La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 9

20 h 42

            Encore quelques questions à poser et je pourrai passer à autre chose. Mes lèvres s’entrouvrent en même temps que la musique de Wagner dans la poche intérieure de mon caban. C’est Serge. Je lève une main pour m’excuser et m’empare de l’appareil de l’autre, tout en m’éloignant vers la porte.

            — Tout va bien là-haut ? m’interroge la voix grave.

            — Ça suit son cours.

            — Je commençais à croire que tu testais la literie…

            — C’est pas l’envie qui me manque, mais j’ai trouvé personne pour la partager.

            — Bon, ça serait pas mal que tu te pointes pour faire un premier point, non ? C’est que nos bourges perdent un peu patience. Autant les seigneurs du château que notre cher substitut.

            — Je ne vais pas tarder. T’as appris quelque chose des Dedieu ?

            — Pas vraiment. Ils n’arrêtent pas de chialer.

            — D’accord. Et pour les gardiens, t’as pu les auditionner ?

            — Pas eu le temps.

            — Et l’équipe de Manu ? Ils s’en sortent, avec les invités ?

            — Ça avance. La cour se vide petit à petit.

            Une idée s’impose, engendrée par la conversation que je viens d’avoir avec le gamin.

            — Tu peux rassembler quelques hommes, en attendant ?

            — Pourquoi ?

            — C’est peut-être pas le top avec la nuit qui vient, mais j’aimerais savoir si on peut pénétrer dans cette propriété d’une autre manière qu’en passant par le portail principal. Dans l’idéal, il faudrait aussi procéder à une exploration poussée du parc, mais on se la réservera pour demain matin. En revanche, longer le mur extérieur avec des lampes torches est réalisable dans l’heure, non ? T’en penses quoi ? Tu peux missionner quelques collègues ?

            — Je m’en occupe. Autre chose ?

            — Pas pour l’instant,

            — Alors à tout.

            Il raccroche. J’ai besoin de quelques secondes pour remettre mes idées en ordre. Devant moi, le jeune homme reste immobile sur son fauteuil, certainement se préparant à la suite, les muscles tendus et le visage concentré.

            — Excuse-moi, lui dis-je, en retrouvant la place que j’ai quittée quelques secondes plus tôt.

            — Pas de soucis.

            — Reprenons, si tu veux bien. Peux-tu m’expliquer ce que t’as fait, aujourd’hui ?

            — Quoi ? Avant de venir ici ?

            — Oui, depuis ton réveil. Avec des horaires associés.

            Il soupire. Il n’est jamais agréable de devoir justifier de son emploi du temps, surtout dans le cadre d’une enquête criminelle. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui ait pris cette question à la légère, même les voyous les plus endurcis.

            — Eh bien, j’ai ouvert les paupières vers onze heures, dans mon appartement. C’est un peu tard, mais je suis sorti avec des potes hier soir, cinéma et pub, et je me suis couché vers trois heures.

            — Aymeric était avec vous ?

            — Non. Il avait un rencart.

            — Tu sais avec qui ?

            — Il ne me dit pas tout.

            — Vous avez vu quel film ?

            — Quoi ?

            — Au cinéma. Quel film ?

            — Watchmen.

            — Ah oui ! Ça a l’air pas mal !

            — Ça déchire.

            — C’est super. Mais écris-moi plutôt les noms des copains avec qui t’étais.

            Je lui montre la même feuille. Il ne pose pas de difficultés et remplit son devoir d’une manière consciencieuse. Il relève le menton après en avoir noté quatre.

            — T’étais seul, quand t’es rentré de cette virée ?

            — Oui.

            — Donc la fin de la soirée était moins sympa que le début ?

            — C’est ça.

            — J’y pense, t’as une petite amie ?

            Il fronce les sourcils. Je sais, c’est pénible, mais il s’agit bien d’un interrogatoire de police…

            — Oui.

            — Son nom.

            — Margot Brion, mais nous ne vivons pas ensemble.

            — Et elle fait quoi, Margot ?

            — Étudiante en médecine.

            — Alors méfie-toi.

            Il me considère de ses yeux de myope ébahis.

            — Je me comprends, m’excusé-je, avec le visage de ma femme chirurgienne en arrière-plan. Merci de noter aussi le nom de Margot sur le papier, avec son numéro.

            Il s’exécute. Je me dis qu’il est vraiment bon élève. Sans doute un ancien premier de la classe.

            — Bon, tu te couches et tu te réveilles seul dans ton appartement. Ensuite ?

            — Ben je traîne, je déjeune, j’écoute de la musique. Je ne me presse pas. Je sais que j’ai le temps. Je regarde également mes cours, car même si c’est le début des vacances, à la rentrée, on va se taper des partiels. Bref, rien de renversant jusqu’à ce que je parte pour venir ici.

            J’ai perçu une légère inflexion dans sa voix au cours de cette énumération, une accélération évidente, comme s’il était impatient d’en finir, ou bien stressé par une raison inconnue.

            — Donc, t’étais seul toute la journée ?

            Il acquiesce, ses yeux de nouveau fuyants. La petite alarme dans mon crâne passe au rouge. Je soupire.

            — C’est embêtant.

            Il se redresse.

            — Pourquoi ?

            — Eh bien, il aurait été intéressant que quelqu’un puisse confirmer l’heure de ton arrivée.

            Il réfléchit, serre les poings, puis secoue la tête.

            — J’étais seul.

            — Tu ne me dis pas ça pour cacher autre chose ?

            Il ferme les paupières. Je pense que j’ai réussi à le transporter jusqu’au sommet de l’agacement.

            — Non, me rétorque-t-il.

            — Dois-je te rappeler ton serment ?

            Il secoue la tête, encore.

            — T’as bien pesé les inconvénients et les avantages de cette affirmation ?

            Il acquiesce.

            — Alors t’étais seul.

            — C’est ça.

            J’en ai presque fini. Pas trop tôt. Je lui décoche mon ultime flèche.

            — Bon, Guilhem, c’était quoi, cette fiesta qui était prévue ce soir ? Tu peux m’expliquer ?

            — Vous avez déjà compris, non ?

            — Tu confirmes que vous avez organisé une sauterie entre potes en invitant des jeunes femmes dont la légèreté morale est proportionnelle aux tarifs qu’elles pratiquent ?

            — C’était une idée d’Aymeric, se défend-il, en soutenant mon regard.

            — Trop facile, surtout quand le concerné ne peut pas dire le contraire.

            — C’est la vérité. Aymeric était comme ça. Il n’en était pas à son coup d’essai.

            — Et ça se passe comment, d’habitude ?

            — Vous voulez que je vous fasse un dessin ?

            — Pourquoi, t’es doué ?

            Il soupire, hausse les épaules.

            — Chacun fait comme il le sent. On peut boire, manger, fumer, discuter, mater des vidéos, jouer à la PS, danser avec les gonzesses…

            — Baiser.

            Il tousse.

            — Ça peut arriver, admet-il en se recoiffant. Mais on ne force personne.

            — C’est vrai que ça demande de la motivation. Un enfer, vu leurs mensurations. Au fait, vous avez retesté la partie à trois, avec Aymeric et une autre fille aussi enthousiaste que Maëlys ?

            Là, j’y suis allé un peu fort, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. Et sa réaction me fait du bien. Il me regarde comme si j’étais une limace se tortillant à ses pieds, son visage déformé par un immense mépris. Puis il se ressaisit et me répond :

            — Non. Cette erreur, je l’ai payée et ça m’a servi de leçon. Aymeric fait ce qu’il veut. C’est mon ami. Je ne le juge pas. Et l’inverse est vrai. Il n’a jamais contraint quelqu’un, même pas ces prostituées. Et pour Maëlys, c’était pareil.

            Cette fois, c’est à mon tour d’être passablement énervé par son attitude. J’aurais bien envie de le prendre par le col pour le secouer un peu, mais j’arrive également à me dominer. Je ne dois pas perdre de vue la raison de ma présence dans cette chambre cosy.

            — Je viens à ces fêtes parce qu’Aymeric m’invite. Je ne touche pas ces filles.

            — Bien sûr. Ta copine peut dormir tranquille. Je suis sûr qu’elle te croira.

            — Je l’espère, car c’est la vérité.

            — Et ces dames le confirmeront.

            Il ne me répond pas. Les os de sa mâchoire vont finir par se briser s’il persiste à la serrer ainsi. Mais il ne flanche pas. Je me dis qu’il est temps de le laisser souffler. Et moi aussi. Du moins jusqu’à ce que je retrouve l’énergie, et surtout le besoin, de le cuisiner à nouveau.

Processing…
Success! You're on the list.

Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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