La Brigade des Crimes Parfaits – Chap. 3

18 h 32

            De manière très pratique, la taille de la propriété permet largement le stationnement d’un fourgon et de quatre voitures de police. Je remarque aussi une Coccinelle nouvelle génération noire et une 206 coupée blanche. Nous garons la nôtre sur le terreplein goudronné aux dimensions d’un terrain de tennis qui précède le perron majestueux de l’édifice. Avant d’arriver là, nous avons dépassé un portail en fer forgé fixé, d’un côté, à un mur de deux mètres s’enfonçant dans les bois et, de l’autre, à une demeure en briques apparentes, sans doute érigée à la même période que la bâtisse principale au regard de la similitude de leur style, le tout gardé par deux agents en tenue pour éviter que des curieux ne viennent déranger notre travail. Nous avons ensuite roulé une centaine de mètres dans un parc pour trouver les véhicules de nos collègues.

            La pluie décidant de nous offrir un répit, je ne me presse pas de rejoindre l’intérieur pour m’imprégner de l’atmosphère cossue de l’endroit. Devant moi se dresse une maison de maître construite certainement au dix-huitième par des notables toulousains désireux de gouter aux joies de la campagne tout en restant à proximité du centre historique qui accueillait leur hôtel particulier. Deux étages en tommettes crépusculaires, encadrement des ouvrants en calcaire, escalier pompeux menant jusqu’à deux vantaux imposants, fenêtres à petits carreaux, toit en tuiles d’époque percé par quatre lucarnes laissant supposer des combles aménagés. Le tout me parait à la fois majestueux et aérien. Pratique et luxueux. Bref, hors de portée d’un type comme moi et je ne suis pas surpris d’éprouver une pointe de jalousie à l’idée que des personnes puissent en profiter alors que je dois me contenter d’un appartement avec vue sur le parking du métro.

            Je chasse mon aigreur et me retourne pour apprécier l’environnement sylvestre. C’est à peine croyable. J’ai l’impression de me retrouver en plein milieu d’un bois alors que je situe le périphérique à moins de deux kilomètres. Et le plus troublant réside dans le calme ambiant. Aucun bruit de voiture. Juste le silence à peine compromis par les chuchotements de mes collègues.

            Serge me rejoint en haut de l’escalier, ses sourcils froncés manifestant certainement des réflexions proches des miennes, quoique dans une version plus vulgaire, à n’en pas douter. Quand il arrive à ma hauteur, une voix m’interpelle depuis le hall de la bâtisse, dans mon dos.

            — Enfin ! fait Estelle Lafage tout en se portant à mes côtés. Pas trop tôt ! Vous attendiez qu’on résolve l’enquête ?

            — C’est ça, mais j’avoue qu’on n’avait pas trop d’espoir, réplique Serge, se figeant devant elle, les deux poings sur ses hanches trop larges et gonflées par une consommation excessive de bières.

            Je renonce à jouer avec eux et préfère déposer deux bises sur les joues de ma petite collègue aux cheveux rouge. Je l’aime bien, y compris son caractère imbuvable qui la transforme parfois en véritable pitbull incapable de lâcher sa proie. Une version plus hard de moi-même. Elle accepte mon accolade en tapotant mes omoplates dans un geste affectueux bienvenu.

            — Tout va bien, mon grand ? en profite-t-elle pour murmurer à l’oreille.

            — J’ai connu mieux.

            — Le spleen du célibat ?

            — T’as tout compris.

            — Tu verras, on finit par s’y habituer. Et même à y prendre goût.

            — C’est gentil de me le dire, mais je n’en suis pas encore là.

            — Non. T’es dans une superbe baraque avec cour de tennis particulier et piscine extralarge chauffée, le tout bénéficiant d’un panorama imprenable sur Toulouse. Pourquoi se plaindre ?

            — T’es devenue agent immobilier ? intervient Serge, toujours figé à nos côtés.

            — Et ouais ! lui rétorque-t-elle en fronçant les sourcils. Mais vu ta dégaine, tu peux rester dehors. Je crois pas que t’aies les moyens de te l’offrir.

            — Très drôle ! maugrée mon coéquipier. Bon, qu’est-ce qu’on attend pour la visiter, ta bicoque ?

            Estelle me lance un regard agacé. Tous mes collègues n’arrivent pas à repérer les qualités de Gayral. Faut dire qu’il sait bien les cacher. D’ailleurs, se passant de la permission de notre guide improvisée, il fonce tout droit à l’intérieur du bâtiment. Nous le suivons dans un hall aux dimensions excessives dessinant un volume capable de contenir mon appartement, avec un escalier en pierre en son milieu et deux portes de part et d’autre. Les cloisons recouvertes de boiseries sombres contribuent au luxe de l’espace. Le lustre accroché au plafond de même. À proximité du perron, juste à côté d’une table basse entourée de quatre fauteuils confortables, ont été déposés deux sacs destinés aux visiteurs assermentés, l’un recevant des surchaussures en plastique quand l’autre déborde de gants transparents. Bon élève, Serge s’empresse d’enfiler ces équipements et je l’imite en silence, Estelle prenant les devants pour se diriger vers la pièce qui nous intéresse en se faufilant entre une bonne demi-douzaine de gardiens de la paix patientant là en attendant qu’un gradé leur attribue un rôle. Elle s’immobilise au niveau de l’embrasure de la porte. Lorsque nous arrivons dans son dos, elle se retourne et je suis un peu frustré, car elle nous cache le spectacle qui justifie notre présence.

            — Le jeune qui a découvert le corps est toujours ici, nous avertit-elle. Nous l’avons isolé au premier avec un agent chargé de le tenir à l’œil.

            — Tu lui as parlé ? je lui demande.

            — Oui. Il est effondré.

            — Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

            — Juste qu’il avait rendez-vous avec la victime dans l’après-midi pour préparer une fête.

            — Un dimanche, commente Serge. C’est pas très sérieux…

            — C’est une période de vacances universitaires, relativise Estelle. Ils sont en Master de droit, spécialité entreprise et patrimoine.

            — Et alors ? insiste mon coéquipier. Quand même, un dimanche soir ! Et puis les examens doivent approcher, non ?

            — Ces gamins ne doivent pas trop s’inquiéter pour leur avenir, avancé-je.

            — C’était quel genre de fête ? maugrée Serge.

            — Le genre privé et réservé aux initiés. Je pense que ça participe au trouble du jeune Canillac. Il ne s’attendait certainement pas qu’un drame le conduise à compromettre la confidentialité de cette soirée.

            — C’est ce que je crois ? s’exclame notre ainé. Ces petits cons avaient convié des amis à une partie fine ?

            — Eh bien oui, confirme Estelle. Il ne me l’a pas dit tout de suite, mais quand il a compris que cette information serait de toute façon éventée avec l’arrivée des premières call-girls, il s’est mis à table en me demandant s’il pouvait appeler les invités pour les décommander. Bien sûr, je l’ai renvoyé dans ses buts.

            — Pertinent ! rebondis-je. C’est l’occasion rêvée d’entendre toute cette clique.

            — Merci, mais c’est aussi la raison pour laquelle nous avons besoin de main d’œuvre.

            — On pourrait demander à la patrouille postée à l’entrée de les conduire jusqu’aux dépendances du château pour procéder aux interrogatoires, leur proposé-je, déjà l’esprit capté par les exigences de l’enquête.

            — C’est fait. Les premiers doivent débouler vers vingt heures.

            — Putain ! lâche Serge. On n’est pas près de se pieuter !

            Estelle hausse les épaules. Elle ne peut se retenir de lui servir :

            — Non. Aucune chance. T’es pas mon type.

            — C’est réciproque.

            — OK, interviens-je. Autant se concentrer sur l’essentiel. Maintenant que tu nous as affranchis, on peut regarder ce que tu nous caches ?

            Notre petite collègue exécute un pas de côté doublé d’une légère révérence. Respectueux des séniors, j’abandonne à Serge la préséance et me place dans son sillage. Il s’agit d’une cuisine, mais version grand restaurant doté de tout le matériel professionnel en inox imaginable, l’endroit pouvant laisser entendre que le propriétaire des lieux souhaitait qualifier son établissement pour une étoile au Michelin. L’ensemble étincelle comme si les divers plans de travail venaient d’être livrés. Sur ma droite, une immense baie vitrée, percée dans les murs originels, offre une vue magnifique sur une terrasse confortable équipée de mobilier de jardin et de parasols au repos. Au-delà et légèrement en contrebas, une piscine couverte domine les cimes du bois environnant. Le tout dore sous les feux d’un soleil couchant qui profite d’une éclaircie idéale pour éclairer la scène d’une lumière crépusculaire. Mes yeux s’attardent sur le spectacle de la ville qui commence à scintiller à nos pieds et je reste sidéré devant un panorama que je pensais réservé aux films hollywoodiens. Une vision magnifiée par la chaine des Pyrénées dont les sommets enneigés dessinent un horizon crénelé à l’image d’une couronne auréolant une contrée bénie des dieux.

            — La vache ! murmure Serge, scotché à mes côtés.

            — Je préfère le brebis, je lui réponds, provoquant le contact appuyé de son coude avec ma ceinture abdominale évanescente.

            — Ben c’est que t’as jamais dégusté un bon Bethmale.

            — Tu rigoles ? lui rétorqué-je, après avoir repris ma respiration. J’ai testé plein de fois, et ça ne loupe jamais, je trouve qu’ils manquent de goût.

            — Faut les choisir vieux.

            — On peut poursuivre ? nous interrompt notre guide.

            Mon attention se concentre sur l’intérieur de la pièce. Estelle a déjà contourné l’îlot central dominé d’une hotte et elle se fige devant une scène qui m’est encore cachée. Je la rejoins avec mon contradicteur culinaire. Je vois une table longue avec une caisse en bois posée au-dessus, de celle contenant des bouteilles réservées à des soirées arrosées. La surface dédiée aux repas est cernée d’une dizaine de chaises en osier, dont une seule est dérangée, celle sur laquelle la victime devait être assise avant que sa conscience ne s’évade dans une détonation. Une silhouette désarticulée macule le carrelage en terre cuite, face contre terre, baignant dans une flaque plus noire que rouge, dans laquelle je devine des traces laissées par des semelles. Elles peignent au sol un tableau chaotique, écœurant. Je repère au moins une empreinte de main dans ce gribouillage écarlate.

            Le cadavre présente une nuque absente, explosée par la balle qui a dû le cueillir en train de caresser son smartphone, l’appareil frappé de la marque à la pomme trônant sur le meuble le dominant, lui aussi souillé par la substance vitale échappée de son propriétaire, gouttes de sang mêlées à des fragments de matière cervicale. J’imite mes collègues et contourne la mare abjecte pour me poster derrière le corps, certainement à l’endroit approximatif choisi par le meurtrier pour tirer à bout portant sur sa victime. Un trou dans le bois de la table semble consolider cette hypothèse. Il se situe dans le prolongement de ma main quand je fais mine de tenir un flingue pour viser la tête d’une silhouette fictive censée être sagement assise devant moi.

            — À confirmer par la Scientifique, grommelle Serge, déjà penché sur la dépouille. Putain ! C’est carrément une exécution !

            Mon regard descend vers le dos du jeune homme pour comprendre la raison de sa remarque. Juste au-dessous de ses omoplates, deux autres balles lancées à vitesse subsonique ont pénétré épiderme, chair et os pour atteindre et détruire le cœur du malheureux. En m’accroupissant à mon tour, j’estime que la distance séparant ces deux impacts n’excède pas deux centimètres. Malgré toutes les heures d’entrainement au tir que je me suis infligé ces dernières semaines, à la fois pour passer le temps et m’offrir une chance supplémentaire de survivre à ma prochaine rencontre avec des criminels expérimentés, genre ceux qui m’ont troué la peau quelques mois plus tôt, je me sens incapable de reproduire la précision de ces trois coups au but, enfin, surtout sur une cible vivante.

            — Allez ! Tout le monde dehors ! me fait sursauter une voix que je reconnaitrais parmi mille, à la fois douce et provocante, celle de mon experte préférée en scène macabre.

            — Eh ! rétorqué-je en me relevant et me retournant, apercevant Claire Saint-André dans l’embrasure, toute de blanc vêtue, hormis les traits agréables de son visage mutin surmonté d’une chevelure d’orfèvre encore épargnée par la capuche de sa Burqa version 2001, Odyssée de l’espace. Excuse-nous de te déranger, mais tu peux bien attendre cinq minutes qu’on finisse le tour du propriétaire ?

            — Vous allez tout saloper, réplique la responsable de la Division de Police Technique en s’avançant avec deux complices dans son sillage, complètement équipés, ceux-là, et donc déjà méconnaissables.

            — Nous ? proteste Serge en écartant les bras. Tu nous prends pour des perdreaux de l’année ?

            — Je vois plutôt deux coqs devant un couteau.

            — T’oublies la poule, interviens-je, en regardant Estelle.

            — Je ne me permettrais pas !

            — La solidarité féminine, grommelle mon coéquipier.

            — T’as raison, rebondis-je. Viens mon Serge, on ne peut pas lutter.

            Les sourcils froncés, je m’éloigne du cadavre baignant dans son jus et le vieux flic décide de rendre les armes pour se diriger avec moi vers la sortie. Estelle ayant pris les devants, notre petit groupe de trois enquêteurs se retrouve bientôt vers la porte de la cuisine pendant que la bande de scientifiques prend possession des lieux, avec Claire à leur tête.

            — Non, mais je vous charriais, juge bon de préciser cette dernière en posant un gros sac sur une crédence. Prenez votre temps. On doit encore déballer tout notre attirail avant de commencer.

            — Trop tard, répliqué-je, ne parvenant pas malgré tout à réprimer un sourire.

            — Eh ouais, renchérit Serge. On ne veut pas vous gêner.

            — Et se retrouver dans vos pattes, rajoute Estelle.

            — Surtout que dans les volailles, nous, on préfère les ailes, conclus-je, en lançant un clin d’œil à la belle blonde. Même si les cuisses ne me paraissent pas si mal, vues d’ici…

            — Ben tu peux toujours courir ! s’exclame Claire, les joues plus roses qu’elle n’oserait l’admettre.

            — C’est ce que font les poulets sans tête, remarque Estelle, en me tapotant l’épaule, provoquant finalement un fou rire général.

            Dans la bonne ambiance, nous sortons de la pièce et regagnons le hall pour tomber sur deux individus cravatés. Leurs visages livides m’offrent plusieurs informations qui s’entrechoquent entre les parois de mon crâne dont le locataire s’amuse encore de la tournure prise par la dernière joute verbale. D’abord, ceux-là ne semblent nullement apprécier, mais alors pas du tout, d’entendre des rires pendant que le cadavre d’un jeune homme commence à se décomposer à moins de dix mètres. Je déglutis en réalisant à mon tour l’indélicatesse de la situation, tout en me pardonnant aussitôt en me disant qu’il ne resterait plus un seul flic vivant si nous déprimions à chaque enquête. Mais là n’est pas l’important. Car je comprends dans la foulée que je fais face à la justice incarnée par deux substituts du procureur, dont l’un est le père de l’ami de celui qui git entre les plats.

Traitement en cours…
Terminé ! Vous figurez dans la liste.

Publié par stephanefurlan

Passionné de littérature noire, science-fiction et fantastique, j'écris depuis de nombreuses années. En 2014, je publie mon premier roman "Ville rose sang" aux Éditions Cairn et j'ai la chance d'être récompensé par le Prix de l’Embouchure. Dans la foulée, deux autres romans sont édités dans la collection Du Noir au sud, "Sans jeu ni maître" en 2015 et "Implantés" en 2017. Mon dernier livre, "Couru d'avance", est publié en 2020 chez Librinova.

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