La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 4

18 h 54

            Le moment de sidération envolé, je me reprends, gomme le sourire idiot qui modèle mon visage et m’approche des deux visiteurs. Les regards des magistrats se braquent sur moi. Je les connais tous les deux, nos professions respectives impliquant des relations assez poussées dans la réalisation de nos missions. Le plus âgé, la cinquantaine environ, grand et athlétique, chevelure poivre et sel à la mode aristo et yeux couleur d’orage, s’appelle Charles Canillac. Il est aussi le père du gamin que ma subordonnée a isolé dans une chambre au premier.

            Je scrute ses traits ravagés par le drame. Cernes prononcés, peau blême, sourcils froncés, tout dans son attitude exprime l’emprise d’une inquiétude amplifiée par la stupéfaction de se retrouver à la place des malheureux qu’il a l’habitude d’interroger. À ses côtés, son collègue parait bien chétif, même si sa stature s’approche de la mienne, corpulence svelte révélant une passion pour la course à pied, coupe militaire, visage étroit épaissi par une barbe bien taillée, pilosité latine assortie à la teinte noire de ses iris. Il s’agit de Clément Hermant et je suis plutôt soulagé de le voir là. Sur les quelques affaires abordées ensemble, nous avons entretenu des relations correctes. Bien que plus jeune que moi, il m’était alors apparu à la fois professionnel, posé et sincère, à la différence du second, trop démonstratif à mon goût et ne rechignant jamais à utiliser sa verve et son charisme invasif pour imposer son point de vue. Évidemment, ce soir, il a oublié sa superbe au vestiaire et aucun de nous ne peut rester insensible à sa détresse. Mes deux partenaires m’entourent avant que je commence à parler.

            — La victime se trouve juste à côté, dans la cuisine, déclaré-je sans m’embarrasser des présentations d’usage. L’équipe de police technique et scientifique est déjà sur place. Le crime ne fait aucun doute. Aymeric Dedieu a succombé à des blessures infligées par une arme à feu. Trois balles ont été tirées. Une dans la nuque, deux dans le cœur.

            — Mon dieu, marmonne Charles Canillac, les poings serrés, les yeux hallucinés. Je n’arrive pas à le croire.

            — C’est pourtant bien réel. Je suis vraiment désolé.

            Je leur laisse le temps de reprendre leur respiration, enfin surtout en ce qui concerne le grand gars me faisant face, avant de relancer.

            — Vous le connaissiez bien, monsieur Canillac ?

            L’homme hoche la tête, les sourcils froncés.

            — Depuis qu’il est né ou pas loin. Aymeric et Guilhem se sont rencontrés à l’école maternelle et ils ont suivi un chemin parallèle jusqu’en fac. Je ne comprends pas ce qui…

            Sa voix chavire et il déglutit, débordé par l’émotion. Difficile de reconnaître l’orateur flamboyant dans cet être blessé. Un silence s’installe, une parenthèse embarrassante, chacun de nous à la recherche du mot censé le réconforter.

            — Je veux le voir, parvient-il finalement à murmurer en plantant son regard torturé dans le mien, provoquant l’avènement de l’instant redouté, mais inévitable.

            — Impossible, répliqué-je.

            — Vous rigolez ! s’exclame-t-il.

            — Non. Vos liens rendent votre demande irrecevable et vous le savez bien.

            — C’est n’importe quoi !

            Il s’avance et tente de nous contourner, mais Serge lui barre le passage, plaçant son corps massif sur sa trajectoire.

            — Poussez-vous !

            Mon collègue n’en fait rien, les traits impassibles. Je me dis que ça peut déraper. Je considère le second substitut pour rechercher son appui.

            — Ils ont raison, Charles, s’empresse de réagir le jeune homme, confirmant tout le bien que je pense déjà de lui. La déontologie nous l’interdit.

            — La quoi ? Lâchez-moi, avec vos principes ! Dans cette cuisine, il y a un gamin qui a dormi chez moi tant de fois que je ne peux les compter ! Il a grandi aux côtés de mon fils ! Je me rappelle sa bouille d’ange quand il fonçait sur son tricycle dans la cour de l’école ! Et vous voulez m’empêcher de le voir ?

            — Non, précisé-je, la gorge nouée. Vous pourrez le voir, mais pas maintenant. Pas sur la scène de crime. Pas avant que nous vous ayons interrogé dans le cadre de notre enquête.

            Il se retourne vers moi, toujours les poings fermés. Je me demande un instant si nous n’allons pas devoir faire usage de la force et ne peux me retenir d’en redouter les conséquences.

            — Charles… Insiste son collègue, en posant une main sur son épaule. Je t’en prie. Ressaisis-toi.

            Le second baisse les yeux vers le carrelage en damier.

            — Je sais que tu souhaites avant tout, comme nous tous, comprendre ce qui s’est passé.

            — Sans blague ?

            Le jeune magistrat se crispe et respire à fond avant de répliquer :

            — Si tu persistes, tu n’aideras en aucun cas l’enquête.

            — OK, fait l’autre. Je veux voir mon fils.

            Il me fixe, les mâchoires serrées. Je réalise qu’il ne nous épargnera rien. Je me dis que j’aurais peut-être réagi de même dans sa situation, mais ça ne modifie pas les mots qui sortent de ma gorge. Un peu sèche, maintenant.

            — Désolé. Pour la même raison, nous préférons d’abord l’entendre.

            Ses yeux me jaugent, pleins de mépris et de colère.

            — Je suis sûr que vous prenez votre pied, hein ?

            — Vous vous trompez.

            — Je vous connais, insiste le magistrat. Vous ne nous portez pas vraiment dans votre cœur. Vous croyez que nous sommes là pour vous mettre des bâtons dans les roues.

            — Ça n’a rien à voir.

            — C’est mon fils, bon sang !

            — Je sais, et c’est pour ça que vous allez attendre avant de lui parler.

            — Il doit être effondré !

            — Il va bien, intercède d’une manière inespérée Estelle. Il est secoué, et c’est bien normal après ce qu’il a découvert en arrivant ici, mais il tient le coup. Il a gardé son calme pour appeler les secours. Un médecin l’a déjà examiné. Il l’a entendu et lui a administré un léger sédatif. Guilhem se repose maintenant dans une chambre et un collègue veille sur lui.

            Louée soit-elle ! L’intervention semble porter ses fruits. Le substitut place ses mains à hauteur des yeux pour cacher la crue de larmes qui déborde ses défenses. L’homme craque et c’est préférable. Nous allons pouvoir lui proposer notre aide, et nous passer de la sienne.

            — Venez, continue Estelle. Suivez-moi au salon. Nous pourrons parler.

            Elle le conduit par la taille et il ne résiste pas. Je les vois s’éloigner dans le vestibule pour pénétrer dans une autre pièce.

            — Je suis désolé, fait Clément Hermant.

            — Ne le soyez pas. Sa réaction est naturelle.

            Une fois échangées ces politesses, nous l’accompagnons vers la cuisine des horreurs. Alors que Claire et son équipe préparent la fouille méticuleuse des lieux, nous examinons ensemble le cadavre. J’en profite pour lui brosser un portrait exhaustif de la situation. Quand nous retournons dans le hall, Serge lui pose la question qui me brûle les lèvres :

            — Comment Charles Canillac a été informé ?

            — Il n’était pas d’astreinte ce soir, précise le magistrat. Quand j’ai appris la présence de son fils sur une scène de crime, j’ai décidé de le prévenir.

            — Vous avez bien fait, m’empressé-je de lui dire, conscient de son embarras.

            — Je n’en suis pas si sûr…

            — Il est revenu à la raison, c’est l’essentiel. Donc, vous confirmez que son gamin ne l’a pas contacté en premier ?

            — Tout à fait. Il est tombé des nues.

            Je garde pour moi une pensée dérangeante, me demandant pourquoi un jeune homme découvrant l’assassinat d’un ami n’a pas jugé bon appeler son père, surtout quand il travaille pour le Ministère public. À moins que ce dernier nous raconte des histoires.

            — OK, affirmé-je. C’est mieux ainsi.

            — Je le crois aussi.

            — Sur le chemin, vous avez évoqué avec lui l’existence de possibles mobiles ?

            Gêné, son regard s’échappe un moment vers la porte, répugnant certainement à m’avouer qu’il a pris l’initiative d’entreprendre seul ce boulot m’incombant.

            — Difficile de faire autrement, finit-il par convenir.

            Serge maugrée une phrase incompréhensible à nos côtés, mais je décide de l’ignorer.

            — Et alors ?

            — Il a paru embarrassé… Puis il m’a révélé qu’il y avait peut-être quelque chose.

            Le substitut s’éclaircit la voix avant de poursuivre.

            — Les deux gamins ont été mis en cause dans une affaire de viol.

            Je considère mon collègue qui reste impassible. Il n’est pas au courant.

            — Quand ?

            — Il y a six ans, mais l’affaire a été classée sans suite.

            — Tu m’étonnes ! réagit Serge.

            — Je ne sais pour l’instant que ce qu’il m’a dit, précise Hermant. Je n’étais pas encore à Toulouse au moment des faits.

            Et moi non plus. À l’époque, je m’éclatais dans le neuf trois avec mes petits camarades de la brigade des stupéfiants.

            — Canillac affirme que cette accusation était absolument sans fondement. En fait, tout est parti du suicide d’une adolescente. Euh… Maëlys Jarric, je crois. À vérifier. Elle était au lycée du Caousou avec nos deux jeunes gens et est même sortie un temps avec celui qui git sans vie dans la cuisine. Pendant les vacances scolaires, son père l’a retrouvée pendue à la balançoire de son jardin. Elle avait laissé une lettre comme quoi elle ne supportait plus les moqueries des gamins de son âge. L’homme a voulu en savoir plus et a interrogé les copines de sa fille pour très vite s’apercevoir qu’elle était victime d’un harcèlement à cause d’une vidéo pornographique où elle jouait le premier rôle avec deux partenaires aux visages masqués. La procédure a établi par la suite qu’il s’agissait de Guilhem Canillac et Aymeric Dedieu.

            — De quoi rendre ce type fou furieux ! commente Serge.

            — D’autant plus que la meilleure amie de sa fille a fini par avouer que la séquence avait été tournée lors d’une soirée pendant laquelle Maëlys avait abusé de l’alcool et peut-être aussi de stupéfiants. D’après elle, ces gamins en ont profité. Le père soutient donc qu’elle a été violée et qu’elle ne s’en est jamais remise.

            — Et elle pouvait difficilement l’oublier si cette scène a été filmée, noté-je.

            Le jeune substitut fixe un instant la porte du salon où s’est réfugié son collègue avec Estelle. Il hoche la tête avant de poursuivre :

            — La version de Canillac est bien différente, vous pensez bien. Il convient qu’il s’agit d’un évènement dramatique, mais que la malheureuse trainait une réputation sulfureuse depuis déjà quelques années, et que c’est d’ailleurs la raison pour laquelle Aymeric Dedieu avait rompu avec elle juste avant. D’après lui, l’enquête a permis de rassembler de nombreux témoignages dans ce sens, certains soulignant que l’adolescente se vantait même de ses conquêtes amoureuses. En résumé, cette pauvre fille a dépassé les bornes sans mesurer les conséquences de ses actes. Comme tous ceux apparaissant sur la pellicule, elle était majeure et consentante. Il admet néanmoins que son gamin et son copain sont allés trop loin, surtout en filmant la scène et en postant la vidéo sur le net. Il affirme avoir eu de longues conversations à ce sujet avec lui, ainsi qu’avec Aymeric Dedieu, et que les deux ont été extrêmement ébranlés par cette tragédie, exprimant leurs regrets à de multiples reprises. Bref, l’affaire a été classée sans suite.

            — En laissant un homme traumatisé à la fois par la perte de sa fille et l’impression que la justice n’a pas fait son travail, conclus-je.

            Un silence s’installe, chacun de nous s’interrogeant sur le rôle de ce drame dans celui que nous devons résoudre. Personnellement, si une de mes filles mourait dans ces conditions, j’éprouverais bien des difficultés à me résonner pour ne pas massacrer le responsable de sa disparition.

            — OK, dis-je. Il faut creuser dans ce sens.

            Je fixe Serge.

            — Tu peux t’en charger ?

            — Ça roule. Je vais passer quelques coups de fil pour consolider l’identité de cette Maëlys Jarric et surtout celle de son père. On verra bien si ce dernier dispose ou non d’un alibi pour cet après-midi.

            — Parfait !

            Une piste à suivre dès le début de l’enquête. Ça ne peut pas commencer mieux. Satisfait, je regarde mon collègue s’éloigner avant de retourner mon attention vers le substitut.

            — Autre chose, avec Charles Canillac ? lui demandé-je.

            — Je pense que c’est déjà beaucoup. Pour ma part, je vais ouvrir une information judiciaire. Je vous tiendrai au courant du juge d’instruction saisi. Vous pourrez le ramener à son domicile ?

            — Bien-sûr.

            — OK, alors je vous laisse travailler. Bon courage.

            — À vous aussi, merci.

            Il hoche la tête avant de rejoindre la sortie. La masse de renseignements récoltés encombre un peu mes neurones, mais je me dis que la trajectoire de ce gros paquebot à quoi ressemble toute investigation criminelle pourrait bien, cette fois, nous mener à bon port en nous évitant d’essuyer un grain. Ne t’emballe pas, mon vieux ! me souffle la partie raisonnable de ma conscience. En tout cas, ça fait du bien de penser à autre chose qu’à Sophie et surtout à ce rouquin qui a décampé de notre immeuble peu de temps après moi. Puis je soupire, parce c’est justement ce que je fais.

Traitement en cours…
Terminé ! Vous figurez dans la liste.

Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

2 commentaires sur « La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 4 »

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