional qui s’est soldée par le catapultage d’une nouvelle personnalité parisienne à la fin de l’année dernière, se dirige droit vers moi, me lançant un regard signifiant qu’il souhaite me parler avant de poursuivre son chemin jusqu’à sa tanière située au bout du couloir. Matinal, le bougre…
— Bonjour Bussy, fait-il, une fois à deux pas, un sourire aux lèvres vite effacé.
— Bonjour, patron.
— Alors, ça donne quoi, l’histoire Dedieu ?
Droit au but. C’est un peu tôt pour me risquer dans un résumé pertinent, mais je n’ai pas trop le choix et tente d’improviser du mieux que je peux pour en arriver à la conclusion dérangeante.
— On marche en terrain miné, m’avertit mon supérieur.
— Je sais.
— Bon, je ne vais pas vous apprendre votre boulot, mais je vous conseille de bien vérifier toutes les pistes avant d’envisager l’inculpation du petit Canillac.
— J’en avais l’intention.
— Parce que son père a laissé quatre messages sur mon répondeur cette nuit et la conversation que j’ai eue ce matin avec lui n’a pas été de tout repos.
Le commissaire croise les bras sur son torse.
— Pour tout vous dire, il m’a pas mal agacé. Même s’il vit des heures difficiles, il n’a pas à interférer dans ce dossier. Je le lui ai rappelé.
Une sonnerie interrompt mon supérieur hiérarchique. Elle provient de la poche arrière de mon jean, celle dans laquelle est rangé mon portable. Je m’excuse en bafouant, attrape l’appareil, en scrute l’écran pour comprendre qu’il s’agit d’un numéro inconnu et m’empresse de raccrocher.
— Bon, poursuit Gaudin, vous avez saisi les enjeux. Ce type est un casse-pied, mais nous devons considérer qu’il peut rapidement nous rendre la vie impossible dans les affaires que nous suivons sous son autorité. Alors, je compte sur vous et n’hésitez pas à frapper ma porte pour me tenir informé des progrès de l’enquête.
Il baisse les yeux avant de les replonger dans les miens, déterminés.
— Cette fois, pas question de disparaître pour mener votre barque à votre façon. Nous sommes dans le même bateau, Bussy.
J’acquiesce d’un simple signe de tête et il décide de s’en contenter pour s’éloigner dans le couloir. Trois pas plus tard, il se retourne pour ajouter un post-scriptum :
— Et arrangez-vous pour que tout ça ne s’ébruite pas trop vite ! S’il est difficile de colmater toutes les fuites, je ne le sais que trop bien, on peut tout de même espérer que les journalistes patientent un peu avant de connaître cette histoire dont ils ne rechigneront pas à noircir leur une. Alors avertissez bien vos subordonnés !
Il me suffit de lister rapidement toutes les personnes au courant, mes collègues, les services de secours, la famille de la victime et surtout ces trop nombreux amis pour réaliser qu’il nous demande l’impossible. Mais comme je ne veux pas perdre de temps à justifier l’inévitable, je ravale mes arguments et me contente de le saluer bien sagement de la main.
De retour dans mon bureau, je ne peux m’empêcher de jeter un œil par la fenêtre pour scruter le perron de l’hôtel de police. Quelques passants matinaux s’engagent dans la bouche du métro en prenant leur lot de journaux gratuits. Pour l’instant, aucune présence médiatique. C’est déjà ça, car nos heures de tranquillité sont comptées.
J’allume mon ordinateur et me remémore l’appel que je viens de refuser. D’une caresse, mon portable m’apprend que ce correspondant inconnu m’a laissé un message. Je vois également plusieurs SMS en attente. Je commence par eux.
Le premier m’a été adressé par Manu Ferrand. Il m’informe qu’il a réussi dans la nuit à mobiliser une équipe de dix gardiens de la paix pour fouiller le parc. Il me dit aussi que deux collègues de la brigade canine seront de la partie et que, pour l’odeur, ils se serviront du tissu prélevé sur le siège du conducteur de la voiture du suspect encore garée dans la cour de la propriété. L’opération doit débuter aux alentours de huit heures. Manu se débrouille comme un chef.
Je passe au suivant envoyé par Estelle. Elle s’excuse en indiquant qu’elle n’arrivera pas avant neuf heures. Rien d’inhabituel dans sa situation de mère célibataire, elle prendra le train en marche.
Le dernier vient de Sophie et ma gorge se noue en l’ouvrant. Sans même se donner la peine de me saluer, ma femme m’apprend que j’ai oublié le cahier de français de Carmen et me demande de le lui apporter au plus vite pour qu’elle puisse faire ses devoirs. Message clair, précis, sans fioriture. Je fais l’effort de l’inscrire en haut de la liste de mes priorités, là où je place invariablement mes deux filles et tout ce qui les concerne.
Bon, je me rappelle par ailleurs que Serge doit directement rejoindre ce matin le CHU de Rangueil pour assister à l’autopsie d’Aymeric Dedieu et mon collègue n’est pas du genre à m’adresser un SMS pour m’indiquer que la découpe du cadavre se déroule sans accrocs. D’ailleurs, il n’en envoie jamais, préférant la communication orale à toute autre, même si dans cette dernière, il ne brille pas toujours. Bref, il saura me trouver quand il aura soldé sa tâche.
Il ne me reste plus qu’à consulter mon répondeur et j’appuie sur la touche adéquate, me tenant prêt à supprimer ce message au premier soupçon d’approche publicitaire. La voix qui me parle remonte d’un passé récent et capte d’un coup toute mon attention :
— Salut Victor, a dit l’homme dans le combiné quelques minutes plus tôt. Rendez-vous à midi, au jardin japonais.
Et il a raccroché, me laissant interdit sur mon siège. Car même s’il ne s’est pas donné la peine de se présenter, je l’ai reconnu tout de suite, cet écrivain qui a inventé son enlèvement et mis en scène son meurtre fictif pour mieux dénoncer son placement sous écoute par les services de renseignements. Salvatore Conti. Un nom difficile à oublier. Enfin, surtout pour moi.