La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 11

21 h 44

            Toujours renfrogné sur son siège, le voisin d’Estelle ne comprend pas mon regard insistant. Il doit se morfondre en songeant aux programmes de télévision qui lui passent sous le nez en même temps que les canettes de bière qui le colore d’une légère teinte lie de vin.

            — Serge ? interviens-je, un sourire aux lèvres.

            Le joyeux moustachu, encore vexé par le tacle de la juge, repositionne ses formes généreuses sur le cuir qui les supporte.

            — J’ai d’abord parlé aux Dedieu, se décide-t-il enfin à marmonner. Difficile d’en tirer quelque chose pour l’instant. Ils sont effondrés.

            — C’est tout ? m’enquis-je, préférant précéder la magistrate.

            — Non. J’ai fait preuve de patience et de psychologie.

            — Ta spécialité.

            — Oui. Bref, après avoir essoré quelques dizaines de mouchoirs en papier, ils ont accepté de répondre à quelques questions. Ils savaient que leur fils organisait une fête ici avec des amis, ce soir, mais ils n’imaginaient pas que des putes étaient de la partie. Là, ils sont tombés des nues, les pauvres, alors j’ai pas insisté.

            Serge tousse avant de poursuivre.

            — Quand je leur ai demandé s’ils connaissaient des gens susceptibles de vouloir du mal à leur gamin, ils m’ont dit qu’Aymeric était vraiment un enfant adorable et que, d’après eux, personne ne pouvait souhaiter s’en prendre à lui. Ils pensent qu’il a été tué par un cambrioleur surpris en plein forfait. Bien sûr, j’ai évoqué l’histoire de Maëlys Jarric, mais ils n’ont pas du tout paru convaincus, m’indiquant que leur rejeton avait été absolument mis hors de cause dans ce drame. À croire qu’ils ont oublié tous les détails de l’affaire… Bon, là encore, vu les pleurs et les reniflements, je n’ai pas trop poussé le bouchon.

            Serge tapote un instant l’accotoir de son fauteuil, comme pour inviter l’assemblée à lui poser des questions. Chacun se taisant, il continue :

            — Surtout pour les occuper, je leur ai proposé de faire un tour, accompagnés d’un collègue, pour vérifier si des objets précieux avaient disparu, en évitant la chambre où se trouve Guilhem Canillac. Je les ai retrouvés dans le hall après avoir interrogé les gardiens. Ils n’ont rien repéré de suspect et sont toujours aussi effondrés.

            — Ce qui permet à priori d’écarter la piste d’un cambriolage, interviens-je.

            — C’est ça.

            — Bon, et ta visite chez les gardiens ?

            — Attends. Avant d’en parler, je souhaiterais évoquer ce que m’ont rapporté les deux agents qui ont longé le mur de la propriété. Je les ai croisés en revenant de chez les gardiens. Une enceinte en brique limite une grande partie du parc, puis elle laisse la place à un simple grillage lorsque la pente de la colline devient trop raide. Dans ce périmètre, ils ont observé de nombreux endroits assez détériorés pour permettre le passage de quelqu’un, notamment quand le domaine rejoint la route menant à L’union, juste en contrebas.

            — Ainsi, le tueur a très bien pu pénétrer par là ?

            — Sans problème, confirme Serge.

            — Nous devons prévoir une exploration poussée de la zone, réagit Laetitia Lafargue.

            — Nous l’avions déjà envisagée, lui dis-je. Je souhaitais l’organiser demain matin.

            — Ça me va.

            Alors qu’elle pose les yeux sur ses notes, une idée s’impose.

            — Il serait intéressant de demander le concours de la brigade canine, interviens-je.

            — Vous pensez à quoi ?

            — Même si, pour l’instant, nous ne disposons pas d’objets ou de vêtements appartenant au meurtrier, ils pourraient découvrir le chemin qu’il a emprunté pour quitter la propriété en utilisant ceux de la victime.

            — Peu probable, remarque Manu. D’après la scène de crime, le tireur semble avoir pris ses précautions et ne pas s’être approché du gamin, du moins une fois qu’il l’a criblé de balles.

            — Nous verrons bien, je lui réponds. Ma requête vise également un second objectif. Pendant notre entretien, Guilhem Canillac m’a dit qu’il s’est caché dans le parc en attendant les secours.

            — C’est vrai, intervient Estelle. Un des agents de la patrouille arrivée sur place en premier m’a confirmé qu’il est sorti des bois.

            — Je pense que ça serait bien que des chiens suivent aussi son odeur, pour consolider ses allégations et vérifier qu’il s’est bien réfugié dans un bosquet.

            Je laisse le silence s’installer un instant avant de poursuivre :

            — Ou s’il a fait autre chose…

            — Je suis d’accord, me soutient Estelle, les autres se tournant vers la juge pour apprécier sa réaction.

            Cette dernière hoche la tête, soupesant certainement le pour et le contre.

            — Il ne faudrait pas que ce gamin devienne une obsession, mais cette mesure ne me parait pas excessive. Allez-y.

            Décidément, je me dis que nous aurions pu tomber plus mal. Pour l’instant, Laetitia Lafargue ne nous bride pas malgré l’implication indirecte d’un magistrat dans l’affaire. Serge lève la main pour reprendre la parole.

            — Je n’ai pas fini, marmonne-t-il, avant que je la lui donne.

            — Je t’en prie.

            — J’ai interrogé les gardiens, comme tu me l’as demandé. C’est marrant, parce qu’eux aussi n’ont pas vécu quelque chose de banal, cet après-midi…

            Je ne savais pas que Serge maitrisait à ce point l’art de remobiliser l’attention. Il grimace un sourire sous sa moustache, le premier que je relève de sa part pendant la réunion. Il explique :

            — Ils se sont absentés pour un dimanche en famille chez le frère du gardien qui crèche à Montauban. Ils souhaitaient revenir bien avant, vers seize heures, comme ils l’avaient indiqué à leur patron, mais leur voiture n’a pas redémarré. Elle avait les quatre pneus crevés. Celle de leurs hôtes également, ainsi que quatre autres véhicules dans la même rue…

            Satisfait de son petit effet, le vieux policier patiente quelques secondes avant de poursuivre :

            — Personne n’a rien remarqué. Ils ont appelé nos collègues de Montauban qui diligentent une enquête. Ils ont aussi contacté le service d’assistance de leur assurance qui a pris en charge un taxi en attendant le remplacement des roues qui sera réalisé demain.

            Laetitia Lafargue pose la question qui nous brûle tous les lèvres :

            — Serait-il possible qu’il y ait un lien ?

            — Difficile à dire, répond Serge.

            — En tout cas, ça tombait bien pour le meurtrier, note Estelle. S’il a commandité ces exactions, il avait la certitude que sa cible serait seule.

            — Mais alors ça implique un acte coordonné et la complicité de plusieurs personnes, relativise Manu. Et puis, une capacité pour celles-ci de rassembler des renseignements précis sur les faits et gestes de la victime, de son ami, et des gardiens, de manière à déterminer le moment idéal pour agir, voire pour empêcher certains témoins gênants de se trouver sur les lieux.

            — Serge, réagis-je, leur as-tu demandé qui étaient informés de leur visite à Montauban ?

            — Les Dedieu étaient au courant. Ils me l’ont confirmé quand je les ai retrouvés dans le hall en revenant. Bien sûr, ils l’ont dit à leur fils, car ils savaient que ce dernier organisait une fête ici, ce soir.

            — Et lui-même a pu prévenir d’autres personnes, rebondit Estelle. Au moins une me vient à l’esprit…

            Le rejeton du substitut. Je me rappelle ses propos.

            — Oui, interviens-je. Guilhem Canillac était dans la confidence. Aymeric l’avait mis au parfum.

            — Ça fait beaucoup, non ? réagit Estelle.

            — Ne nous enflammons pas, tempère la juge d’instruction. Les roues crevées n’ont peut-être aucun rapport.

            Je trouve quand même la coïncidence troublante. La magistrate continue :

            — Nous devons surtout affranchir nos collègues de Montauban. Il faut qu’ils réalisent que leur enquête est liée à un meurtre, ce qui leur impose de mobiliser les moyens nécessaires pour la résoudre.

            — Je le ferai, la rassuré-je aussitôt.

            — Très bien. Autre chose ?

            Elle regarde Serge en formulant cette question, les traits détendus, n’exprimant plus cet agacement provoqué par leur premier échange. Mon coéquipier a marqué des points. Il lui répond qu’il en a fini et je me dis que cette petite réunion touche bientôt à son terme.

            Mes yeux se posent sur son voisin, Manu, qui a passé la dernière heure à enregistrer les témoignages des invités avec Jessica et Mokrane. Étant le plus expérimenté des trois, il ne rechigne pas à en faire le rapport. L’inspecteur aux origines ultramarines étudie un temps son bloc-notes avant de nous dresser un portrait de la jeunesse qui a été privée d’une soirée mémorable.

            — Dix-huit individus en tout, dont onze de sexe masculin âgés de vingt-deux à vingt-huit ans et sept femmes de dix-neuf à trente-trois ans. Parmi elles, bien sûr, aucune n’a avoué de prime abord la véritable raison de leur présence, se contentant d’expliquer qu’elles se rendaient à une réception organisée par un ami, à savoir Aymeric Dedieu lui-même. Lorsqu’elles ont été poussées dans leurs retranchements, quatre ont fini par admettre qu’elles étaient payées pour venir, trois ont maintenu leur première version. Elles ont toutes accepté la perquisition de leur véhicule et la fouille de leur personne, ce qui a permis de découvrir de nombreux préservatifs, mais aucune substance illicite. Quant aux onze gamins, il a été établi qu’ils suivent des études dans des domaines différents, en majorité juridiques et médicaux. Quatre d’entre eux ont refusé d’être fouillés. Après avoir obtenu l’autorisation du substitut du procureur Hermant, ces investigations ont pu néanmoins être réalisées. Nous avons pu ainsi rassembler cinq petits sachets de cocaïne de six grammes environ, six barrettes de cannabis et de l’herbe dans une blague en cuir.

            — Reste à savoir ce qu’on fait de ceux-là, conclut Jessica, les bras croisés. Les autres sont déjà partis.

            — On applique la procédure, je lui réponds. Vous les placez en garde à vue et vous saisissez le ministère public. Ça pourra éventuellement servir pour nous assurer leur entière coopération dans l’enquête en cours.

            — Si je peux me permettre, intervient la juge d’instruction, il serait intéressant d’interroger le STIC pour tous les invités.

            Je m’en veux de ne pas y avoir pensé en premier. Mais faut dire que cette affaire m’apparait de plus en plus comme une toile d’araignée dont nous ne connaissons que le centre, à charge pour nous d’en suivre chacun des fils en évitant de se perdre dans la masse des données et des actes à réaliser.

            — C’est noté, précisé-je. Nous le ferons. Autre chose, Manu ?

            — C’est bon pour moi.

            — Jessica ? Moki ?

            Les deux plus jeunes se contentent de secouer la tête en chœur. Il est temps de retourner au charbon. Je dois juste expliciter les rôles de chacun, mais il me reste un point à éclaircir avant cela :

            — Que faisons-nous de Guilhem Canillac ? demandé-je à Laetitia Lafargue.

            — Nous n’avons pas vraiment le choix… Je pense que nous devons l’autoriser à regagner son domicile sous réserve qu’il accepte de se tenir à notre disposition. Les éléments rassemblés jusqu’à présent ne nous permettent pas vraiment plus.

            Je sais qu’elle a raison, mais je comprends aussi Estelle qui se raidit sur son siège.

            — D’accord. Une précision néanmoins : combien de temps pour recevoir votre commission rogatoire ? Ça me gênerait de le laisser partir avec son portable…

            La juge d’instruction ferme les paupières un instant, consciente de la pertinence de ma requête qui compromet son retour rapide dans son foyer.

            — Une heure, dit-elle en se levant. Je m’en occupe. Elle sera faxée à l’Embouchure. Et n’hésitez pas à composer mon numéro personnel si vous découvrez autre chose.

            Elle nous salue d’un simple signe de tête avant de quitter la grande pièce consacrée à la lecture et à la détente autour d’une table de billard. Comme mon regard reste accroché un moment au tapis vert après avoir suivi la magistrate jusqu’à la porte, Serge me propose :

            — On s’en fait une ?

            — Peut-être tout à l’heure. Avant, je te charge d’appeler les urgences. Ta mission : retrouver la femme qui a répondu à Guilhem Canillac pour vérifier qu’il ne nous a pas raconté des craques.

            — OK.

            Je pense à autre chose, une parmi toutes celles que je souhaite m’épargner.

            — Au fait, puisque tu t’occupes du domaine médical, ça ne te dérangerait pas de contacter Jérôme Soula pour voir quand il compte procéder à l’autopsie ?

            Il s’agit du chef de service de médecine légale de Toulouse. Une vieille connaissance, dont l’originalité de la profession se traduit dans un look déjanté associant crâne rasé, tatouages lugubres et multiples piercings. Faut dire qu’il ne court pas le risque de déplaire à ses patients. Bref, un individu fort sympathique, mais que je préfère éviter. Ma requête provoque un échange de regards amusés parmi mes interlocuteurs. Estelle me lance en premier la pique attendue :

            — Je vois que t’es toujours allergique aux sous-sols de l’hôpital de Rangueil.

            — Ça doit être parce que j’en ai squatté trop longtemps une chambre, je lui réponds, très peu convaincu par ma mauvaise foi.

            — Tu parles ! réagit Serge.

            — C’est pas ce qui me fait le plus triper dans ce job, accepté-je de convenir. Tu le sais, alors pas besoin d’épiloguer là-dessus. La loi nous imposant la présence d’un OPJ, ça serait bien que tu me fasses cette fleur. Et comme je doute qu’ils s’y attèlent dès ce soir, ça te permettra de regagner tes pénates plus tôt que nous.

            — Et voilà qu’il tente de m’acheter, maintenant !

            Je soupire, passablement agacé que ma faiblesse bénéficie d’une telle publicité, surtout devant les deux nouvelles têtes qui composent mon groupe. Sans doute conscient de mon trouble, Serge décide d’écourter mon calvaire :

            — Te bile pas, je m’en charge, marmonne-t-il.

            — Merci !

            Bon, me dis-je, indéniablement soulagé de ne pas devoir assister à la découpe méthodique d’un cadavre. Que reste-t-il ? Je pose les yeux sur Manu et lui demande :

            — Est-ce que tu peux organiser la fouille du parc pour demain matin, avec le concours de la brigade canine ?

            Le concerné acquiesce d’un simple mouvement du menton et je passe aux suivants.

            — Moki et Jessica, je vous propose d’accompagner à la taule les quatre gamins contrôlés en possession de stupéfiants. Vous les placez en garde à vue et vous contactez le ministère public, enfin, vous connaissez la musique… Chargez aussi un collègue de surveiller le fax et prévenez-nous dès que la commission rogatoire tombe dans le bac.

            — Compris, intervient la jeune policière au look rebelle.

            Mon attention se fixe sur la dernière, et pas la plus commode.

            — Estelle, tu te sens d’attaque pour faire patienter Canillac et son fils jusqu’à ce qu’on puisse lui retirer son portable ?

            — Tu m’en veux ?

            — Non. T’es juste la plus motivée pour ce job.

            — Mais également la plus susceptible de perdre mon calme.

            — Je suis sûr que tu te contrôleras.

            — Merci de ta confiance.

            Tout est dit. Je me lève pour donner le signal du départ.


Traitement en cours…
Terminé ! Vous figurez dans la liste.

Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

Laisser un commentaire

En savoir plus sur Noir au carré

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading