19 h 51
À peine le substitut éclipsé que trois autres enquêteurs en civil pénètrent dans le château, me repèrent et se dirigent vers moi. Je reporte l’interrogatoire de Guilhem Canillac à plus tard, conscient que ma priorité réside dans l’organisation du travail de mes collègues. Je reconnais la silhouette athlétique de Manu Ferrand, le coéquipier habituel d’Estelle. Dans son sillage, partageant avec le premier une teinte de peau exotique mais le dépassant aussi d’une bonne tête enflée d’une coupe à la Jackson Five, sa taille improbable lui permettant ainsi de prétendre au statut de colosse, Guillaume Mokrane, dit Moki, jeune lieutenant tout juste sorti de l’école de police. Après avoir piétiné en bleu pendant quatre ans les pavés de la capitale, ce dernier aime maintenant arborer le look des banlieues. Cet accoutrement lui permet sans doute de passer inaperçu quand il doit louvoyer entre les barres d’immeubles, à moins qu’il n’agisse que par pure provocation. Mais comme personne n’a encore osé se plaindre de ses goûts vestimentaires, il persiste. Moi, ça me fait plutôt marrer, d’autant plus que sa seule présence ne peut qu’offrir un précieux sentiment de sécurité aux autres membres de son groupe. À ses côtés, Jessica Ferrer, une femme de sa génération, à la fois son doublon quotidien et son parfait complément. De taille moyenne inférieure, chevelure brune coupée courte à la mode punk adoucie, blouson en cuir noir sur gilet à capuche grenat, jean moulant, oreilles percées de pièces métalliques aux formes diverses. Un duo d’enfer.
— Salut ! m’interpelle Manu en se plantant devant moi, les deux autres restant un pas derrière. Je sais pas si t’es au jus, mais c’est un peu le chaos, dehors.
— Comment ça ?
— Une procession de voitures a décidé de se pointer devant les grilles et ça commence à provoquer un début d’embouteillage dans le parc. On a dû se garer dans le chemin et finir à pied, c’est pour dire…
— C’était prévu. Ils sont combien ?
— Entre trente et quarante.
— Vous êtes informés de la situation ?
— Un gamin tué par balles a été retrouvé dans la cuisine par un de ses copains, récite Manu.
— C’est ça. Mais là où ça se complique, c’est que la victime et son ami s’étaient donné rendez-vous ici pour organiser une petite sauterie en l’absence des parents du premier.
— C’est pour ça qu’il y a des gravures de mode dans le lot ? intervient Jessica.
— Au mœurs légères, je présume ?
— Et dont les services sont tarifés, précise Moki.
— Les collègues sont sur le pont, ajoute Manu en croisant les bras. Ils rassemblent tout ce monde dans les dépendances du château, mais ça ne se fait pas sans mal. Les invités devaient s’attendre à mieux comme comité d’accueil et ils ne sont pas très satisfaits de finir dans un hangar ouvert aux quatre vents alors que la nuit tombe en même temps que la température. D’autant plus qu’aucune information ne leur est donnée et que ceux qui souhaitent déguerpir se sont vus opposer une fin de non-recevoir. A ce rythme, il te faudra bientôt mobiliser une compagnie de CRS si tu veux garder le contrôle.
— C’est pas tout, renchérit Jessica. Certains passent des appels.
— Merde ! m’exclamé-je, déçu de ne pas l’avoir anticipé.
— Ouais, approuve la policière. Si notre but était de réunir tous les convives, il risque d’être compromis, car les premiers peuvent avertir leurs amis de ne pas se pointer.
— Et puis d’autres ont pu avoir la bonne idée de contacter la presse, rajoute Moki, prouvant une fois de plus que des qualités physiques exceptionnelles n’impliquent pas forcément un petit cerveau.
Je respire un grand coup, tentant de maîtriser cette nausée provoquée par les déferlantes s’abattant sur mon beau navire.
— OK, fais-je. Vous tombez bien. Je vous charge de gérer ça. Allez dans ce hangar, ramenez le calme et faites une annonce spécifiant que personne n’est autorisé à utiliser son mobile et qu’ils ne pourront quitter les lieux qu’après avoir répondu à quelques questions.
— Lesquelles ? réagit Manu.
Je réfléchis. Il faut que ces auditions ne laissent pas trop échapper d’informations sur le drame qui s’est déroulé ici quelques heures plus tôt. Difficile de concilier cette exigence avec celles de l’enquête. Il ne peut s’agir que d’un premier tri qui nous permettra, dans un second temps, de retrouver ceux qui nous paraissent intéressants. Je déglutis et reprends :
— Outre leurs identités et professions, nous devons savoir qui les a invités et s’ils connaissent Aymeric Dedieu, la victime, et Guilhem Canillac, son ami. Si oui, quelle est la nature de leur relation avec l’un et l’autre ? Depuis quand ils se fréquentent ?
Cette dernière question me fait penser que je dois affranchir mes collègues sur les éléments confiés par le substitut du procureur.
— Ce point est important. Il faut repérer ceux qui les côtoyaient déjà en 2003, car les deux ont été impliqués à l’époque dans une affaire de viol classée sans suite. Je vous expliquerai plus tard.
— Entendu, répond Manu. Autre chose ?
J’hésite et me décide :
— Demandez-leur aussi ce qu’ils faisaient entre midi et dix-sept heures.
— C’est la période du crime ? s’enquiert Jessica.
— Celle que j’ai estimée en examinant le cadavre, mais elle sera affinée par nos experts. Faute de mieux, autant ratisser large.
— Ils vont comprendre qu’il s’est passé quelque chose de grave, commente Moki.
— Vu le déploiement de nos forces, ils doivent déjà s’en douter. Et surtout, suivez votre inspiration si vous pensez à d’autres questions au cours de ces entretiens. Vous pouvez aussi vous faire assister par les gardiens de la paix. Certains sont officiers de police judiciaire et peuvent donc prendre en charge des interrogatoires si vous leur expliquez ce qu’ils doivent faire. Les autres maîtriseront les flux. Tout est clair ?
Si Manu opine du chef, Jessica et Moki semblent moins optimistes. Mais c’est bien normal, ils ne bénéficient pas de l’expérience du premier. Je frappe des mains avant de conclure :
— Allez, au taf ! Et bon courage à tous !
— On en aura besoin, maugrée Jessica.
— Je vous envoie de l’aide dès que possible, tenté-je de la réconforter, pendant qu’ils se dirigent vers la sortie.
Je reste immobile dans le hall, non loin de l’escalier en pierre menant aux étages. Le policier censé me guider vers l’ami de la victime n’a pas bougé. Il a assisté à l’échange sans broncher. En revanche, les cinq autres collègues qui se trouvaient là quand nous sommes arrivés avec Serge ont disparu, certainement occupés à recevoir les invités.
— On peut contacter l’équipe chargée de surveiller le portail de la propriété ?
— Oui, répond-il en attrapant son talkie-walkie.
— Très bien. Dites-leur d’empêcher la presse de passer.
— OK.
— Et profitez-en pour leur demander si les concierges sont de retour.
L’agent s’exécute et je commence à réfléchir à la manière dont je vais aborder la prochaine confrontation avec le gamin qui a découvert le cadavre. Même si les premiers éléments relevés sur la scène de crime semblent plutôt indiquer que le meurtre a été perpétré par un tueur professionnel, je me dois de ne pas écarter son implication. Le policier range son appareil à sa ceinture.
— C’est fait, m’annonce-t-il. Les collègues m’informent que le couple de gardiens est arrivé. Ils sont dans leur maison, à l’entrée du parc.
— Parfait, il faut recueillir leur déposition.
Je remarque Serge qui revient vers moi, ces divers coups de fil passés.
— Alors ? m’inquiété-je.
— L’histoire de Canillac est confirmée, m’apprend-il en se postant au pied de l’escalier. J’ai demandé aux collègues de garde d’interroger le STIC et ils ont trouvé une correspondance au nom de Maëlys Jarric. Cette fille s’est bien suicidée en 2003 et son père a porté plainte pour son viol après sa mort, en mettant explicitement en cause Aymeric Dedieu et Guilhem Canillac. Une enquête a été diligentée, des témoins entendus, mais l’affaire a été classée sans suite.
— Par quel magistrat ?
— Le juge d’instruction Zimmer.
Ma bouche s’arrondit à l’écoute de ce nom qui évoque la disparition de l’écrivain Salvatore Conti, et surtout sa conclusion. L’homme de loi dirigeait à l’époque l’information judiciaire et il n’avait certainement pas aimé que je parvienne à la résoudre de mon propre chef et pendant mes congés, le tout en me privant de son aide.
— Quand le passé ne veut pas nous lâcher, hein ? se moque Serge.
— Il faudra le questionner à ce sujet.
— Ouaip. On ne pourra pas y couper. Tu lui as reparlé, depuis l’année dernière ?
Je secoue ma tête alourdie par la culpabilité.
— Alors, c’est l’occasion de te rabibocher.
— Je sais pas. On verra comment on procèdera.
— Oh là ! Tu ne penses quand même pas te défiler une fois de plus, si ?
Je soupire.
— J’ai pas envie de perdre de temps avec lui, et surtout pas qu’il se braque à cause de moi. Bref, peut-être qu’il vaudrait mieux que tu t’en occupes…
Le regard de Serge exprime sa désapprobation. J’ai l’impression de me retrouver face à mon père quand je revenais au petit matin alors qu’il ne m’avait donné qu’une permission de minuit.
— Bon, on en reparle. En attendant, j’ai un autre job pour toi.
— Mais tu vires esclavagiste !
— T’as qu’à te syndiquer.
Il lève les yeux au ciel. Je sais que ce n’est pas sa tasse de thé. Je poursuis :
— Les gardiens sont de retour au bercail. Faudrait les entendre.
— OK, pas besoin de me faire un dessin.
Mon coéquipier rompt la discussion en se retournant pour se diriger vers la porte d’entrée. Elle s’ouvre juste avant qu’il ne l’atteigne pour laisser passer un policier en uniforme. Le visage tendu de ce dernier m’informe qu’il y a un souci. Serge s’immobilise face à lui. L’agent n’a pas le temps de parler que deux personnes le dépassent, un homme et une femme présentant des traits ravagés par la douleur. Les parents de la victime. Il ne manquait plus que ça.
Les deux se jettent sur le premier fonctionnaire en civil croisant leur route, à savoir mon malheureux collègue, exigeant aussitôt de voir leur fils, la dame s’autorisant même à agripper Serge par la manche quand son mari lance des regards hallucinés dans toutes les directions. Ne se laissant nullement intimider, mon ainé ne bouge pas d’un pouce, reste bien droit devant la tempête, et leur demande de se calmer en employant ce ton bourru dont il a le secret. La fermeté de sa voix capte d’emblée l’attention du couple qui, dans ces circonstances tragiques, éprouve plus que tout la nécessité de s’appuyer sur un édifice doté de fondations solides. Le silence rétabli, l’inspecteur expérimenté les prie de décliner leur identité, plus pour respecter les formes et restaurer une certaine normalité que par réel besoin, car il sait aussi bien que moi à qui nous avons à faire. La femme parle en premier, indiquant qu’elle se nomme Nathalie Dedieu et que cette maison lui appartient, enfin, à elle et à son mari. La douleur qui marque son visage ne parvient que partiellement à compromettre la finesse de ses traits. Un manteau en fourrure, de longues boucles d’oreilles en or et un maquillage sophistiqué soulignent sa richesse. Une fois son identité révélée, elle se tourne vers son conjoint qui parait bien plus rustique dans son pardessus beige. Petit, la face ronde et rougeaude, le sommet du crâne chauve sur une couronne de cheveux blonds, il ressemble plus à un fermier sortant de la messe qu’au bourgeois propriétaire de ces lieux. Lui aussi donne son nom : Jean-François Dedieu.
— Très bien, fait Serge. Madame, monsieur, je vous propose de vous asseoir pour discuter.
Il leur montre les fauteuils cernant la table basse. Alors que les deux malheureux s’installent, il me fait un clin d’œil pour me signifier qu’il maîtrise la situation. Je sais qu’il ne les lâchera pas tant qu’ils n’auront pas répondu à toutes les questions d’usage. Satisfait de son intervention, je me dis que l’interrogatoire des gardiens peut bien attendre et, à la suite du policier en uniforme, je gravis les marches de l’escalier menant à Guilhem Canillac.
STIC : Système de traitement des infractions constatées.