La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 10

21 h 23

            Un regard circulaire me confirme l’impression familière qui m’a saisi en pénétrant dans cette pièce. Rien ne manque. Bibliothèques en bois recouvrant les cloisons et supportant une collection remarquable de livres reliés, cheminée ouverte aux proportions gigantesques pouvant contenir des buches de la taille d’un homme, dix fauteuils en cuir disposés autour d’une table basse marquetée et surtout un billard français qui n’a rien à envier à celui de Salvatore Conti, sauf que cette fois, il n’a pas été nécessaire d’utiliser une lampe monochromatique pour détecter la présence de sang sur ses arêtes. La cuisine en accueille une quantité bien suffisante pour inquiéter les forces de l’ordre. Avec un cadavre en prime. Il ne nous reste plus qu’à trouver le coupable.

            Je me concentre sur les personnes me tenant compagnie. En partant de la droite, je vois d’abord les membres de mon groupe, à savoir Estelle, Serge, Manu, Jessica, et Moki dont les regards convergent vers moi. Une fois les invités éclipsés et les divers témoins clés interrogés, je leur ai demandé de me retrouver là pour faire le point. Dans l’équipe des flics, il ne manque plus que Claire, mais cette dernière poursuit son examen de la scène de crime dont elle parviendra, j’en suis convaincu, à retirer la substantifique moelle. Je me suis néanmoins permis de la déranger avant de sonner le rassemblement tout en m’accordant une pause cigarette bien méritée. Ma scientifique préférée a consenti à me confier quelques renseignements complémentaires que je compte bien partager avec cet auditoire. Mais avant cela, mon attention se fixe sur une personne que je ne m’attendais pas à rencontrer de sitôt, une jeune femme de ma génération présentant un visage agréable dont la douceur évidente est compensée à la fois par une coupe garçonne et l’autorité émanant de ses yeux noirs. La juge d’instruction Laetitia Lafargue a été saisie à peine une heure plus tôt par le substitut du procureur Clément Hermant. Professionnelle, la magistrate a sacrifié un dimanche soir en famille pour ne rien louper de l’affaire dont elle vient d’hériter, sans doute consciente qu’il est important d’engager l’enquête sur une bonne trajectoire dès le début. Et pour cela, rien ne remplace l’impression qui vous pénètre pendant la visite d’un lieu souillé par le crime, surtout quand le cadavre est encore chaud.

            La représentante du monde judiciaire est arrivée depuis un petit quart d’heure et nous avons déjà fait un tour du propriétaire me permettant de l’affranchir des données les plus essentielles. Elle attend à présent bien patiemment que je prenne la parole. Je ne la fais pas languir plus longtemps et commence mon exposé en reprécisant le contexte et l’identité des principaux protagonistes, dont celle de la victime et de son ami. Je précise que je viens de mener à bien son audition et poursuis en tentant d’en faire la synthèse en insistant sur les points à mon sens les plus importants, à savoir l’heure de son arrivée au château, le fait que son copain décédé avait auparavant retardé cette rencontre et son refus de me confier son smartphone dont l’examen nous serait bien utile pour consolider cette affirmation. Je continue en abordant son récit détaillé des circonstances dans lesquelles il avait trouvé le cadavre. J’évoque également son premier mensonge sur le coup de fil passé à son père, puis sa rétractation sous la pression, les renseignements donnés sur l’affaire Maëlys Jarric, l’adolescente suicidée, et surtout la manière dont les deux jeunes gens s’étaient vengés d’elle. Je note enfin l’absence de témoins pouvant attester que Guilhem Canillac n’avait rejoint cette propriété qu’à dix-sept heures, et enfin comment ce dernier se défaussait sur Aymeric Dedieu de la responsabilité d’avoir organisé une soirée avec des callgirls.

            — En conclusion, déclaré-je, mes sentiments sur ce gamin sont mitigés, c’est peu de le dire. S’il me parait sincère quand il décrit l’horreur suscitée par la découverte du meurtre, il semble sur la défensive et est capable de mentir pour ne se raviser que s’il est poussé dans ses retranchements. En résumé, il n’offre sa coopération que du bout des lèvres et seulement s’il a l’impression qu’elle ne va pas lui porter préjudice. Nous devons donc prendre ses allégations avec des pincettes. Et puis, je ne dois pas vous le cacher, la façon dont ils se sont comportés pour filmer à son insu Maëlys Jarric ne me le rend pas vraiment sympathique, surtout au regard de la fin tragique de cette malheureuse.

            — Si ça peut vous rassurer, je partage ce sentiment, intervient la juge d’instruction. Cela dit, nous devons nous garder de laisser nos émotions influencer cette enquête.

            — Je suis d’accord et c’est la raison pour laquelle j’en ai parlé.

            Elle hoche la tête, le visage figé par la sévérité. J’espère qu’ils ont tous compris le piège que je leur propose d’éviter. Maintenant, et avant de leur abandonner la parole, je tente d’ordonner mes pensées pour leur exposer, le plus fidèlement possible, les quelques informations glanées auprès de Claire et son équipe de police scientifique. Trois aspirations plus tard, je poursuis :

            — Pour l’essentiel, l’Identité judiciaire a établi la trajectoire du premier coup de feu. La balle extraite du bois indique bien que le coupable se tenait juste derrière Aymeric Dedieu alors que ce dernier était assis, sans doute en train de consulter son smartphone que nous avons retrouvé sur la table de la cuisine.

            Je masse mes tempes avant de continuer :

            — Le premier projectile, celui qui a explosé l’arrière de son crâne, a certainement été fatal. La victime est tombée de sa chaise face contre terre et son bourreau a jugé bon de ne prendre aucun risque en tirant encore deux fois dans son dos, au niveau du cœur. Là encore, nos collègues ont pu repérer les deux balles, mais ils se sont abstenus de les prélever, car elles se trouvaient toujours dans la poitrine du cadavre après avoir ricoché sur le sol en céramique. Les légistes s’en chargeront.

            — Ils ont pu déterminer un calibre ? marmonne Serge, affalé sur son siège, les paupières mi-closes comme s’il venait de s’enfiler un pack de bières devant un match du Stade.

            — Nous n’en sommes pas loin. Les dimensions approximatives du projectile déjà en notre possession nous donnent une première indication. C’est du neuf voire du dix millimètres. Un coéquipier de Claire parie sur un quarante Smith et Wesson.

            — Eh ouais, ça fait mal, commente Serge.

            — Un examen rapide par la balistique dès notre retour à l’Embouchure nous permettra certainement de connaître la marque de l’arme qui l’a tirée, jugé-je bon de préciser. Quant aux douilles, elles sont portées manquantes. Notre meurtrier a bien pris soin de les emporter avant de déguerpir.

            — Il savait ce qu’il faisait, réagit cette fois Moki, ses bras puissants derrière sa nuque de taureau.

            — Et c’est raccord avec la suite. Il a aussi fait preuve de sang-froid en évitant de marcher dans les projections de sang, car les empreintes de semelles relevées semblent avoir été laissées par la même paire de chaussures, sans doute celles de Guilhem Canillac, ce que Claire pourra facilement confirmer si nous pouvons les lui présenter.

            — Je vous l’autorise, intervient la magistrate. Je l’intègrerai à la commission rogatoire.

            — En tout cas, l’assassin n’a pas dû s’éterniser, remarque Jessica qui ressemble à une gamine de dix ans à côté de son collègue aux proportions gigantesques.

            — Oui, renchérit Manu, l’autre voisin athlétique de la jeune femme. Trois coups au but et puis s’en va. Pas question d’attendre que la flaque se forme pour patauger à l’intérieur.

            — Professionnel jusqu’au bout des ongles, conclut Estelle, prenant la parole pour la première fois. À moins que Guilhem Canillac et le tueur ne fassent qu’un…

            Tous les regards se braquent sur elle comme si elle venait de proférer un blasphème en plein Vatican.

            — Quoi ? réagit-elle, un sourire aux lèvres. Je croyais qu’il ne fallait exclure aucune hypothèse, j’ai tort ?

            — Non, vous avez raison, intervient la magistrate assise face à elle. En tout cas pas à ce stade.

            — Sauf que les premières estimations de l’heure du crime donnent une fourchette entre quatorze et seize heures, m’empressé-je de préciser pour en finir avec les informations confiées par Claire. Et que le gamin n’est arrivé qu’à dix-sept. Enfin, d’après lui…

            — C’est tout le problème, lâche Estelle. En l’absence d’alibi, nous ne pouvons pas pour l’instant l’écarter de la liste des suspects.

            — Et nous ne le ferons pas, rebondit la juge d’instruction.

            Estelle fronce les sourcils avant de reprendre la parole :

            — Je dis ça parce qu’il a déjà échappé une fois à la justice, et je me permets aussi de vous mettre en garde sur un point : je ne doute pas que vous allez subir certaines pressions pour que ça se reproduise.

            Laetitia Lafargue se raidit sur son siège. L’attention générale se braque sur elle. Moi, je me demande si Estelle n’y va pas un peu fort. Puis j’estime finalement que son avertissement est peut-être proféré au moment idéal.

            — Je sais à quoi vous faites allusion, répond la juge d’instruction. Mais je vous assure que vos craintes sont sans fondement. Je compte bien agir en toute indépendance.

            — Vous connaissez Charles Canillac ? ne se démonte pas ma collègue.

            — Oui.

            — Je viens de passer une demi-heure en sa compagnie, poursuit la policière aux cheveux rouge. Il fera tout pour protéger son fils. Et il a des ressources, ne serait-ce qu’une faconde intarissable. Pour tout vous dire, malgré le tragique de la situation, il a recouvré très vite ses moyens et j’ai eu du mal à placer deux phrases d’affilée.

            — Ça ne me surprend pas.

            — Alors attendez-vous à subir un véritable siège si l’enquête envisage la culpabilité de Guilhem.

            — Nous verrons bien.

            Un silence s’impose, chacun s’octroyant un peu de temps pour digérer ce dernier échange. J’en profite pour reprendre la main en regardant Estelle :

            — Puisque tu abordes ce sujet, peux-tu partager tes sentiments sur l’audition de Canillac père ?

            Ma collègue accepte d’un mouvement de tête.

            — C’est simple, fait-elle. Pour lui, nos efforts doivent se concentrer sur les activités de la victime. Il présente Aymeric Dedieu comme un gamin brillant, notamment dans ses études, mais également très instable.

            — C’est-à-dire ?

            — À cause de deux grandes faiblesses. Les femmes et la drogue.

            — Les femmes, on a pu voir, réagit Manu, un sourire aux lèvres, tout en considérant Moki.

            — Effectivement, convient Estelle. Quant à la drogue, Canillac m’a expliqué qu’il savait que son fils et ses amis fumaient régulièrement du cannabis. Il l’a découvert depuis quelques années en les surprenant dans la propre chambre de son gamin. Bien sûr, il l’a puni et lui a fait la leçon. Puis il en a touché deux mots aux parents des autres, dont les Dedieu. Il pensait à l’époque que son intervention avait été suffisante, mais il a pu constater depuis, à plusieurs reprises, qu’Aymeric exhibait un regard trop injecté de sang pour être innocent. Il en a parlé à Guilhem qui a nié en consommer, mais qui a dû néanmoins admettre que son copain n’avait pas arrêté et qu’il ingérait également, quoique moins souvent, des substances plus fortes comme de la cocaïne. Là encore, notre substitut a averti la famille Dedieu, mais il n’a pas pu éprouver l’efficacité de sa démarche, car Aymeric n’est plus jamais revenu chez eux, ce qui ne l’empêchait pas de fréquenter toujours son fils.

            — Intéressant, réagit la juge d’instruction. Nous devons donc procéder à une fouille minutieuse de cette maison pour vérifier la présence éventuelle de drogue.

            — N’oublions pas l’appartement d’Aymeric, ajoute Estelle.

            — Ça sera dans la commission rogatoire.

            Pendant que la magistrate complète ses notes, je me dis que les deux Canillac avaient une sacrée tendance à charger la victime et j’en fais la remarque à l’assemblée.

            — Oui ! s’émeut Estelle. Il doit s’agir de la stratégie qu’ils ont imaginée lors de leur appel téléphonique.

            — À ce sujet, lui as-tu demandé s’il avait été en contact avec son gamin avant de venir ?

            — Bien sûr. Il l’a nié et je n’ai pas insisté.

            — C’est gonflé de mentir pendant une audition ! s’indigne Jessica, encore candide sur la nature humaine.

            — Euh… réagit sa collègue plus âgée en baissant les yeux un instant. À proprement parler, je ne l’entendais pas dans ce cadre, je veux dire au sens juridique. Au regard de sa fonction et de son affliction, je n’ai pas pris cette initiative. Il n’était donc pas sous serment et il en avait conscience. Je l’ai juste accompagné à l’écart pour qu’il recouvre ses esprits et nous avons discuté.

            — Il n’en demeure pas moins qu’il t’a raconté des craques ! maugrée Serge, toujours le premier quand il s’agit de dénigrer un cravaté.

            — Il ne pouvait pas savoir que j’allais mettre sous pression son gamin, interviens-je, et surtout que ce dernier flancherait. Il pensait que son mensonge ne porterait pas à conséquences.

            Mes neurones combinent une connexion pertinente et je fixe la juge d’instruction avant d’ajouter :

            — En tout cas, le fils Canillac a tenté de nous dissimuler quelque chose. Nous sommes aussi dans l’impossibilité de prouver qu’il n’est arrivé ici qu’après l’assassinat de son ami. Je vous prie donc de nous autoriser à emporter son téléphone et à demander les fadettes à son opérateur, mais également un bornage afin de vérifier ses déplacements. Bien sûr, il faudra faire de même avec l’appareil et l’abonnement d’Aymeric.

            Juste le temps de cligner les yeux, et certainement de mesurer quelles seraient les réactions de son collègue substitut du procureur, qu’elle me rétorque :

            — OK pour ça aussi.

            Satisfait, je me retourne de nouveau vers Estelle.

            — Et sur l’affaire Maëlys Jarric ?

            — Nous en avons discuté, nous confirme-t-elle. Là encore, ses allégations se révèlent cohérentes avec ta présentation de l’audition de son fils. Il charge à la fois Maëlys et Aymeric. En gros, la première parce que ses mœurs étaient plus que légères, du genre : « elle l’avait bien cherché » ; le second parce qu’il faisait des conneries et que Guilhem a la fâcheuse tendance de se laisser influencer.

            — Comme c’est facile ! commente Serge.

            — Il a parlé du père de Maëlys ? insisté-je en ne faisant pas cas des propos de mon coéquipier en phase terminale d’énervement.

            — Oui et il ne le porte pas dans son cœur. Il soutient que c’est un arriviste flambeur qui, selon lui, a pu tout à fait souhaiter venger la mort de sa gamine.

            — Le coupable idéal, quoi, ajoute Serge.

            Peut-être, songé-je, mais parfois l’explication la plus évidente se trouve être la bonne.

            — Monsieur Jarric offre un mobile cohérent, remarque Laetitia Lafargue. Vous ne couperez pas à son audition. Il faut enquêter sur lui et voir s’il dispose d’un alibi pour la période du passage à l’acte. Et même si c’est le cas, nous devrons poursuivre et déterminer s’il aurait pu commanditer ce crime.

            — Canillac n’aurait pas dit mieux ! raille mon policier bedonnant préféré.

            Laetitia Lafargue le fusille du regard. Contre toute attente, l’importun semble impressionné et baisse le sien au sol.

            — Et alors ? s’insurge-t-elle, tout en se gardant de hausser le ton. Ça ne veut pas dire que ce n’est pas pertinent.

            — Que souhaitez-vous qu’on fasse ? m’empressé-je de lui demander pour restaurer le calme et détourner son attention de Gayral.

            — D’abord lui rendre visite et l’auditionner, précise-t-elle, tout en noircissant son carnet à la vitesse d’un médecin qui prescrit une ordonnance. J’aimerais également disposer d’un relevé de ses appels téléphoniques, disons, sur le dernier mois, pour vérifier si nous pouvons établir des connexions avec des membres du grand banditisme. N’oubliez pas ses lignes fixes et le mobile de sa femme. Il serait aussi intéressant de connaître l’identité de ses employés puisqu’il dirige une entreprise. Après, nous taperons tous ces noms, dont le sien et celui de son épouse, dans le STIC, pour voir ce que ça donne.

            Elle fronce les sourcils et me considère.

            — Bien sûr, n’hésitez pas à faire preuve de créativité si j’ai omis quelque chose.

            — Compris, mais j’ai l’impression que vous avez fait le tour.

            — Autre chose ? demande-t-elle en portant son attention vers mes collègues, et plus précisément sur Estelle.

            — C’est bon pour moi, lui répond cette dernière.

            Il est temps de passer au suivant.

Traitement en cours…
Terminé ! Vous figurez dans la liste.

Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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