20 h 34
Il frissonne et relève la tête. Je n’ai pas visionné le film dans lequel il se mettait en scène avec son ami et cette fille, mais à cette seule pensée, j’éprouve une très forte envie de le secouer.
— Alors, ça vient ?
— Je n’ai rien à dire à ce sujet.
— Vraiment ? Tu la connaissais plutôt bien, non ?
— Je ne vois pas le rapport.
— Tu rigoles ?
— Je n’y suis pour rien, me rétorque-t-il, en haussant les épaules.
— Et la vidéo ?
Il soupire.
— C’était une connerie, mais elle était consentante.
Il accroche mon regard, le visage blafard, ses petits yeux écarquillés.
— La justice a déjà tranché, se défend-il. Cette nana collectionnait les mecs et souvent en même temps. Tout le monde le sait. Point barre. Et puis ça commence à faire un bail, et son père a dû finir par se rendre à l’évidence, lui aussi.
— Peut-être pas.
— Quoi ?
— Je ne sais pas…
— Vous croyez qu’il aurait pu se venger en tuant Aymeric ?
— Au chapitre des gens qui auraient un mobile, son nom est une évidence. Et pour l’instant, il est le seul, puisque tu ne m’en donnes pas d’autres. C’est vrai, l’enquête ne fait que débuter, mais nous devons explorer cette piste. Pour ça, j’ai besoin de toi. Après tout, ce gars a porté plainte contre deux individus, les mêmes que nous retrouvons aujourd’hui ici, dont un qui ne se relèvera pas de ses blessures. En somme, quoi que tu puisses penser de ce passé dérangeant, je suis désolé, il est remonté à la surface, et t’as tout intérêt à m’exposer les faits qui se sont déroulés à l’époque. Et dans le bon ordre. Comment avez-vous connu cette fille ?
— J’y crois pas ! Vous êtes sérieux, là ?
Il se prend le crâne à deux mains. J’attends qu’il se décide, conscient de l’inexorable écoulement temporel, mais également lucide sur l’importance des renseignements que ce gamin peut m’offrir.
— Elle était en terminale avec Aymeric, murmure-t-il enfin.
Il renifle. Bientôt, il va se recroqueviller pour pleurer.
— Une redoublante, précise-t-il. Au premier abord, elle paraissait sympa, ouverte, et surtout, c’était une bombe. Blonde, look gothique, mince, avec tout le nécessaire pour faire tourner la tête à des mecs comme nous, et elle savait en jouer. Malheureusement, elle était borderline et on s’en est vite aperçus, fumant de l’herbe pendant les récrés, n’hésitant jamais à sécher quand l’occasion se présentait. Pas étonnant qu’Aymeric ait été séduit. Lui aussi avait une réputation de gars cool et il se plaçait au sommet du podium de la drague. Le type qu’elles rêvaient toutes de se taper, comme un trophée, pour se la péter entre amies. Bref, ils se sont bien trouvés. Sauf que là, mon copain a un peu perdu le contrôle et il est littéralement tombé amoureux de cette nana. Au début, tout roulait et ils passaient pas mal de temps ensemble. Ça a duré deux à trois mois, je ne sais plus, c’était au dernier trimestre, juste avant le bac. Ils ont même poussé le vice jusqu’à visiter leurs familles respectives, c’est pour dire. Pour un peu, on s’attendait à les fiancer, mais moi, ça me gavait, car Aymeric se rendait de moins en moins disponible pour ses potes. Et puis des rumeurs se sont répandues, de celles qui métamorphosaient Cendrillon en véritable salope.
— Comme dans la chanson, mais ça ne cadre pas trop avec ton histoire…
— Ouais. C’est pour ça que je me la suis fermée, au moins dans un premier temps. Surtout que ces ragots racontaient des épisodes s’étant déroulés avant qu’ils se fréquentent, alors même s’ils étaient vrais, elle avait peut-être changé. Sauf que ça n’arrêtait pas de remonter, et ceci jusqu’au bac. Bon, les jours juste avant l’épreuve, on a tous consacré pas mal d’énergie à étudier bien sagement et j’imagine que les deux amoureux aussi. Dans ces conditions, j’ai un peu oublié tout ça pour me concentrer sur l’essentiel.
— Et vous avez attrapé le pompon.
— Ça a été un peu la folie. On a fêté ça comme il se doit. Et les vacances ont commencé.
— Belle période…
— Malheureusement, on n’a pas pu en profiter très longtemps… Passées les premières soirées débridées, un autre pote est venu me trouver pour me dire que la copine d’Aymeric déconnait à plein tube. Il l’avait aperçue en boite, à l’Aposia. Elle roulait des pelles à un gars. Au départ, il doutait que ce soit elle, mais il s’est approché sans qu’elle le remarque, et c’était bien le cas. Les deux se sont même éclipsés ensemble…
— Tu peux me donner le nom de cet ami ?
— Oui, Pierre Coudray. On se voit encore.
— OK, écris son numéro de téléphone, lui demandé-je, tout en déchirant une feuille du calepin que je sors de mon manteau.
Je jette le papier sur la table basse. Le gamin caresse un moment son portable puis obtempère sans poser de question. Je reprends :
— Donc, cette fois, t’en as parlé à Aymeric.
— C’est ça. Il était fou furieux. Il a même failli casser la gueule à Pierre, puis il a dû se rendre à l’évidence, surtout quand on lui a répété toutes les rumeurs qui nous étaient déjà revenues aux oreilles.
Guilhem s’éclaircit la voix. Je comprends que la suite n’est pas à son avantage. Il me le confirme.
— C’est là qu’on a dérapé. Il aurait dû rompre et oublier, mais il était vraiment touché, et il a voulu lui donner une leçon. Bref, il a organisé une petite fête, un bal masqué. D’ailleurs, ça se déroulait aussi ici, en l’absence de ses parents. C’était au milieu du mois de juillet. Il a invité un maximum de monde, surtout des copains de lycée et bien sûr, sa belle était de la partie. C’était la folie. Musique à fond, alcool à gogo et tout ce qu’il faut pour s’éclater. Il faisait bon. Ça se passait surtout dehors et également dans la piscine. Au moment convenu, Aymeric et Maëlys se sont éclipsés pour gagner une chambre.
— Ici ?
— Non. Celle d’Aymeric.
Nouvelle toux gênée. Le gamin se masse les tempes. Il poursuit :
— Aymeric m’avait dit de les retrouver. J’étais en maillot. Je suis entré dans la pièce. Ils avaient laissé la lumière des lampes de chevet. Ils étaient déjà à poils, sur le lit, mais ils avaient gardé leurs masques, comme moi. Elle m’a regardé, je sais qu’elle m’a regardé, mais elle n’a pas paru surprise et, en tout cas, elle n’a pas protesté quand Aymeric m’a demandé de les rejoindre après lui avoir soufflé quelques mots à l’oreille. Elle a même rigolé ! Je me suis donc exécuté et mon pote s’est arrangé pour lui enlever son loup. La suite, vous la connaissez…
Cette fois, c’est à mon tour de fixer mes pompes. Les deux gamins lui avaient tendu un piège, juste pour se venger, et elle en était morte. Que la justice n’ait pas qualifié ces faits de délictueux n’excusait en rien leur comportement dégueulasse. Mais je dois ne rien laisser transparaitre de mes sentiments. Je le relance :
— Pendant ce temps, Aymeric avait branché une caméra.
— Oui.
— T’étais informé ?
— Oui.
— Et elle ?
— Non.
Il secoue la tête.
— Je sais, c’est une connerie. Mais qui n’en a jamais fait ? Et puis, Aymeric avait vraiment la haine contre elle et il souhaitait la punir. Il s’en est beaucoup voulu. Et moi aussi.
— Raconte la suite.
— C’est vraiment nécessaire ?
J’acquiesce d’un mouvement de tête. Un peu raide.
— Le lendemain, il a posté le film sur le web et il a appelé Maëlys pour rompre.
— Sa réaction ?
— Irrationnelle. Elle a tout nié en bloc, elle disait que c’était des bêtises. Elle le suivait, lui téléphonait, ne le lâchait pas, elle s’est même pointée ici pour être refoulé au portail. Aymeric n’a pas cédé. Et puis il n’a pas tardé à sortir avec une autre fille. Entre temps, Maëlys a su pour la vidéo et elle n’a plus donné de nouvelles. Quinze jours après, nous apprenions qu’elle s’était suicidée en laissant une lettre dans laquelle elle indiquait qu’elle aimait encore Aymeric.
Quelques secondes sont nécessaires pour digérer cette information. Je remarque :
— Et son père s’en est mêlé.
— Oui, il a voulu comprendre. Quand il a découvert le film, il a porté plainte. Là, ça a été la galère pendant quelques mois. Puis l’affaire a été classée sans suite.
Je réfléchis.
— Le père, tu l’as rencontré ?
— Je l’ai croisé une fois, au palais de justice, dans les couloirs. Je pense que ce n’était pas prévu. Il sortait de chez le juge d’instruction alors que je devais m’y rendre.
— Sa réaction ?
— Il m’a insulté.
— Vraiment ?
— Oui. Il m’a fusillé du regard, est passé à côté de moi et il s’est penché pour me traiter de « petit enfoiré », puis il a continué. C’était impressionnant, car il est assez costaud.
— Aymeric le connaissait ?
— Un peu. Il était déjà allé chez lui, avant la rupture.
— Il en disait quoi ?
— Que c’était un connard. Un parvenu qui avait fait fortune dans les travaux publics et qui se la jouait avec des voitures de luxe et une femme siliconée. Il affirmait aussi qu’il considérait toutes les nanas comme des salopes et que c’était peut-être la raison du mauvais comportement de Maëlys avec les mecs.
— Il t’a confié ça quand ? Avant ou après son suicide ?
Le gamin réfléchit. Pas longtemps.
— Après.
— OK, autre chose ?
— Oui. D’après Aymeric, Maëlys détestait son père.
— Pourquoi ?
— Il se demandait s’il n’avait pas abusé d’elle.
— Elle le lui avait dit ?
— Non, je crois pas. C’était plutôt une impression.
— Je vois.
Je regarde ma montre.