22 h 27
Après leur avoir présenté les premières conclusions de nos investigations, à savoir que leur fils n’avait certainement pas été victime d’un cambrioleur surpris pendant son forfait, Nathalie et Jean-François Dedieu se sont enlacés en pleurant, choqués à la fois par la perte de leur enfant et la manière dont il était mort. J’ai bien tenté de les réconforter en leur assurant que nous mettrions tout en œuvre pour trouver et punir le coupable, mais je dois admettre l’efficacité limitée de ces mots, les deux alternant sanglots et attitudes mutiques pendant lesquelles ils me fixaient, visage blême et yeux hagards. Un peu dépité par mon incapacité à engager avec eux une conversation normale dans le but de récolter des renseignements complémentaires, j’ai préféré les abandonner à leur tristesse, tout en les autorisant à se réfugier dans leur autre domicile au centre de Toulouse s’ils en éprouvaient le besoin, en leur promettant qu’ils seraient les premiers informés des avancés de l’enquête. Comme le corps de leur fils avait déjà quitté les lieux pour être emporté par une ambulance au service de médecine légale de l’hôpital de Rangueil, ils décidèrent finalement de s’éclipser.
Après ce moment consacré à une tâche sociale n’apparaissant que rarement dans les manuels de formation au métier de policier, je retrouve Claire et son équipe dans la cuisine. Les trois techniciens sont sur le départ, rangeant des instruments et des prélèvements dans des mallettes. Je reste dans l’embrasure et patiente jusqu’à ce que leur responsable remarque ma présence. Portant ses effets des deux mains, elle évacue enfin la scène de crime et me rejoint :
— Viens, se contente-t-elle de me murmurer en poursuivant dans le hall jusqu’à l’endroit où se trouve un gros sac blanc.
Elle s’immobilise à côté, pose ses deux valises au sol et commence à enlever la capuche et le masque qui cache ses traits. Je capte aussitôt la sueur qui perle sur sa peau et colle sa longue chevelure blonde contre son crâne. La pauvre a passé pratiquement quatre heures dans une étuve, dont une bonne partie de ce temps à fureter à côté d’un cadavre et à patauger dans son sang. Je ne peux m’empêcher de me dire que je préfère mon rôle, même s’il m’expose parfois à des dangers.
— Alors ? je lui demande, pendant qu’elle se débarrasse de sa combinaison maculée de quelques taches sombres, me révélant un tee-shirt présentant une toile d’araignée argentée sur fond noir et dont le tissu humide épouse ses formes généreuses.
— Nous avons trouvé pas mal d’indices corporels, m’explique-t-elle en poursuivant son déshabillage qui déflore un jean moulant susceptible de déborder mon flegme tout professionnel. Pas mal de cheveux, poils, restes de peau et empreintes digitales, ça va nous occuper un moment.
— Des éléments immédiatement exploitables ?
Elle lance sa tenue dans le grand sac et réfléchit tout en enlevant ses gants.
— Oui. J’ai bien examiné le cadavre avant qu’ils ne l’emportent. Il n’y avait rien sous ses ongles.
— Il ne s’est pas défendu.
— C’est ça.
— Soit il a été pris par surprise, soit il était menacé quand le tueur lui a tiré dans le dos.
— À toi de le déterminer.
Ses deux collègues nous ont rejoints et ils commencent aussi à se débarrasser de leur attirail. Claire passe un pull en laine à grosses mailles mauves. Quand son visage sort du col, je remarque que ses traits sont affectés par la fatigue. Elle ne doit penser qu’à déguerpir pour rapporter sa collecte au labo avant de regagner le quartier Saint-Cyprien et son appartement. Je la comprends, mais les nécessités de l’enquête me poussent à l’importuner encore un peu :
— Rien de plus ?
— Aucune trace de sang cachée, affirme Gérard Feltrin, son subordonné, debout à ses côtés.
— Le tueur n’a pas cherché à en nettoyer, me traduit Claire. La lampe à longueur d’onde variable n’a rien révélé de plus.
— Pas étonnant, commenté-je. Apparemment, le criminel ne souhaitait pas dissimuler son forfait.
— Ce n’était pas son intention, confirme Claire. Sauf s’il a été surpris. Bref, il est entré, a tiré et il s’est envolé. D’après moi, ça n’a pas duré très longtemps. Mais on verra bien avec les analyses.
Elle fronce les sourcils et me dit :
— Au fait, les empreintes dans la flaque appartiennent bien à la même paire de chaussures. Il serait bon que tu puisses récupérer celles du fils Canillac.
— J’y penserai. Il est encore là, au premier. J’attends juste la commission rogatoire.
Elle acquiesce et passe son manteau en feutre noir.
— Il y avait d’autres traces de pas ? lui demandé-je, conscient de son départ imminent.
— Oui, mais très partielles, il sera difficile de les exploiter.
Elle me regarde en hochant la tête.
— Bien sûr, nous garderons tous les relevés. Elles pourront être comparées aux semelles des suspects que tu remonteras dans tes filets.
Son visage s’éclaire d’un sourire timide qui évoque celui d’une lycéenne requérant à son professeur la permission de quitter sa classe. Je ne peux m’empêcher de regretter l’été de notre rencontre et ces moments précieux pendant lesquels elle ne comptait pas son temps en ma présence. Mais là encore, j’ai tout gâché, surtout soucieux de préserver ma vie rangée avec Sophie, et la belle a fini par jeter son dévolu sur un autre.
— L’heure de la mort ? lui demandé-je.
— Comme je t’ai dit, nous avons relevé sa température corporelle dès notre arrivée. Le thermomètre indiquait trente-trois degrés Celsius, ce qui donne un décès vers quinze heures, avec une marge d’erreur de deux, à préciser grâce à des calculs que nous réaliserons demain au labo.
— Grâce au Nomogramme de Henssge, noté-je, en me rappelant d’une formation.
— C’est ça, mais si tu n’as pas d’autres questions, nous devons encore revenir à l’Embouchure avant de regagner nos pénates…
— Bien sûr ! réagis-je, en faisant un pas en arrière.
— Te bile pas, je suis juste vannée. Je te tiens au courant des avancées, promis.
Elle m’offre une petite tape sur l’épaule et la voilà qui s’éloigne déjà vers la porte avec ses deux subordonnés sur les talons, me laissant seul dans le hall luxueux éclairé par les multiples ampoules d’un lustre immense pendu au plafond. Je n’ai pas le temps de méditer que mon mobile joue la musique du film Le parrain. Il s’agit du numéro de mon bureau. Je décroche.
— C’est bon, on l’a, fait la voix de Jessica. Le fax vient de la cracher.
Pas besoin de lui demander quoi. La commission rogatoire promise par Laetitia Lafargue. Ma collègue précise :
— Il me semble qu’elle n’a rien omis, mais la liste est longue et on devra vérifier. En ce qui te concerne, t’as le feu vert pour confisquer les pompes et le portable de Guilhem Canillac. À ce sujet, Moki a déjà contacté son opérateur téléphonique, ainsi que celui de la victime, pour exiger des fadettes et un bornage. C’est en cours.
— Super. Autre chose ?
— Ouaip. Nous ne t’avons pas prévenu, mais Claire nous a confié des scellés quand nous sommes partis de Saint-Geniès, dont l’appareil d’Aymeric Dedieu qui était sur la table de la cuisine. Il est en cours d’analyse.
— Ça roule. On pourra rapidement comparer avec celui de Guilhem. Et pour les quatre gamins adeptes des narcotiques ?
— Ils sont au frais. Nous attendons un peu avant de les soumettre à un interrogatoire complémentaire.
— Bonne idée. Ils seront peut-être plus coopératifs après avoir mariné dans leurs jus.
— C’est ce qu’on s’est dit.
— OK. Appelez-moi s’il y a du nouveau.
Je raccroche alors que je gravis déjà les marches qui conduisent au premier. Devant la chambre squattée par notre témoin clé patiente encore un gardien de la paix, le même que quelques heures plus tôt. Affalé sur un siège, il caresse l’écran de son téléphone. Il doit trouver le temps long, en tout cas plus que moi. Je le salue de la main avant de pénétrer dans la pièce.
Le jeune homme est toujours assis à la même place, mais son père lui tient compagnie, installé face à lui, sur la chaise qui me supportait pendant l’audition. Je vois aussi Estelle, debout devant une des fenêtres. Elle soupire quand elle se retourne vers moi, ne cachant pas son soulagement. Alors que le gamin demeure immobile, le substitut du procureur pousse des deux mains les accoudoirs pour se lever et me défier, le visage sévère.
— Alors ? m’interpelle-t-il. C’est pas trop tôt ! Nous pouvons partir, maintenant ?
— Oui, m’empressé-je de lui répondre. Juste après m’avoir confié deux choses.
L’adulte se fige, les mains sur les hanches.
— Plus précisément ?
— Le portable de Guilhem et ses chaussures.
— Vous rigolez ! Bon, ça commence à bien faire ! Nous ne sommes restés que parce que vous nous l’avez demandé et dans l’intérêt de l’enquête. Rien ne nous y obligeait.
J’acquiesce d’un mouvement du menton.
— Ça suffit, on s’en va. Et Guilhem garde ses chaussures ! Vous ne voulez quand même pas qu’il sorte sans ?
— Je suis sûr qu’on trouvera dans cette maison une paire à sa taille, répliqué-je, alors que Charles Canillac encourage son fils à le suivre d’un signe de tête.
Le gamin se lève, un sourire aux lèvres, jouissant de l’importance de son père.
— Désolé, insisté-je, mais une commission rogatoire autorise ces deux actes.
L’homme de loi se fige, soudain moins arrogant. Consciente de la tension régnant dans la pièce, Estelle m’a rejoint et s’est placée à ma gauche.
— Pour quelle raison ? demande le substitut du procureur.
— Il s’agit de simples vérifications, lui dis-je, lui sortant une répartie servie à n’importe quel suspect.
— Vous vous foutez de moi ?
— Je ne me permettrais pas. La police scientifique a collecté de nombreuses traces de pas dans le sang juste à côté du corps d’Aymeric. Nous devons établir si elles ont été laissées par les semelles des chaussures de votre fils.
— Ça parait évident.
— Mais nous devons le consolider, vous savez que c’est normal.
Mon interlocuteur baisse les yeux au sol, avant de les relever, toujours déterminé. Il admet :
— OK pour ça, mais le portable ?
— Pendant son audition, Guilhem nous a parlé des appels qu’il a passés et des SMS échangés avec Aymeric, notamment sur l’heure de son rendez-vous ici même. Là encore, des recoupements s’imposent.
L’homme à la chevelure argentée secoue la tête.
— Ne me dites pas que vous le suspectez…
Un regard vers le gamin m’apprend qu’il est déstabilisé. Je ne devrais pas, mais j’éprouve un certain plaisir à ce spectacle, celui donné par des puissants réalisant qu’ils ne sont pas au-dessus des lois. C’est mon côté rebelle.
— Disons que nous recherchons activement des éléments nous permettant de l’écarter définitivement de cette liste, déclaré-je doctement. Je vous prie de nous y aider.
Cette fois, je pense que je l’ai convaincu, même s’il sait que l’analyse du téléphone de son fils révélera un appel qu’il nous a assuré ne pas avoir reçu. Le visage décomposé, il se retourne vers sa progéniture affolée.
— Fais ce qu’ils demandent, marmonne-t-il à son intention.
— Mais, papa !
— Boucle là et obtempère, pour une fois, qu’on puisse rentrer chez nous !
Les mâchoires serrées, le jeune homme délasse ses souliers sous le regard de son père. Une fois en chaussettes, il se lève et va chercher dans son blouson en cuir posé sur le lit, le fameux portable objet de toutes les attentions pour l’abandonner sur la table basse. La musique des Corleone perturbe alors ce manège. Je m’empresse de décrocher en me réfugiant dans le couloir, tout en faisant signe à Estelle de les empêcher de sortir. À l’autre bout des ondes, Jessica me dit :
— Patron, on vient de vérifier deux fois, mais le mobile d’Aymeric Dedieu ne comporte qu’un SMS pour convenir d’un rendez-vous avec Guilhem Canillac.
Elle reprend sa respiration avant de poursuivre.
— Et c’est là que ça se complique pour lui, car ils devaient se retrouver à quinze heures.