Lundi 6 avril, 1 h 2
La mécanique bien huilée lance ses engrenages que rien ne peut stopper. Les pièces s’agencent dans l’immense puzzle qui nous offre un panorama presque complet des interactions ayant engendré un crime. Au centre du tableau, Guilhem Canillac assume maintenant le rôle de principal suspect. Il nous a menti, et pas qu’une fois, l’éventement de sa dernière mystification signant certainement sa perte. Il nous a affirmé que son ami lui avait envoyé un SMS pour reporter leur rencontre afin d’expliquer son arrivée dans la maison des Dedieu vers dix-sept heures. Personne ne l’a vu pénétrer dans la propriété et ne peut témoigner qu’il se trouvait ailleurs, plus tôt dans l’après-midi. Il n’en a pas fallu plus pour que je lui interdise de quitter la chambre, Estelle se chargeant de le surveiller tout en devant supporter l’ire du substitut. Moi, pendant ce temps, j’ai simplement passé un coup de fil à la juge d’instruction pour lui faire part de notre découverte, lui précisant très vite que l’absence d’un second SMS venait aussi d’être confirmée par les opérateurs téléphoniques des deux correspondants. Bref, le gamin nous a raconté des craques et il pensait certainement que la seule influence de son père lui permettrait de se tirer de ce mauvais pas. Il avait bien rendez-vous à quinze heures, soit au beau milieu de la période estimée par nos collègues de la police scientifique pour établir l’heure du décès de son ami.
Laetitia Lafargue m’a écouté sans broncher, ruminant ces informations en même temps que je les lui servais, concluant même avant que je lui en fisse la demande en la pertinence de la garde à vue. Et nous sommes retournés au commissariat de l’Embouchure, abandonnant dans notre sillage deux derniers gardiens de la paix chargés de placer des scellés, Estelle et moi-même dans une voiture avec le jeune suspect à l’arrière, son paternel nous suivant avec la sienne, encore déterminé à mettre tout en œuvre pour extirper sa progéniture de nos filets.
Je regarde à travers la vitre sans tain. Guilhem Canillac patiente seul dans la pièce dédiée aux interrogatoires, assis sur une chaise fixée au plancher comme la table qui supporte ses coudes, le visage caché derrière les paumes de ses mains. Tout dans son attitude exprime son désarroi, sa peur, sentiments renforcés par une fatigue extrême. Je sais aussi qu’il n’a pas vraiment apprécié la visite de Gérard Feltrin, le collègue de Claire que nous avons réussi à rattraper alors qu’il se dirigeait vers l’ascenseur menant aux parkings, pour qu’il tamponne les doigts du gamin afin de vérifier s’ils décelaient des résidus de poudre entre le pouce et l’index. Les résultats viennent de tomber : absence d’éléments chimiques permettant d’affirmer qu’il s’agit bien du tireur. Un point pour lui, mais ça ne le disculpe pas pour autant. Il a pu utiliser des gants. Et si c’est le cas, il n’a pas intérêt à ce qu’on les retrouve, notamment pendant la fouille du parc programmée pour demain.
En l’examinant à son insu, je ne peux qu’être touché par sa fragilité et j’ai bien du mal à l’imaginer avec un pistolet à la main, deux pas derrière Aymeric Dedieu qu’il vise de son arme avant d’appuyer sur la détente. La détonation, l’explosion des os et du cerveau, le nuage de sang. Comment a-t-il pu en arriver là ? Pour quelles raisons ? C’est à peine croyable. Mais les preuves s’accumulent, et je ne peux les écarter.
Une nouvelle vient d’ailleurs de tomber, rapportée par Jessica alors que je m’étais réfugié dans mon bureau donnant sur le canal éclairé par les lampadaires municipaux, à tenter de rassembler mes dernières forces pour mener à bien l’interrogatoire de notre jeune suspect. Ma collègue a déboulé dans la pièce, affirmant sans préambule que l’analyse du portable de Guilhem Canillac confirmait ce qu’on avait déjà découvert dans celui de son ami, à savoir l’inexistence du second SMS. Est-il possible de boucler cette affaire si vite ?
Il est temps de le vérifier.
D’un mouvement de main, je fais signe à Estelle de m’assister pendant l’audition. Elle me suit et nous sortons du petit local équipé de la vitre sans tain qui abrite encore Jessica, Manu et Moki, eux aussi trop excités pour rentrer chez eux et bien déterminés à ne rien perdre de nos futurs échanges. Je passe dans le couloir vide du second étage, entre les cloisons décorées d’un parement de briques censé célébrer notre région, pour emprunter la porte située immédiatement à ma droite et rejoindre le gardé à vue. Pendant que je m’assois face à lui, derrière la table qui nous sépare, ma collègue s’installe à mes côtés. Le gamin se redresse, nous contemple, le visage blême, avant de jeter un regard rapide au-dessus de nos crânes, certainement en direction de la caméra qui enregistre ses réactions. Je me décide à ouvrir le bal :
— Bien, tu connais la chanson. Tu dois de nouveau prêter serment et jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Il baisse les yeux et s’exécute sur un ton chevrotant.
— Très bien, murmuré-je en posant mes mains à plat sur la surface mélaminée. Maintenant, tu dois m’avouer l’heure exacte de ton arrivée à la propriété des Dedieu.
Face à moi, Guilhem Canillac fronce les sourcils.
— Je vous l’ai déjà dit !
— Je sais, mais réponds.
Il secoue la tête.
— Vers dix-sept heures ! Vous voulez quoi ? Qu’on recommence tout à zéro ?
— C’est ça, parce que tes propos ne collent pas.
— Vous rigolez ?
— Non.
Je prends le temps d’ordonner mes pensées.
— Corrige-moi si je me trompe. T’as bien affirmé que t’avais rendez-vous avec Aymeric à quinze heures mais qu’il t’avait envoyé un autre SMS pour le retarder à dix-sept ?
— C’est ça.
— Alors pourquoi n’avons-nous trouvé aucune trace de ce message dans ton portable ? Ni dans celui de ton ami, d’ailleurs ? Tu peux nous expliquer ?
Le jeune homme appuie sa colonne vertébrale contre le dossier de sa chaise, ses petits yeux noirs ébahis derrière les verres épais de ses lunettes. Ses lèvres forment un ovale prononcé, sa tête un mouvement de négation. Sa surprise paraît totale, et surtout sincère. Des mots parviennent enfin à franchir sa gorge nouée :
— Je… Vraiment, c’est hallucinant ! Je vous promets, je l’ai reçu, ce SMS. C’était samedi soir, j’ai pas rêvé !
— Tu l’as supprimé ?
— Non !
— Dans ce cas, pourquoi il n’y a rien ?
— Mais je sais pas !
Il fixe la table, ses neurones tentant des connexions improbables dont il nous livre en direct les résultats :
— Quelqu’un a pu l’effacer !
— Qui ? T’étais accompagné quand tu l’as lu ? Ou après ?
Il réfléchit puis me sort les noms des quatre copains avec qui il est allé au cinéma. Ils correspondent à ceux qui noircissent mon calepin. Un d’entre eux se trouve d’ailleurs entre nos murs pour possession de narcotique. Sous le regard inquiet de notre jeune suspect, je me penche vers Estelle pour lui murmurer à l’oreille de demander à un collègue de cuisiner ce témoin sur la soirée en question. Elle se lève sur le champ et quitte la salle.
— Tu penses qu’un d’entre eux aurait pu le faire disparaître ?
— Je ne vois pas pourquoi, mais j’imagine que c’est possible.
Il est prêt à se raccrocher à n’importe quelle branche, même vermoulue.
— Tu te rappelles leur avoir prêté ton portable ?
— Non.
— Alors quoi, un de tes amis te l’aurait subtilisé pour supprimer le SMS ?
Il soupire, mesurant les implications d’un tel acte. Nous donner un nom à ce stade équivaudrait à accuser le même du meurtre d’Aymeric.
— C’est du délire ! maugrée-t-il, quand Estelle revient dans la pièce.
— Tu crois qu’un de tes potes aurait pu le faire ? insisté-je.
— J’en sais rien.
— Et estimes-tu que le même aurait pu effacer le message d’origine dans l’appareil d’Aymeric ?
— Ça serait énorme !
— Je ne te le fais pas dire, parce qu’il aurait alors fallu qu’il pénètre aussi les systèmes informatiques de vos deux opérateurs téléphoniques pour en gommer la trace de leurs serveurs !
J’ai haussé le ton. Il est temps de lui mettre un coup de pression. Je continue, implacable :
— Dis-moi, Guilhem, à ta connaissance, un de tes quatre camarades possède-t-il les compétences nécessaires pour hacker des sites appartenant à des entreprises de télécommunications ? Il se cache peut-être un Anonymous parmi eux ?
Mon interlocuteur me regarde sans me voir. Mes paroles le plongent dans un état proche de la sidération.
— Tu me réponds, Guilhem ?
Il est secoué de tremblements au niveau des mains et du torse, comme si soudain le froid le saisissait alors que la pièce offre des températures agréables. L’effet conjugué du stress et de la fatigue. Ses paupières se ferment et je me demande s’il n’est pas en train de s’évanouir, mais il me rassure en murmurant :
— Je crois pas. Ils se débrouillent, comme tous ceux de mon âge. Mais je ne les ai jamais entendus parler de ça. Ce sont des étudiants en droit, comme moi.
— Alors, nous avons un problème, conclus-je. Parce que ce foutu message n’existe pas !
Je laisse mes mots imprégner son cortex. Je me dis qu’il doit se reprendre un minimum pour que notre conversation porte ses fruits. Et puisque, grâce à mes efforts, l’ambiance est devenue électrique, il est peut-être temps de passer la main à Estelle. Je lui donne le feu vert du regard.
— Guilhem, fait-elle de sa voix la plus douce. Tu comprends ce que ça implique ?
Il garde le silence, maintenant prostré sur sa chaise, les bras croisés et la face tournée vers le sol.
— Ce SMS est important, continue ma collègue. Il validait tes propos et surtout l’heure supposée de ton arrivée sur les lieux du crime. Maintenant que nous ne pouvons plus compter sur lui, il ne reste plus que ta déposition qui contredit un autre message, le premier reçu de ton ami, qui te demande de le rejoindre vers quinze heures. Nous sommes désolés, mais tu deviens le suspect principal de son assassinat, surtout que personne ne peut témoigner de ta présence ailleurs dans cette période.
Il secoue la tête.
— Guilhem, reprend-elle sur le ton de la confidence. Si c’est toi qui as fait ça, tu dois nous le dire et alors nous pourrons t’aider. C’est important. Tu n’as aucune idée de ce que c’est, de vivre avec un truc pareil… C’est pire que tout. Tu dois nous parler.
J’ai l’impression de contempler un aliéné dans sa camisole. S’il doit craquer, c’est maintenant. Estelle le sent, car elle enfonce le clou.
— C’est aussi ton intérêt très matériel. Les aveux et la repentance peuvent favoriser l’établissement de circonstances atténuantes. Tu dois nous permettre de percer le mystère de ce drame. Il n’est certainement pas advenu sans raison. Nous savons qu’Aymeric n’était pas un ange, loin de là…
Le gamin relève le menton et je n’aime pas son expression. Une détermination nouvelle.
— Je ne l’ai pas tué, murmure-t-il, douchant d’un coup nos espoirs.
— Alors pourquoi avoir inventé cette histoire de SMS ? interviens-je.
— Je l’ai reçu. J’en suis sûr. Je ne m’explique pas comment il a disparu, mais je ne mens pas.
— Comprends que nous ayons un peu de mal à te croire, surtout que t’as déjà tenté de nous cacher la vérité.
Mon reproche le touche et son regard s’échappe vers le plafond, comme s’il pouvait trouver de l’aide de ce côté-là. Mais il fait face, finalement, et parvient à plonger ses yeux dans les miens.
— C’est vrai, convient-il, et je le regrette. J’ai suivi les conseils de mon père. Cette fois, j’aurais dû m’en passer.
Il déglutit.
— Et je vais d’ailleurs vous avouer un autre mensonge, poursuit-il. Celui-là, le procureur Canillac ne le connait pas.
Surpris, nous gardons le silence, en attendant qu’il se décide.
— Quelqu’un peut témoigner que je n’étais pas avec Aymeric à quinze heures.